Deux critiques du bonheur fictif : L'Empire et l'absence de Léo Strintz et L'Ordre règne à Berlin de Francesco Masci (09/04/2022)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Masci.JPGPar bien des aspects et des thématiques, sans qu'ils sachent probablement rien l'un de l'autre, Francesco Masci et Léo Strintz ont tenté d'analyser le même phénomène, partout visible, à tous évidents quelles que soient nos capacités d'abstraction, au sens propre du terme, autrement dit notre aptitude à nous ab-straire, à nous tirer hors de la Matrice tentaculaire, édification, de plus en plus méthodique, discrète et inéluctable, d'une de ces îles du bonheur fictif qu'évoque la quatrième de couverture d'un des deux textes, l'un dans un petit livre qui ressemble à un libelle par ses ellipses et non-dits, et qui, à raison, crânement, considère n'avoir pas à s'étendre sur des références, des concepts et des auteurs censés être connus de tout honnête homme (ou plutôt de ce qu'il en reste), l'autre dans une de ces œuvres moins riches que bavardes, moins labyrinthiques que confuses, en tout cas toujours tentées de s'étendre spectaculairement, disons même : franchement boursoufflées, que les journalistes, jamais avares d'une sottise, et bien sûr les lecteurs qui se dépêchent de les copier, caractérisent comme étant un roman-monde. Or, pas davantage qu'il ne nous est possible d'embrasser le monde dans sa totalité, il n'est loisible, à un écrivain, de prétendre enserrer ce dernier dans le filet de son écriture, surtout si elle n'a pas beaucoup de force de préhension. Et puis, foin de précautions oratoires qui agaceront tout le monde, ceux qui veulent me suivre dans mes méandres et les impatients qui s'essoufflent passé le premier adjectif ornemental : j'aime, évidemment, en grand lecteur des sagas d'Asimov, Cordwainer Smith, Herbert ou Heinlein, les romans qui bâtissent des univers cohérents, mais dont l'écriture est un ciment capable de fixer solidement des piliers s'enfonçant profond, et pas un léger pinceau trempé de colle ne parvenant même pas à réunir deux morceaux de gaze verbale.
Ainsi, bien que préférant, et de très loin, les textes romanesques aux essais, même enlevés et bien écrits, j'avoue avoir eu quelque peine non seulement à terminer L'Empire et l'absence de Léo Strintz, mais à passer d'une page à l'autre, du moins au début, mais, à la réflexion, aussi au milieu et à la fin, comme j'ai toujours eu beaucoup de mal à avancer dans mes lectures de ces gros textes indigestes et indigents, faussement savants et prétendument révolutionnaires, qu'un Christophe Claro, traducteur calamiteux, romancier infecte et, dans tous les cas apparemment, auteur à peu près nul, s'est toujours proposé de rendre considérablement plus mauvais qu'ils ne l'étaient dans leur langue d'origine, qu'il s'agisse des romans gonflés à l'hélium d'un Vollmann, d'un Pynchon ou d'un Gass. Car, il faut bien le dire, la lecture de L'Empire et l'absence est une épreuve, non pas tant en raison des dimensions de l'objet, fort honorables cependant, qu'à cause de l'insupportable monotonie qui se dégage de pages toutes semblables, même lorsqu'elles varient (mollement) le rythme, changent (assez peu) de braquet ou filent la trame convenue d'un récit dans le récit, autant de moyens de jouer avec le tissu narratif paraît-il mais, à mes yeux, autant de façons d'enchaîner de monotones points de croix figurant un motif simpliste qui ne frappera guère nos esprits.
