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02/01/2006
Les abeilles de Delphes de Pierre Boutang
Crédits photographiques : Dr. Jan Michels.
«[...] si donc le furet, le lion, et l'espèce de griffon qu'est Boutang sont couverts de signes comme les livres apocalyptiques de sceaux, c'est bien que nulle accalmie ne tempère leur bouillonnement et qu'aucune lénitive prudence n'attache leur marche au piquet où les chèvres continuent de brouter leur mouchoir d'herbe sale.»


Les conversations boutangiennes, ou plutôt, les véritables disputes qu'il a eues avec l'auteur de Réelles présences, sa thèse, Ontologie du secret ou bien le vaste champ des traductions offertes par son Art poétique, m'avaient depuis longtemps averti que ce maître de l'enseignement était également, tout comme son ami anglais ou Borges, un maître de lecture, capable de rendre aux œuvres commentées la politesse d'une réelle présence, d'une courtoisie (notions cardinales dans l'œuvre critique de George Steiner) qui font d'un commentaire plus qu'un appendice caudal disgracieux et mutant : qu'on en juge, Blanchot, Faulkner, Maurras, Aymé, Giono ou Marcel, Supervielle ou Mann, Pascal ou Montaigne, Rousseau et Michelet, Baudelaire ou Bernanos... Je pourrais allonger cette liste; elle ne manquera pas, d'elle-même, de s'agrandir, puisque le deuxième volume de ces Abeilles, également préparé par les soins de Stéphane Giocanti (aidé de Georges Laffly et de Frédéric Rouvillois) qu'il faut ici remercier pour son impeccable et sobre préface, mais gronder de ne pas nous l'avoir donnée plus longue, est prévu courant 2000 [Nda : ce deuxième volume ne parut en fait qu'en 2003]. Dans presque tous les cas, la lecture de Boutang est magistrale, et révèle en somme ce que l'œuvre étudiée dit en bégayant, dans les ténèbres, comme au travers d'un miroir à l'eau troublée que le critique est seul capable de lire. J'emploie à dessein des métaphores scripturaires, car le souci de notre auteur dans ces pages lumineuses est, je l'ai dit, de rehausser l'étiage stagnant du flux de paroles, de seconder amoureusement la vision de l'écrivain par la limpide sérénité d'une vraie compréhension : À quoi servent les critiques ?, se demande ainsi Boutang, avant de répondre, dans une étude consacrée à Oublieuse mémoire de Supervielle : Ce ne peut être qu'à maintenir le sens et la fonction religieuse du langage (p. 346).
Ah ! Dois-je parler ici de ma petite personne et ajouter mon inutile sobriquet aux noms prestigieux que je viens d'évoquer ? A dire vrai, je n'avais presque rien lu de l'œuvre de l'auteur de l'Apocalypse du désir, qui demeurait dans mon esprit auréolée d'une réputation (bien évidemment inepte dans sa publicité, et toute proche de n'intéresser que ceux qui ne l'avaient jamais lue) emmaillotée dans le prestige d'un solide hermétisme qui devait, comme il se doit inévitablement, me séduire, et tomber, dès que je compris que cette difficulté était, non pas une étape ou une partie de la difficile progression, mais comme l'enveloppe même de cette dernière, sa lumière voilée. Qui a lu, une fois seulement, une œuvre de Boutang, reconnaît sans doute immédiatement ce que Julien Gracq appelait la patte du griffon, la signature inimitable, propre à quelques auteurs – quelques auteurs, pas plus – raidis par la discipline du style. Mais cela importe peu, tout compte fait. Ce qui demeure dans la prose de Pierre Boutang, plus que le style dans lequel s'amalgame (comme dans un alliage entre deux métaux réfractaires mais inéluctablement liés) la concision érémitique des classiques avec la déprédation furieuse trouvée chez Bloy ou Lautréamont, c'est la question posée au langage et, plus encore que cette question, qui pourrait nous faire confondre Boutang avec un esthète mallarméen duquel tout le sépare, ce qui demeure et trouvera sa place éminente dans les années qui viennent, lorsque l'os blanc de la déconstruction structuro-psychanalysante aura été jeté dans la flache de l'oubli puant qui tentera de sucer sa moelle maladive, c'est la veille, et la garde jalouse que monte le soudard Boutang