L'homme qu'on appelait Jeudi de Gilbert Keith Chesterton : Dimanche, un ancêtre du juge Holden ? (04/06/2022)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
92595406.jpgCormac McCarthy dans la Zone.









Chesterton.jpgC'est désormais avec un stylo rouge, et de préférence aussi attentif qu'excédé, qu'il faut lire la plus grande partie de la production éditoriale française. Ce n'est certes pas la première fois, dans la Zone, que je relève méthodiquement, patiemment, inlassablement et, bien sûr, en restant absolument certain que les éditeurs n'en tiendront aucun compte, le nombre effarant de fautes, orthographiques, grammaticales, typographiques, qui déparent les textes publiés, à l'exception, et je suis optimiste, de collections prestigieuses (ou réputées telles) et d'éditeurs disposant de quelques moyens financiers ou, à tout le moins, ne répugnant pas à faire relire et amender ce qu'ils mettent en vente, des livres, je crois.
J'ai par deux fois travaillé avec L'Arbre Vengeur, écrivant pour lui des préfaces aux rééditions de La Mort du fer de Serge Simon Held et La Montagne morte de la vie de Michel Bernanos, et j'en ai été fort satisfait, puisqu'il s'agit de l'un de ces petits éditeurs sortant des sentiers battus et réalisant bien souvent le travail de défrichage que de plus gros éditeurs ne veulent pas ou ne se soucient pas de mener. Cependant, traduit de l'anglais et présenté, sans beaucoup d'intérêt ni d'originalité, par Marie Berne, je n'ai pu que constater, de moins en moins désolé pour ladite maison, que l'on pouvait traduire un texte de l'anglais au français sans ne serait-ce que maîtriser la grammaire de cette belle langue, jadis bien plus intimement comprise qu'elle ne l'est désormais, et par ceux-là qui sont censés l'enseigner ou la promouvoir (soit les professeurs, les libraires et bien sûr l'engeance journalistique, pullulant comme un nid d'asticots sur le cadavre de la littérature française). C'est ainsi par dix fois, je répète, par dix fois que, tout au long de ces près de 300 pages, la traductrice du texte de Chesterton a confondu quoi que avec quoique (1), écrivant ce dernier toutes les fois ou peu s'en faut qu'il aurait fallu employer le premier. Prenons un exemple je l'espère éloquent qui permettra à Marie Berne d'améliorer sa maîtrise du français : quoique (soit : bien qu') Annie Ernaux ne sache pas écrire, les sots la tiennent pour un écrivain, et quoi que (quelle que soit la chose que) je puisse écrire contre la prose anémiée d'Annie Ernaux, ces mêmes sots continueront à tenir cette lamentable écrinaine pétitionnaire pour un écrivain.
Revenons tout de même au roman de Chesterton après ce petit détour syntaxique, car, précédé d'une réputation qui me semble quelque peu usurpée, puisqu'il ne s'agit, après tout, une fois éclusés les multiples rebondissements artificiels de l'intrigue, que de feuilletons mis les uns derrière les autres et censés nous confondre par leur ingéniosité, il me semble que le rébus, toutefois, est assez vite résolu, les identités et rôles entre gardiens de l'Ordre (soit les représentants de la police) et thuriféraires du Désordre (soit les anarchistes) se mélangeant et même se confondant assez aisément autour de deux et même trois figures majeures que sont Syme (voir le jeu de mots «Just the Syme», et la note explicative de la traductrice, p. 182), Lucian Gregory présentant les traditionnels attributs du Démon (dont la couleur de cheveux) et, enfin, Dimanche, qui nous intéresse plus particulièrement.
C'est donc moins la structure du roman de Chesterton que son propos allégorique (2), et même, tel ou tel motif dans le tapis plus ou moins discret (3) qui seront susceptibles d'intéresser les critiques, mais que nous délaisserons pour ne nous concentrer que sur la figure de l'insaisissable Dimanche et, au passage, l'évocation d'une atmosphère qui baigne non seulement le roman de Chesterton publié en 1908 mais celui de Cormac McCarthy paru en 1985, Méridien de sang (Blood Meridian).
