Le Napus de Léon Daudet (11/02/2025)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2550564295.2.jpgLéon Daudet dans la Zone.








EJgs3t-XUAEq2KS.jpgJe me souviens que Borges avait coutume de dire que les grands écrivains créaient leurs devanciers, ce superbe mais si juste paradoxe s'appuyant sur l'exemple de Kafka, sans lequel nous n'aurions probablement pas compris que Lord Dunsany, lui aussi, et avant l'auteur du Château, pouvait nous plonger dans des univers étranges et dangereux, défiant les lois de la logique, à moins qu'il ne faille plutôt parler d'une logique déroulant, de façon adamantine, ses pièges infernaux.
Je ne sais si un Thomas Glavinic, avec Le travail de la nuit évoqué dans la Zone ou un Guido Morselli peuvent être considérés comme des grands écrivains ailleurs que dans leur pays d'origine, et malgré le fait qu'ils soient tous deux les auteurs d'une œuvre romanesque pour le moins singulière, plus large tout de même, pour Morselli, que l'unique énigmatique roman qui l'a fait connaître en France et que les happy few s'amusent à citer avec des roulements d'yeux, mais nous pourrions quand même dire que ce texte, aussi beau que singulier, Dissipation H G, a inventé, pour ainsi dire à rebours, un cas de figuration d'évaporation de l'humanité, non pas intégrale à l'exception du narrateur dans le roman de l'Italien ou dans celui de l'Autrichien, mais progressive, telle que Le Napus de Léon Daudet l'a figurée pour notre plus grand plaisir puisque, comme toujours avec ce truculent auteur, nous rions beaucoup.
Je vais commencer par une banalité, une banalité non pas partagée par le plus grand nombre des lecteurs savants ou même, ne rêvons pas, du public lettré, réduit à peau de chagrin dans ce pays naguère si prodigue en matière de littérature, mais une banalité toute personnelle, que je ne cesse plus de me répéter dès que je termine la lecture d'un des innombrables ouvrages que Léon Daudet a écrits : il a non seulement touché à tous les genres, du roman bien sûr au journal, en passant par l'essai philosophique et le pamphlet, mais il semblerait que le plus obscur de ses textes recèle, si l'on se donne la peine de le lire attentivement, des aperçus toujours originaux et de magnifiques trouvailles stylistiques, sans oublier, comme je l'ai dit, une inénarrable capacité, tellement jouissive par ces temps d'universelle contrition et de marmoréenne repentance, à déployer une acrimonie supérieurement réjouissante.
Le Napus, fléau de l'an 2227, publié par Flammarion en 1927 (1), est un roman d'anticipation où Daudet, comme dans d'autres du même genre (comme par exemple L'astre noir en 1893, Les bacchantes en 1931 ou bien Ciel de feu en 1934), s'amuse à imaginer les conséquences de l'apparition d'un mystérieux fléaux, le Napus, dont le nom savant est «aphanasie aiguë» et le nom de rue si je puis dire ou plutôt «l'appellation enfantine», inventée par une gamine dont le grand-père vient subitement de disparaître à ses côtés, s'explique par son commentaire effrayé : «N'a pus, a grand pé a pati, n'a pus», comme le «répéta la gosse, enorgueillie de l'anéantissement de son grand-père et du rassemblement d'effroi et de stupeur qui s'était formé autour de ce redoutable rien» (p. 8).
Nous ne dirons rien, nous aussi, des différents épisodes de ce roman satirique où, comme à sa rabelaisienne et swiftienne habitude, Léon Daudet se livre à une féerie d'images et de trouvailles, notamment de vocabulaire, provoquées par l'irruption «du mal nouveau de disparition totale et brusque ou Aphanasie aiguë, vulgairement et populairement Napus» (p. 10) qui est, avant tout, et si l'on se concentre sur le fond réel du propos de l'écrivain, une charge truculente contre les délires scientistes, étant donné que «la plupart des inventions humaines», de façon ironique, «se tournent rapidement contre l'homme, après avoir servi, pour l'illusionner à sa commodité et à son plaisir» (p. 11). Ainsi, Daudet s'amuse en détaillant diverses explications de ce mal d'un nouveau genre, censées être rigoureusement scientifiques, l'une d'entre elles expliquant ainsi que le Napus est dû à «une usure lente et clandestine des tissus», comme un «cancer sans cancer», qui serait «provoquée et accélérée par de certaines images violentes et héréditaires, accumulées pendant plusieurs générations», cette hypothèse, «due au professeur Eustache» nous assure l'auteur, «se scindant elle-même en deux sous-hypothèses, l'une n'envisageant la nocivité que des seules images intérieures, l'autre mettant en cause la diffusion du «cinébiblat», ou livre aux images en mouvement» (p. 25).