Strintz.JPGIl ne se passe littéralement rien dans le roman de Léo Strintz ce qui, me dira-t-on, n'est absolument pas un mal, car L'Empire et l'absence n'est tout de même pas l'unique exemple d'une action qui aurait été comme glacée, figée sur place, afin, nous disent les commentateurs enthousiaste, de diriger notre intention vers ce qu'il importe de comprendre. Fort bien, mais que faut-il donc comprendre de ce roman qui ne nous soit d'emblée donné dans le titre, magnifique d'ailleurs ? Car ce n'est pas tant le fait qu'il ne s'y passe rien qui m'a gêné que celui que, pour évoquer le vide de notre époque, Léo Strintz ait écrit plusieurs centaines de pages (1) qui furent, n'en doutons pas, non seulement le fruit d'un âpre labeur et de beaucoup d'années de patience, mais qui ont aussi dû provoquer, chez nombre d'éditeurs tout pressés de rentabiliser la culture de leurs navets, quelques frayeurs que nous n'aurions pas boudé de voir. Il faut ici saluer les éditions Inculte, et les encourager à publier, quoi qu'il leur en coûte, d'autres textes de cette ambition, qu'importent nos réserves sur l'amplitude proprement dite des œuvres en question, ici inversement proportionnelle à leur intérêt réel, je veux dire : proprement littéraire, et il faut le faire parce que le texte de Léo Strintz est la preuve même que l'ambition, lorsqu'elle n'est pas guidée, s'abîme et s'affaisse mollement, comme un bonhomme de neige se croyant colosse de Rhodes et qui finira néanmoins, la température s'élevant, par fondre et disparaître sans laisser la plus petite trace.
Derechef, on m'objectera qu'un roman, pour le coup monde comme 2666 n'est pas vraiment remarquable par sa minceur, et qu'un lecteur se piquant, comme le grand romancier chilien, de goûter les vastes textes dans lesquels semblent se perdre ceux qui les ont eux-mêmes écrits, plutôt que de mignons bibelots d'inanité sonore, n'est pas fait pour me déplaire, mais Léo Strintz ne se perd nulle part, et je ne vois pas comment il pourrait s'égarer dans un univers littéraire qui, comme le pays imaginaire Flatland, n'a que deux dimensions, trois si nous pensons que notre ennui à l'arpenter, page après page, jour après jour d'une lecture de plus en plus pénible et qui n'aurait d'autre volonté que de se poursuivre jusqu'à épuiser son propre mouvement de lancée pourrait l'élever ou le creuser d'une verticalité de plus en plus exaspérée.
Ce trop grand nombre de pages qui ne débouchent sur rien, trop grand nombre que je jugerais paradoxalement point assez romanesques voire littéraires car il ne suffit pas de vouloir tout dire pour prétendre faire œuvre, Francesco Masci le résume en quelques mots clairs, tentant d'enserrer le phénomène qui s'étale sous nos yeux, et qui s'infiltre même dans nos têtes, façonnant notre regard et notre cerveau, l'image que nous avons du monde et des êtres qui le peuplent comme s'ils étaient réduits à l'état peu enviable de fantômes : «La modernité peut finalement réaliser de manière non politique ses promesses d'émancipation de l'individu à l'intérieur d'une société pacifiée sous la nouvelle jurisprudence de la culture» (2).
Que m'importent des personnages sans la moindre consistance psychologique (on me dira, une fois encore, que c'est voulu, je le sais bien mais je suis pas convaincu) et sans beaucoup de chair (elle a été remplacée par des implants, principalement mammaires, évoqués de manière franchement insistante et prétexte à théorie improbable) qui échangent mollement face à un souverain lui-même indéfini, à peu près vidé de matière romanesque (là encore, c'est voulu paraît-il, puisqu'il s'agit de figurer la néantisation de la société contemporaine), si Francesco Masci résume le roman de Léo Strintz en une phrase vertébrée, et par une avance confortable de quelques années puisqu'il l'a écrite en 2013 ? : «La mobilisation totale par les images qui a mis en branle notre modernité, et qui a été recoupée mais parfois aussi contrecarrée par la mobilisation totale militaire, connaît ici [à Berlin, donc] sont apogée et son terminus» (p. 11) ?