Méridien de sang.jpgJe n'ai sans doute pas besoin de revenir sur les caractéristiques que Cormac McCarthy prête au juge Holden dans Méridien de sang, un roman d'une remarquable (au sens d'assez rare) violence que j'ai plusieurs fois évoqué dans la Zone. La taille imposante ou plutôt : les proportions gigantesques voire surhumaines du personnage rappellent celles de Dimanche qui, affirme Chesterton, a «été conçu immense depuis ses proportions originales, telle une statue délibérément taillée pour être géante» soit, immense de toute éternité pour ainsi dire, «anormalement grand et incroyablement gros» (p. 96) est-il encore ajouté.
Voyons quelques autres caractéristiques que Chesterton confère à Dimanche, et que McCarthy, peut-être, s'il a bien sûr lu le fantasque écrivain britannique (et, s'il ne l'a pas lu, que dire de telles coïncidences sinon qu'elles sont dignes d'intérêt !), aura retrouvées en imaginant l'un de ses personnages les plus fameux : comme le juge Holden, Dimanche, de taille et de poids imposant, paraît jouir d'une surprenante agilité car, si «nous pensons toujours que les hommes corpulents sont pesants», lui, en revanche, «serait capable d'une danse plus aérienne que celle d'un sylphe», cette caractéristique étant l'occasion d'une remarque d'ordre métaphysique, étant donné que si «la force modérée se manifeste par la violence», «la force suprême se manifeste dans la légèreté». Qu'arriverait-il donc, se demande le narrateur, «si un éléphant faisait un bond vers le ciel à la manière d'une sauterelle» (p. 267), éléphant que, du reste, Dimanche n'hésitera pas à enfourcher pour semer ses poursuivants ?
Léger mais colossal, «en train de faire des cabrioles comme un jeune poulain galopant de joie dans le champ» (p. 275), pouvant même être considéré, par son caractère ubiquitaire, comme une moderne incarnation du dieu Pan (cf. pp. 275-6), Dimanche peut à bon droit être rapproché du règne animal, qu'il s'agisse d'un éléphant ou, ailleurs, d'un singe et d'un bœuf (4) mais encore, assez singulièrement, d'une forme de vie primordiale, primitive, Méridien de sang, comme je l'ai montré dans tel de mes articles, évoquant plus d'une fois le monde préhistorique : «Dimanche était assis là sur un banc; on aurait dit un énorme tas humain, sinistre et sans forme. Il écouta tout mon discours sans jamais intervenir ni bouger une seule fois. Je donnais libre cours à toute mon éloquence la plus enflammée et je posais les questions les plus pertinentes. Puis, après un silence, la Chose se mit à se mouvoir, et j'eus l'impression qu'elle était secouée par une maladie secrète. Elle remuait comme une gelée vivante et répugnante. Cela me rappela tout ce que j'avais lu sur les structures primaires à l'origine du phénomène de la vie : les nodules et les protoplasmes au fond de l'océan. On eût dit la forme ultime de la matière, la plus informe et la plus infâme» (p. 269).
Non content d'évoquer un Mal tellement primitif qu'il en semble parfaitement indifférencié, donc monstrueux, à l'instar de ce que l'on trouvait dans les textes de Machen ou de Lovecraft, Chesterton a bien du mal, du moins par le biais de ses personnages, à qualifier la nature exacte de Dimanche qui excède toute forme de description ou de représentation; ainsi : son «visage était si large qu'il empêchait quiconque de se concentrer ou de le considérer comme un visage. L’œil était si loin du nez que cela ne pouvait pas être un œil. Quant à la bouche, elle apparaissait tellement isolée qu'on n'avait d'autre choix que de l'isoler totalement. La chose dans son ensemble», concède le narrateur, est donc bien «trop difficile à expliquer» (p. 271).
Ce n'est pas seulement par le biais de l'omnipotent Dimanche faisant penser au juge Holden que nous pouvons rapprocher le roman de Chesterton de Méridien de sang de McCarthy, l'un et l'autre baignant dans une trouble atmosphère de drame métaphysique, un décor suggérant, en fait, l'existence d'une dimension supérieure, ni bonne ni mauvaise, ni infernale ni divine mais inhumainement hostile, absolument différente de la création. Nous voyons cela dans telle étrange notation, quasiment lovecraftienne, de Chesterton : «Comme dans le récit d'un conte ancien, [Syme] pouvait seulement imaginer un homme, marchant vers l'ouest jusqu'à la fin du monde, et tombant finalement sur quelque chose comme un arbre par exemple, mais qui serait plus ou moins un arbre, et probablement un arbre possédé par un esprit» (p. 105). Et Chesterton de poursuivre cette notation d'une espèce de trouée vers l'invisible, propre après tout au genre fantastique (j'ai mentionné Lovecraft, songeons également à Arthur Machen que nous évoquerons plus avant) et que McCarthy exploitera dans Méridien de sang : «Et si l'homme allait vers cette même fin du monde à l'est, il découvrirait autre chose qui ne serait pas non plus tout à fait ce qu'elle est, une tour peut-être, dont la forme même serait diabolique. Ces personnages semblaient se dresser, violentes et inexplicables, contre un dernier horizon de visions venues du bord du monde» car, «à cet endroit», indiquent Chesterton comme McCarthy, «les limites de la Terre se rejoignaient» (p. 106).