Nous avons précédemment analysé avec quelle force Léon Daudet avait étayé sa théorie des images héréditaires, à laquelle il donne une prolongation à mon sens originale, en parlant du théâtre de Shakespeare qui fut si important à ses yeux : «En effet, la composition involutive, qui est la caractéristique Le Napus.jpgdu génie shakespearien, avait enfermé, dans les situations et le dialogue de ce drame célèbre [Othello], des germes passionnés qui n'avaient pas tous donné leurs fleurs et leurs fruits, jusqu'au moment où l'art du cinébiblaste leur permit de se développer» (p. 40), comme si un chef-d’œuvre se caractérisait, d'abord, par la puissance de sa matrice non seulement capable de générer des images pour ceux de ses contemporains qui la lisent, la regardent ou l'écoutent, mais des images qu'ils seront bien incapables de voir, et qui seront réservées aux générations qui les suivront, les progrès de la science nous permettant de fait d'améliorer la restitution et la renaissance, «en notre âme, du labeur imaginatif foudroyant de Shakespeare», véritable «démon interposé à l'intersection des siècles et des mystères qui nous environnent» (p. 41). Je crois qu'il reste beaucoup d'images, dans les textes si nombreux de Léon Daudet, qui vont encore sommeiller quelques années avant, qui sait, non seulement d'être découvertes, ce qui est assez peu de chose, mais redécouvertes, et que quelque futur chercheur puisse dater l'origine ancienne de telle ou telle avancée scientifique dans un texte à peu près englouti d'un auteur décrié pour son conservatisme monarchiste, alors que, sa vie durant, il n'aura jamais arrêté de se montrer original dans l'empan de ses goûts, infiniment souple dans sa façon de traduire le monde en livres.
Dans une société où les scientifiques, ou ceux qui passent pour tels, jouissent d'une grande considération, n'importe quel hurluberlu, comme «le professeur Ailette» par exemple, peut ainsi assurer qu'une potion de son invention, même s'il s'agit d'une «bouillie cellulaire, ou cytoplasmique, à trois francs le gramme, composée de mésentères de jeunes cochons et de ganglions lymphatiques de veau préalablement ionisés, additionnée de trois prises de rayons ultra-violets et de deux prises de phosphorescence du poisson-torpille», peuvent constituer le remède miracle, à tel point qu'il «fut fortement question, pendant une semaine, au conseil des ministres, de rendre cette mixture obligatoire pour tous les Français» (p. 28) : ô pauvres de nous, confinés par obligation et, hélas, souvent par choix, cela ne vous rappelle-t-il donc rien, personne ne semblant se faire la remarque, «cependant bien simple, qu'il s'agissait d'un attrape-nigauds; comme de la poudre à empêcher les mouches de pondre, qui avait fait fureur au XXIIe siècle, IMG_6665.jpgsi l'on en croit les chroniques de l'époque», ou «comme de l'élixir à la crotte de chien, lancé comme antiseptique général et élixir de longue vie, par le savant russe Metchnikoff, aux environs de 1909» (p. 29) ?
Il n'est à vrai dire pas bien étonnant, pour l'auteur des Morticoles (1894), charge ô combien féroce contre les carabins faisant la loi en la glorieuse Morticolie et les dogmes et le despotisme universitaire représenté, selon ses propres dires, par les professeurs Charcot et Bouchard, qui faisaient alors des ravages à la Faculté de Paris, que figure, en discrète ligne de basse, la critique, souvent féroce et toujours drôle, que Léon Daudet livre aux prétention de la science et de ceux qui la servent aveuglément, en ce «siècle vingt-trois de la machine et de la machinerie» (p. 204), ne serait-ce que par la mention, plusieurs fois répétée, de telle «révolution antiscience» (cf. pp. 143 ou 171) qualifié de «sanglante» (p. 214) et nous faisant irrésistiblement penser à l'Erewhon de Samuel Butler, révolution que l'auteur date de 2114 et qui semble avoir pu donner lieu à quelques excès regrettables, comme on dit (3) : «Chacun s'accordait pour regretter que la pénétration préservatrice de l'intelligence humaine n'ait pas grandi proportionnellement aux maux que déchaînaient les inventions mécaniques de cette même intelligence» (p. 56), affirme ainsi notre polémiste.
Accordons-nous à penser que les sciences voient peu de chose, pas l'essentiel en tout cas, que seul un regard littéraire est susceptible de déchiffrer, de comprendre et de fixer par la magie de l'écriture. «La chaîne est là, nous assure Daudet, sous nos yeux, avec ses maillons à peine séparés; et il nous est loisible de la reconstituer, au moins pour une partie importante de son parcours, celle qui va de la décomposition au renouveau» (p. 135). Mais, poursuit l'écrivain, «s'il est vrai que seul l'homme a une âme», qu'est-ce alors que «cet esprit, distinct de l'âme, et distinct aussi de la matière, qui associe, par des communications invisibles et étroites, l'animal, l'homme et le végétal ?» que Daudet, nous le verrons, a très bellement évoquée en filant ses métaphores ? C'est en vain que nous reconstituons, «dans nos cornues autrement habiles et sagaces que celles d'il y a deux ou trois siècles, les corps qui se retrouvent dans les organismes vivants. Ces synthèses et synthèses de synthèses, si poussées qu'on les suppose et groupées dans des théories si séduisantes qu'elles donnent l'illusion de la vérité, ne sont qu'une caricature de l'animation de leurs molécules par la vie». C'est que, en effet, «jamais on n'est plus loin», dans ces «beaux métiers de la recherche», «de la solution du problème vital que lorsqu'on s'en croit le plus près», et force est de constater, conclut Daudet, qu'il y a là «une puissance mystérieuse, plus subtile encore que le «Napus», qui fait disparaître et s'évanouir le mirage à peine entrevu» (p. 136).