auprès du trésor inépuisable, comme un Gygès famélique hurlant de désespoir après que son secret luxuriant a été rendu invisible par un mauvais démiurge, ou comme un Oedipe attaché à son Sphinx qui le presse de découvrir son arcane ultime, ou comme un séide enfin qui serait fanatiquement pressé contre sa vestale innocente. Les puristes hurleront de me voir transformer l'érudit impeccable en reître, en barbare tudesque ? Je dis à ces prudents : et alors ? Ne sont-ce pas ces mêmes barbares qui, voici plusieurs siècles, en convertissant leurs forces inépuisables mais désordonnées, en les plaçant sous la seule bannière capable de guider leurs cavalcades sur les plaines incendiées, celle du christianisme, ont édifié les immenses bibliothèques que les esthètes parcourent à présent dans un silence impressionné ? Et puis, il y a chez Boutang une force, que l'on réduirait en la qualifiant seulement, comme Steiner le fait, de physique, dont chaque muscle de fauve bande l'épine dorsale de la plus courte de ses phrases : si les lions de Borges tout bardés des signes mystérieux d'une écriture divine, si le furet, cet animal métaphysique dont Boutang a fait le personnage d'une fable, ce prodigieux prédateur qui chasse, pourvu qu'il ait été quelque peu apprivoisé, pour le compte d'un maître qui aura grand soin d'en attiser la fulgurante vivacité – mais ce maître, à son tour, n'est pas le dernier de la chaîne : la proie que lui rapporte son furet, il ne peut se l'approprier définitivement, puisqu'il doit la remettre à plus puissant que lui, la sacrifiant au Dieu ainsi honoré qui lui donnera de nouvelles proies à poursuivre –, si donc le furet, le lion, et l'espèce de griffon qu'est Boutang sont couverts de signes comme les livres apocalyptiques de sceaux, c'est bien que nulle accalmie ne tempère leur bouillonnement et qu'aucune lénitive prudence n'attache leur marche au piquet où les chèvres continuent de brouter leur mouchoir d'herbe sale. C'est bien aussi que son verbe, il est allé le chercher, le capturer puis le domestiquer (domestication sauvage, comme celle, toujours dangereusement aléatoire, du lynx), dans les ruines encore fumantes de Babel la Haute, de Ninive la blanche qui faisait enrager le prophète Nahum, au milieu des bêtes horribles de la nuit, et que, une fois lavé, purifié, rédimé – car il faut quereller les mots qui font couler le sang après avoir permis l'imposture, comme nous le rappelle l'auteur à la page 464 –, c'est ce même verbe qui va lui servir à bâtir, plus que l'arche nouvelle chère à Maurras, la tour immense, cette fois inversée comme la fosse d'Abellio, au fond de laquelle les prodigieuses forces inconnues n'auront de cesse de creuser jusqu'à ce qu'elles aient trouvé, comme à la sortie d'un enfer bouché par le Satan congelé de Dante, la montagne lumineuse où tout murmure continue de résonner à l'infini, où toute vision devient à son tour signe d'un espace dégagé, où toute impatience trouve enfin sa réponse.
Pierre Boutang, Les abeilles de Delphes (Éditions des Syrtes, préface de Stéphane Giocanti, 1999).
Je rappelle quelques autres ouvrages, encore disponibles pour la plupart, à condition toutefois de manifester quelque opiniâtreté dans ses recherches...

Quand le furet s'endort (La Table ronde, 1949).
Le Secret de René Dorlinde (Fasquelle, 1957).
Le Purgatoire (Sagittaire, 1976). Ces quatre romans ont été réédités en 1991 par les éditions La Différence.
Le colossal Maurras, la destinée et l'œuvre (Plon, 1984) a été réédité par La Différence (1993). Karin Pozzi et la quête de l'immortalité (1991) et William Blake, manichéen et visionnaire (1990) ont également paru chez cet éditeur mais sont épuisés, tout comme Sartre est-il un possédé ? (La Table ronde, 1947), La Terreur en question (Fasquelle, 1958) ou bien Reprendre le pouvoir (Sagittaire, 1978).

L'une des façons les plus commodes de pénétrer dans le labyrinthe boutangien reste encore de lire les Dialogues entre George Steiner et Pierre Boutang (Jean-Claude Lattès, 1994) et, bien sûr, le Dossier H consacré à Boutang, sous l'égide de Antoine Joseph Assaf.