Je n'aimerais pas me montrer trop cassant ou même désobligeant avec le texte de Léo Strintz, non pas parce que je vénère la pureté prétendue, l'éclosion primesautière de génie dont ferait preuve tout premier roman selon une convention tacitement admise par les ânes, mais d'abord parce que celui-ci a dû lui coûter un travail assez phénoménal, ensuite parce qu'il témoigne d'une ambition rare je l'ai dit pour un premier texte publié, enfin parce que Léo Strintz lui-même, pour ce que j'en sais au travers de nos échanges par courriels, s'est toujours montré extrêmement affable, semble même être un auteur qui est parfaitement conscient de ce que les universitaires n'hésiteraient pas à appeler les enjeux épistémologiques de son roman, où il a voulu, selon ses propres dires et en s'inspirant du modèle de Bret Easton Ellis, figurer un Netflix de la vie intime qui est une anticipation sociale de quelque Truman Show abouti proposant de la viande émotionnelle ou même une série à l'intérieur d'un roman qui serait le surgeon d'un texte de Robert Sheckley, The Prize of Peril publié en 1958 et qui fut adapté à l'écran sous le titre Le Prix du danger dans les années 80.
Les intentions, intéressantes et même sincères, ne font donc pas un roman, surtout si son écriture ne le différencie pas considérablement d'un essai vif et percutant, par exemple celui de Francesco Masci, où l'auteur évoque la ville de Léo Strintz, appelons-la, par commodité, Berlin, devenue «une ville indifférenciée» et «espace saturé d'images vides» dans lesquels «la subjectivité fictive universelle, finalement débarrassée de ses inhibitions, vient assouvir ses besoins d'évasion» (p. 16), alors même que les images fantômes évoquées par l'architecte Arata Isozaki «ne sont plus construites» par les habitants de Berlin, mais «importées comme des images de seconde main» et qui, «en l'absence de confrontation avec le réel», dévoilent leur «insignifiance constitutive» (p. 24).
Cette insignifiance constitutive n'est pas seulement celle des images qui nous assaillent et semblent, comme les mots creux selon Armand Robin, avoir acquis la fascinante vie autonome d'une noria devenue folle, mais celle aussi des habitants de ces villes modernes, qu'il s'agisse de Berlin ou de la cité pour le moins vaporeuse imaginée par Léo Strintz qui, dans une excellente page toutefois, détaille le comportement d'un étudiant observé par son personnage principal; il ne fait strictement rien mais donne pourtant l'impression d'agir et même de se concentrer, «croise les bras en rentrant les épaules, se balance ainsi quelque temps dans cette position, inconsciemment furieux de buter face à la réalité de sa solitude, de son corps malgré tout isolé de la multitude, empreint d'un ressentiment envers le monde, et envers lui-même, de ne pas être encore entièrement virtuellement uni, ainsi non seulement esclave de l'espèce qui a été numérisée, mais incapable de réellement y vivre, et fatalement, extrêmement, profondément, malheureux» (p. 190), ce constat ne pouvant qu'aboutir à l'éclatement d'un sentiment qui semble caractériser notre époque maladivement recroquevillée sur son propre néant, sa propre individualité tracée : «c'est la tristesse, certes toujours très passagère, qui ravive la plus profonde, la plus impérissable : le regret de l'être en tant que tel. Le regret de la présence» (p. 201).
Je disais plus haut qu'il n'y avait, dans le roman de Léo Strintz, des personnages inconsistants dont les patronymes évoquent plusieurs influences littéraires ou historiques (Lo DeLilla, Atticus, Magnus Gansa), rien d'autre que des enveloppes vides, des ectoplasmes qui cherchent, pour les plus lucides d'entre eux, à échapper à l'emprise du roi, en remontant «son récit à rebours», en l'oubliant et en cessant de le suivre, car «il va falloir cesser de le vivre, ne serait-ce qu'un moment (3), pour que nous puissions disparaître du mouvement, et pour qu'enfin, l'on dépasse, l'on défasse, les frontières réelles de l'empire» (p. 119). Il faut donc redevenir libre, selon un mouvement point si différent, dans son intention, de celui du sauvage dans Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, les mots de Léo Strintz entrant en résonance avec ceux de Masci qui écrit : «La nouvelle rhétorique festive qu'aujourd'hui Berlin inspire aussi bien à ses thuriféraires qu'à ses contempteurs est étrangère à toute filiation historique concrète si ce n'est l'histoire séparée des images autonomes. Les subjectivités fictives», belle expression, au passage, pour désigner les personnages de Léo Strintz, les subjectivités fictives donc «s'entretiennent entre elles avec des bribes d'un langage autoréférentiel, fermé sur soi dans une immanence radicale et dont le contenu n'est que la citation d'une autre citation» (p. 25), propos que Strintz, lui, développe de la façon suivante en évoquant «la saturation du monde» et en proposant l'esquisse de ce que doit devenir le prochain dirigeant de notre monde irréel, non seulement le maître des images, mais celui des humains réduits à des images parfaitement interchangeables : «la ville comme un cocon familial, avec l'architecte narratif à sa tête, la vraie figure politique qui avait tant tardé à éclore, qui s'était octroyé si longtemps, si lâchement, le storytelling pour lui-même, sans réaliser que c'était à lui, de faire le storytelling des hommes, semblable à ces tyrans des mythes, qui usent de la source pour rester au pouvoir, qui parce qu'ils refusent de sacrifier le taureau créent le Monstre...» (p. 107, l'auteur souligne).