C'est ainsi que toute vision foncièrement poétique nous laisse penser que l'histoire, «cependant si logique, n'est qu'un tissu d'échappatoires miraculeuses au fatal et à l'attendu» (p. 137) par lequel la vie montre sa puissance, que notre écrivain magnifiera dans un très beau passage (cf. pp. 134-5) dont je donne l'extrait suivant : «Là, sous nos regards ébahis, trois troncs, verts à la souche, plus haut d'un noir rouillé, montaient parallèlement, puis selon une sorte de spirale, à la façon de corps épris qui cherchent, sans la trouver, une étreinte parfaite. On comprenait qu'à l'origine il y avait là trois cadavres de diverses époques, peut-être du père, de la mère, de l'enfant, désormais végétalisés, unis dans cette autre forme de l'être et de la famille, comme ils l'avaient été dans la précédente. [...] Que, chez tous ces symbolisés, la sève partît du trou de la veine porte éclatée, ou de la carotide rompue, ou même du cœur sclérosé et brisé, et remontât de là jusqu'aux branches, par les sinuosités des racines, puis la verticalité du tronc, ou des troncs, voilà ce qui semblait évident. Que cette sève continuât le sang ou la lymphe, voilà qui n'était pas douteux. Que le feuillage ne fût lui-même qu'une reprise, fortement accrue et multipliée, par la nouvelle fonction respiratoire, de la frondaison pulmonaire, rien de plus probable» (p. 134) termine Daudet avant d'ajouter qu'on peut même se demander, «en IMG_6671.JPGpartant de ces constatations immédiates, si de véritables forêts n'étaient pas sorties des immenses rangées de sépulcres ou de champs de batailles d'autrefois; si là où abonde le végétal, l'humus n'a pas été fertilisé par le cadavre, avant de jaillir en arborescence» (p. 135).
C'est en somme comme si la nature elle-même, non seulement se moquait des prétentions de la science à percer ses mystères mais lui donnait une leçon, comme on le voit dans la très belle nouvelle d'Archur Machen intitulée La Terreur, par le biais du Napus, ce fléau qui «n'est peut-être qu'une précaution de la nature vis-à-vis d'un autre fléau pire : celui d'une population trop dense, avec perspective de famines, et aussi d'élites trop nombreuses, procédant à des inventions terrifiantes, en nombre presque indéfini», Daudet en donnant quelques exemples dans son propre roman, ces explications rendant de fait l'antiscientisme nécessaire, ce qui «n'a pas fini de donner lieu à des batailles et à des attentats» (p. 225).
Il serait faux de penser que Léon Daudet serait l'un de ces fanatiques, puisqu'il écrit ainsi : «Ce qui est exaltant et splendide, c'est peut-être, sur toutes les marches du monde et de la pensée, ce que l'on s'apprête à savoir, ce que l'on espère savoir, tout en ne le sachant pas encore. Le portique de la connaissance est toujours plus ou moins un Parthénon» (p. 292), mais c'est sans doute là faire le pari, affirmé par le personnage principal du roman, de l'existence «non seulement [d']une métaphysique, mais [d'] une mystique», qui «plane au-dessus de ces champs de bataille, où festoient sanguinairement les corbeaux» (p. 300), le Napus n'étant finalement qu'une forme de rappel à l'ordre donné aux hommes, compris comme «la conséquence d'un vacarme intense, ressenti par l'organisme humain, non perçu par l'oreille humaine» (p. 304).

Note
(1) Les fautes sont assez nombreuses dans notre exemplaire, comme c'est du reste à peu près toujours le cas avec Léon Daudet ayant tant écrit, trop vite sans doute, et assez médiocrement relu les textes qu'il proposait aux éditeurs à un rythme de forcené.
(2) Remarquons aussi que l'apparition du Napus est l'occasion de procéder à quelques ajustements d'appellations pour le décrire, étant donné que «la persistance étymologique du terme Napus, à travers les langues les plus éloignées les unes des autres, montre le degré de terreur et de trouble moral qui s'attachait au fléau, tel que les peuples se cramponnaient superstitieusement à sa dénomination première» (pp. 29-30), même si d'autres fleurissent comme l'épidémie blanche et aussi l'épidémie vide ou encore, plus simplement, le Mal (cf. p. 31).
(3) Voyez la confession d'un certain Ramon Mendador, se déclarant «antiscientifque militant, fils d'antiscientifiques terroristes» et qui n'a fait, en tuant une personnalité scientifique, que «continuer une longue tradition familiale» puisque son père a abattu, «à coups de revolver, le directeur de l'Observatoire de Barcelone» et que son grand-père «a égorgé le président de l'Académie des Sciences de Madrid» ou même de son arrière-grand-père qui, lui, «employé au jardin zoologique à Anvers, a empoisonné le directeur de cet établissement» (pp. 212-3).

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