Des personnages «violents et inexplicables, voilà qui pourrait parfaitement convenir à la description des hommes terrifiants, pratiquement redevenus sauvages, dont McCarthy évoque la sanglante carrière, tout lecteur de Méridien de sang ne pouvant aussi que se souvenir de la scène de tel arbre héraldiquement signifiant, planté sur l'espace désertique comme la borne, indéchiffrable, signalant la présence d'un royaume invisible, à l'instar de cet amandier devant lequel Syme aimerait, à condition qu'il survive aux événements décrits par Chesterton, pouvoir s'asseoir «toute l'éternité» (p. 192), tout lecteur de l'apocalyptique roman ne pouvant, à la lecture du texte de notre facétieux Anglais, qu'être encore frappé par telle notation concernant «cette ultime forme de scepticisme», bien digne d'être reprise par le juge Holden, «qui ne peut penser l'Univers que comme un puits sans fond» (p. 208).
L'homme qu'on appelait Jeudi et Méridien de sang décrivent des poursuites interminables dans des paysages au caractère énigmatique, l'un et l'autre roman décrivant un implacable combat entre des forces d'ordre et de désordre (chez Chesterton, Satan fait une apparition finale et remarquée; chez McCarthy, la frontière entre les deux empires est devenue pratiquement indiscernable), le désordre prenant assez clairement le pas sur l'ordre, au point que, contrairement au propos d'un personnage du livre de Chesterton, «la probabilité d'une montée générale de l'anarchisme» (p. 222) est de plus en plus imaginable, l'un des chapitres du livre s'intitulant même La terre en anarchie, la «vieille lanterne chrétienne» semblant de fait pouvoir être trouvée, puis éteinte, par l'empire de singes qu'évoque Syme (p. 242).
L'un et l'autre texte sont à bon droit énigmatiques, comme bon nombre de commentateurs l'ont remarqué à propos du roman de Cormac McCarthy, à telle enseigne que des guides de lecture de Méridien de sang ont été publiés qui s'efforcent de rendre clair ce qui ne l'était pas, et que Chesterton lui-même, sans doute par jeu et provocation, a pu noter que, au-delà de bien des «questions de détail, dont les réponses existaient bel et bien, dominait la montagne insoluble de l'énigme principale : que signifiait donc toute cette histoire ?» (pp. 245-6). L'énigme, l'énigmaticité comme l'avait écrit, horriblement, un certain Jean Bessière qui n'aura fort heureusement laissé aucune trace dans l'histoire de la critique littéraire (effacement heureux contrebalancé par les maux de crâne que la lecture de son ouvrage ne manqua sans doute pas de provoquer plus d'une fois), est une des dimensions évidentes du texte de Chesterton, y compris sous la forme d'épigrammes humoristiques, Chesterton qui déclare, à propos de Dimanche que, quoi que ceux qui le poursuivent fassent, ils trouveront «la vérité du denier des arbres et du nuage le plus haut avant d'avoir deviné la [sienne]. Vous aurez compris que tel l'océan je resterai une énigme. Quand vous saurez tout sur les étoiles, vous ne saurez toujours rien sur moi» (p. 251).
Chesterton semble lui-même nous livrer la clé interprétative de sa parabole endiablée, lorsque, par la bouche de Syme, il prétend nous «révéler le secret du monde entier !» : «C'est que nous n'en avons jamais connu que le derrière. Nous ne le voyons», comme Dieu assurément, «que de dos et il nous paraît brutal. Tenez, ce n'est pas un arbre, mais le dos de l'arbre, et là ce n'est pas un nuage, mais son dos encore. Ne voyez-vous pas que tout se retourne et cache son visage ? Si seulement nous pouvions nous tourner autour pour nous retrouver de face...» (p. 275), alors, sans doute, nous comprendrions non seulement Dimanche, créateur et destructeur, mais le juge Holden, véritable destructeur, lui, anarchiste ontologique si je puis dire, que nous pouvons à bon droit je crois considérer, désormais, comme l'avatar du personnage fantastique de Chesterton.