Notons d'ailleurs que Francesco Masci évoque la thématique du roi caché si je puis dire, et tellement caché que son existence est même niée; non, elle n'est plus niée en fait, comme si nous avions encore besoin, en coupant la tête du souverain, de nous séparer de toute forme de sacralité du pouvoir, comme si la légitimité était une notion non seulement obsolète mais parfaitement inutile, qui ne demeure donc plus qu'à l'état de fantôme, pour reprendre une terminologie que Michel de Certeau utilisait, si mes souvenirs sont bons, en parlant d'une théologie du fantôme à propos bien sûr du Dieu de nos contemporains : «L'histoire moderne se déroule selon une dynamique immanente qui n'a pas pour autant complètement abandonné la nécessité d'un principe transcendant» (p. 44), principe transcendant réduit, du moins en apparence, à un roi narratif, si je puis dire, dans le roman de Léo Strintz.
Il est frappant de constater, dans l'essai comme dans le roman, que l'individu moderne, considéré comme une monade de la culture absolue qu'analyse Francesco Masci, est incapable de faire société, donc d'inventer les motifs d'une narration politico-ontologique au sein de laquelle nous pourrions, si ce n'est nous accomplir, au moins trouver un sens. Chez Francesco Masci, il s'agit de penser l'après-Travailleur de Jünger : «Par-delà l'histoire et ses paysages, nous aurons surtout accompagné une révolution anthropologique, où le Travailleur (Der Arbeiter) des années vingt laisse la place à la subjectivité hédoniste de l'après-68. À la passion de la vitesse, de la destruction créative, de l'effacement de l'individu dans un nouvel ordre formel et technique, que le Travailleur de Jünger partageait avec les avant-gardes, a succédé l'acceptation passive de la liberté infinie mais négative, octroyée au sujet par la culture-entertainment» (pp. 86-7). Chez Léo Strintz, c'est l'occasion d'un très beau et ample passage, qui montre ce que notre jeune auteur est capable de développer, d'embrasser, en jetant ses filets au large puis en les ramenant à lui tout chargés de différentes trouvailles formant le motif complexe de cette «modernité [qui] se conclut dans une cacophonie d'images et d'événements anodins que revendiquent des millions d'originaux tous semblables, sur un marché déjà saturé de messages intimes» (p. 99) comme l'écrit Francesco Masci; je cite donc longuement le texte de L'Empire et l'absence : «Et comme il est étrange, me dis-je en m'éloignant légèrement d'Atticus, que ce soit dans ce réflexe si laid, si vulgaire, qui avait tant pollué mon enfance, lorsque les êtres, ah, brandissaient leurs appareils abstraits aux écrans brisés un peu partout, que ce soit dans les concerts, dans les fêtes ou dans les catastrophes, ou plus sensiblement, et assez rapidement, dans les événements de la vie la plus vide, lorsque, d'une blessure inconsciente mais qui déjà grondait, tapie dans leurs regards fixes, concentrés, profondément désespérés, ils ne faisaient qu'accumuler la perte, qu'enregistrer ce qui serait perdu, qu'immortaliser leur isolement, comme il est étrange, effectivement, que ce soit dans ce geste où il ne s'agissait jamais pour eux de capturer autre chose que ce matériau déjà capturé par le voisin, où il s'agissait non pas vraiment d'immortaliser ce que tant d'autres se chargeaient pour eux de faire, mais de se projeter soi-même dans le flot du film abstrait, dans la membrane de la capture générale, pour y vivre unifié à l'intérieur, dans le sens où l'on pouvait véritablement y percevoir un désir de reformer, à travers leurs écrans brisés côte à côte, un regard complet, c'est-à-dire celui, oh, non pas de Dieu mais de la cinématique, dimension alors encore vague, encore orpheline d'un roi pour l'orchestrer, mais qui déjà avait pris forme et réunissait de façon chaotique les pauvres données personnelles des hommes, tendues désespérément au vide, comme un enfant offrant ses dessins sans regarder à qui; comme c'est étrange que ce soit dans ce geste-là, en effet, dans cette illustration, dans cet atavisme, du retour à une vie dénuée d'architecte, aux images figées à jamais dans l'insignifiance, dans l'insatisfaction, dans l'absence totale de promesse narrative, que paradoxalement moi je trouve satisfaction. Je suis heureux, de revoir les hommes faire cet aveu de l'aliénation demeurée, de ce doute malgré tout non résorbé, face à la présence d'une Force les observant et les conservant, je suis heureux de revoir les hommes admettre en creux qu'ils ont toujours aussi peur d'être nés en vain et sans la moindre histoire» (pp. 131-2, l'auteur souligne).
Que reste-t-il, dans le roman de Léo Strintz, de ce roi seul maître de la fausse multiplicité des trames scénaristiques, toutes engluées, en fait, dans «le communisme mimétique des images» qu'évoque Francesco Masci (cf. p. 75), que reste-t-il de tous ces sujets sans consistance réelle et qui ne possèdent qu'une «liberté infinie mais négative» (p. 87), que reste-t-il de toutes ces «subjectivités fictives [qui] croient jouir d'une expérience existentielle enfin authentique», toujours selon Francesco Masci, comme si, écrit-il bellement, «le soleil éteint du politique projetait des ombres un peu plus épaisses» (p. 82) ?
Que reste-t-il, surtout, de l'intention première de Léo Strintz, s'il est encore possible de la deviner sous une couche épaisse de lénifiant verbiage, de tics stylistiques (comme l'usage des italiques, celui, vite insupportable, du «via») qu'un travail éditorial méticuleux eût dû impitoyablement et fort utilement caviarder (4), des bavardages de personnages qui n'ont aucune chair, que reste-t-il de la critique «d'une idéologie qui, à travers le cheval de Troie des valeurs limpides, avait tenté d'abrutir l'Homme» ou plutôt qui, «plus exactement, n'avait jamais fait qu'encourager le respect et la liberté d'opinion pour mieux assassiner les objets de discussion» (p. 629), que demeure-t-il de cette charge lourde de plusieurs centaines de pages et qui, pourtant, une fois refermé le roman énorme, ne laisse strictement aucun souvenir, pas même une vague impression, menée tambour feutré contre «le totalitarisme de l'identité» (p. 240), que reste-t-il donc de telle belle idée sur l'affinité secrète entre la femme et le transhumanisme (5), que reste-t-il encore d'un texte, d'un texte dans le texte dans le texte ad infinitum, si ce n'est cet indice véritable de la seule réalité qu'il faille tenter de rédimer, cet «écoulement inlassable du souvenir impartageable» (p. 340), alors que Francesco Masci, toujours d'une parfaite clarté, résume, par avance, contient et dépasse les près de 700 pages de L'Empire et l'absence en quelques mots limpides ? : «Après avoir défait trame par trame le tissu urbain, la culture absolue peut enfin s'attaquer au dernier foyer rétif à la colonisation du fictif, en poussant sa logique anti-spatiale vers ses conséquences dernières par un mouvement de déterritorialisation extrême, la déterritorialisation de la vie intime» (p. 70).
Il ne me reste rien de L'Empire et l'absence, si ce n'est le sentiment de m'être égaré dans un paysage mou dont il ne vous est jamais possible de définir précisément les contours, accompagné, dans ma morne déambulation, de voix, d'échos de voix me répétant sans fin leur morne rengaine.