Notes
1.JPG(1) Gilbert Keith Chesterton, L'homme qu'on appelait Jeudi. Un cauchemar (avant-propos et traduction de l'anglais par Marie Berne, L'Arbre Vengeur, 2020). Une autre traduction existe, historique puisqu'elle remonte aux années 20 du siècle passé, fortement critiquée par Marie Berne mais que je n'ai pu consulter au moment de rédiger cette note, signée de Jean Florence pour Gallimard et, plus récemment, Ad Fontes. Voici les références des fautes relevées : répétition de quelque chose à une ligne d'intervalle, p. 37; «ce cher dynamiteur qui nous a quittés», p. 61; point final manquant, p. 67; point final également manquant, p. 85; «ne présentait rien qui pût», p. 92; «il riait à l'idée que le Professeur paralytique fût en réalité», p. 141; «les deux alliés allaient lâcher», p. 166; «Il n'existait que cinq personnes qui auraient pu, peut-être, lui résister, et ce vieux démon les a regroupée dans son Conseil Suprême pour qu'elles perdent leur temps à se regarder les une les autres», p. 202; répétition du verbe avancer dans la même phrase : «Ils avançaient vers une longue et basse jetée qui s'avançait», p. 236; «un poème satirique attribué à Alexander Pope et écrit» et non «écrite», note 1 p. 238; «Ou de ses géraniums», p. 4.JPG256; un son ténu et non «tenu», p. 257; triple répétition de même dans le passage : «Si bien que son visage même en est venu à me faire douter de la notion même de visage. Je ne sais même plus, cher Bull», pp. 271-2; «du gazon piétiné et jauni» et non «jaunie», p. 280; «je sais combien vous étiez proches de l'enfer», p. 291; «je me rends compte que si je hais tout, je ne hais rien autant que vous», p. 294; «cette formule de banalité qu'il avait déjà entendue quelque part», p. 296; pour la confusion quoique mis systématiquement ou presque à la place de quoi que : pp. 52, 143, 173, 200, 204, 236, 254, 267, 275 et, enfin, p. 297.
(2) Dimension allégorique parfaitement visible dans les toutes dernières pages du roman qualifié de «fable» (p. 36), du reste annoncée dès son début : «Le ciel entier était si proche de la Terre qu'il ne pouvait exprimer que la violence du secret» (p. 28). Dimension allégorique directement mentionnée à la page 226, qui peut nous faire songer au style de McCarthy dans Méridien de sang : «Leur équipage tout entier se présentait comme une allégorie née du contraste entre l'auto moderne et son énigmatique lampe ecclésiastique» (p. 226).
(3) Ainsi, Marie Berne me paraît avoir raison lorsqu'elle affirme qu'on a «l'impression d'une langue qui va droit au but pendant que serpentent tranquillement derrière les apparences toutes sortes de subtilités» (p. 15). Je range au nombre de ces subtilités la prégnance des notations visuelles, singulièrement celles qui concernent les couleurs flamboyantes des couchers de soleil et des reflets de lumière (cf. pp. 77, 145, 266, 279 ou encore 229) ou la description de la rousseur, réapparaissant «tel un leitmotiv ici et là au cours de ces aventures insensées», toute la gloire de la «chevelure rousse et singulière» de Gregory et de sa sœur, Rosamond, «coulerait pareille à un fil rouge se dissimulant dans le fond des tableaux sombres et sans lendemain de la nuit qui allait commencer» (pp. 36-7).
(4) Notons que ce type de description coïncide avec l'appréhension horrifiée d'une monstruosité, d'un Mal radicaux : «La première fois que je rencontrai Dimanche, commença Syme, je ne vis que son dos. Mais en découvrant ce dos, j'ai su aussitôt qu'il était celui du pire homme qui existe sur cette terre. Son cou et ses épaules étaient bruts, comme pourraient l'être ceux d'un singe divinisé. Sa tête était penchée d'une façon qui ne pouvait être humaine, mais plutôt comme celle d'un bœuf. En fait, j'ai eu le sentiment détestable qu'il ne s'agissait aucunement d'un homme mais d'une bête habillée comme un homme» (p. 273).

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