Notes
(1) Léo Strintz, L'Empire et l'absence (Inculte, 2020), dont le texte est assez propre malgré, ici ou là, et c'est une performance au regard de la masse du roman, quelques menues fautes comme : collègues et non «collèges» (p. 25), ainsi que le passage «Puis, guéris ou non, fatalement nous avions été distraits, nous étions partis dans une mauvaise direction» (p. 171). Il manque le trait d'union à «tenez-le bien» (p. 400)
(2) Francesco Masci, L'Ordre règne à Berlin (Allia, 2013), p. 10. Il manque un la devant «ville-bordel de l'Europe» (p. 42). Une phrase me paraît incomplète, qui commence à l'avant-dernière ligne de la page 363.
(3) c'est ne... que qu'il eût fallu indiquer en italiques.
(4) Voici un exemple, parmi des dizaines d'autres, d'une page qui ne présente rien de plus qu'un intérêt strictement tératologique : «Dehors, une blonde, ivre, tente simultanément de maintenir dans le creux du bras un emballage de nourriture à moitié entamée, et de pousser un caddie à l'intérieur duquel une brune, dans un état pire encore que son amie, demeure là à somnoler. Bien sûr, cela est normal, les deux sont essentiellement nues, et surpris de retrouver cette brune recroquevillée dans un contexte autre à mes yeux que le sien, celui du parc sombre et profond, il me faut un peu de temps pour reconnaître chez elle les trajectoires sensibles d'Ambre, et si ses oreilles demeurent toujours aussi décollées, sa sa clé en forme de cœur n'a pas quitté son cou — l'extrémité fermement coincée entre ses dents —, ses implants eux ont bien gravi les échelons, puisqu'une deuxième cicatrice, mais sous le sein, confirme en effet une augmentation raisonnable de probablement deux ou trois centimètres cubes de silicone : à mon grand désarroi, je ne peux néanmoins pas observer le tableau avec suffisamment de précision pour déceler la naissance ou non d'un double sillon» (p. 281, l'auteur souligne, et souligne un peu trop, ayant un bien trop grand nombre de fois recours aux italiques, mais ce n'est là qu'une bizarrerie parmi tant d'autres du style de Léo Strintz qui, répétée monodiquement sur plusieurs centaines de pages, devient très vite pesante, comme tel motif sans intérêt de la glace au citron, comme l'usage pléthorique de via je l'ai dit, comme la mention inutile des rots de l'héroïne, de gestes improbables pour différents personnages, etc.).
Parfois, cependant, mais hélas rarement, le style de Léo Strintz convient parfaitement à l'intention, comme dans cet extrait qui montre que l'enfermement est, aussi, celui de la phrase, elle-même creusée de plusieurs strates : «Afin que, de cette fiction dont il a créé suffisamment de couches pour qu'on ne puisse plus entrevoir de sortie, que de cette illusion où l'illusion elle-même est mise en abyme, organisme vivant, système clos et indépendant, qui saurait trouver seul une rue au bout de n'importe quelle avenue, qui saurait trouver seul une réponse à n'importe quelle question, il en sente tous les rouages s'abattre sur lui» (p. 395).
(5) Le passage vaut d'être cité, tant il s'inscrit à contre-courant de la vulgate contemporaine : «je devine que si, à l'image de ce que l'on dit, le transhumanisme constitue bien le futur de l'Homme, alors le futur du transhumanisme est la femme» car celle-ci, «contrairement à l'homme, trop affairé avec sa volonté, avec son désir de possession, de posséder au lieu d'être possédé», est, elle, «destinée à accueillir la machine et à s'y accoupler, qu'elle seule sera apte à pleinement s'y abandonner. Qu'à bien des niveaux, au fil de la robotisation, où le matériel humain ne doit finir par se réduire qu'à son potentiel intrinsèque de divertissement, qu'à des élevages et des élevages de corps de feuilleton, volontaires, conscients des enjeux, outre toute illusion, l'on peut effectivement supposer que la femme se laisse pénétrer par la machine à des degrés bien supérieurs à ceux de l'homme...» (p. 371).

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