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14/12/2024
Le Voyage de Shakespeare de Léon Daudet
Photographie (détail) de Juan Asensio.
Léon Daudet dans la Zone.
Laissons Léon Daudet évoquer Le Voyage de Shakespeare paru en 1896 et qui connut d'emblée un beau succès de scandale (1), somptueux roman aux ors que l'on dirait proches d'être opacifiés et même recouverts purement et simplement par les ténèbres qui semblent s'amonceler dans une suite hallucinée de compositions, sans nous étonner, alors, qu'il évoque, comme je viens d'ailleurs spontanément de le faire, «l'intensité hallucinatoire des personnages du grand tragique anglais», l'auteur se demandant s'il ne serait pas possible d'expliquer leur genèse «par des reviviscences héréditaires au sein du moi shakespearien», comme si, à vrai dire, le génie de Shakespeare pouvait s'étendre jusqu'aux confins du monde, rien ni personne n'échappant aux filets du langage dont il a su tisser comme nul autre les si fines et résistantes mailles, Léon Daudet donc, l'un des plus évidents héritiers de Rabelais, écrivant de son propre roman : «J'avais passé toute une année à relire l’œuvre immortelle et les commentateurs, à noter les concordances des premiers rôles, les passages où transparaissent plus nettement l'individualité du poète et ses humeurs. Tout plein de mon sujet, j'essayais de me représenter les états d'esprit, ou mieux de transe, qui avaient présidé à ce lancement dans la vie lyrique d'amoureux, d'avares, de jaloux, de rancuniers, de vengeurs, de mélancoliques, de gloutons, de fantaisistes et de scélérats. J'admirais que tous ces héros du bien et du mal tinssent chacun le langage elliptique et ramassé correspondant à leur nature. Plus j'allais, plus je me persuadais que l'observation, la déduction et l'induction étaient insuffisantes à donner la clé d'une telle puissance de résurrection. C'est alors que m'apparut d'abord, sous la forme d'une hypothèse commode, la théorie des métamorphoses intérieures, sous l'aiguillon du soi. La pensée souveraine de Shakespeare devint, à mes yeux, l'accumulateur magique d'une multitude d'ascendants, de formes héréditaires, qui reprenaient en lui voix et couleur, et comme l'émanation multiple de son moi. Une fois en possession de cette certitude, dans laquelle me confirmait une analyse attentive et serrée, je vécus pendant quelques semaines dans une sorte de griserie intellectuelle, reconstituant la lignée shakespearienne, d'après Macbeth, Hamlet, Ophélie, Desdémone, Shylock, Richard III, Jules César, Antoine, Cléopâtre, Cymbeline, et tout ce peuple innombrable de figures émouvantes, douloureuses, âpres ou enchanteresses» (2, je souligne).
Il paraît évident qu'une force de la nature telle que Léon Daudet fasse communiquer le petit avec le grand, le visible avec l'invisible, la lumière avec les ténèbres, la vie avec la mort, tant déborde son énergie vitale, la puissance du foyer que constitue son intelligence, concentrant les faisceaux épars pour en faire des émotions, des phrases, des œuvres d'art, et c'est ainsi plus d'une fois que nous retrouvons dans son texte telle ou telle image évoquant une précipitation, au sens physique du terme, une cristallisation d'éléments divers qui se condensent; en voici une des plus belles à mon sens : «Et sur l'histoire, sur la surface tumultueuse des siècles, ce n'étaient qu'épaves flottantes où l'on retrouvait des formes à la dérive, les projets des conquérants, les baisers des grandes passionnées, des poignards dans des bagues, et des cuirasses, et des trônes, et des empires entiers, tout cela léger, éphémère, emporté vers des reviviscences, des analogies, ou des gouffres plus noirs que le noir du deuil. Il parut au poète que le Triton traversait un peuple silencieux de fantômes, émanés de leurs humides tombeaux et qui allaient là-bas, quelque part, vers ces régions vagues qu'indiquait le doigt de Cook, reconstituer des êtres palpables. Cela se passait sans doute dans une île perdue, l'île des Renaissances, où tout parlait, depuis les feuilles jusqu'aux cailloux des plages. Là aboutissaient les débris de toutes les catastrophes, moraux ou matériels. Il y avait plusieurs fois l'an de ces grandes fêtes d'outre-mort où quelque force semblable à l'amour associait les pièces disjointes, rajeunissait l'énergie vitale...» (pp. 38-9).
Ailleurs, Léon Daudet fait converger le monde entier vers Shakespeare, qui représente «l'union de milliers d'hommes, une parcelle de l'humanité reproduisant l'ensemble. Et cette longue échelle de l'intelligence était lumineuse, éclairée par le royal soleil qui gouvernait la fantasmagorie, lui lançait à chaque seconde l'énergie nécessaire pour qu'elle se tînt droite et peuplée de figures» (p. 8). Bien des fois encore Daudet fera de l'immense dramaturge l'un de ces finalement rares héros, au sens que Thomas Carlyle donnait à ce terme, à la fois condensateurs de toutes les aspirations humaines et prodigue dispensateur de nouveaux drames, qu'ils se jouent sur la scène d'un théâtre ou en labourant des peuples entiers conduits aux massacres et aux famines.
Nous pourrions ainsi appeler Léon Daudet l'accumulateur, sur les brisées d'Antoine Giacometti affirmant de Georges Bernanos qu'il était un auxiliateur, et le passage que nous venons de citer, outre sa beauté intrinsèque, a ceci d'admirable qu'il montre la chaîne des vivants ne pas être interrompue par le ciseau implacable de la mort, et l'univers visible constituant, avec l'invisible, une seule et même trame sur laquelle pourront s'inscrire les plus hauts faits, comme les plus humbles, la joie et la douleur, la vie et la mort, les petites et les grandes actions, les vagues songes et le rigoureuses démonstrations : «Âcre sève noire, la mort monte dans l'être. Je regarderai monter la mort. L'amour illumine et lutte. Je laisserai les lueurs de l'amour danser à la surface de mon âme» (p. 121), et c'est encore le formidable accumulateur qu'est Shakespeare selon Léon Daudet qui plus d'une fois, en contemplant des spectacles étranges et hideux, toutes les passions des hommes qu'il rencontre, affirme de son héros qu'il a pu sentir «trembler le voile qui nous cache le surnaturel» (p. 123).
Il faut accorder quelques instants à ce que Léon Daudet, bien davantage qu'à propos des images auxquelles il consacra plusieurs études à prétentions scientifiques ou, à tout le moins, savantes, nous dit du langage, singulièrement de celui qui s'enfle jusqu'à menacer de dissoudre le monde dans un torrent «de bave et d'imprécations» dont le débit furieux «nous réjouit l'âme» (p. 159), celle de Fischart du moins qui est «pareil au vieux Luther (3) qui n'avait de force que quand il rageait», et dont les mots «brillaient comme des glaives», ce qui nécessitait assurément de se promener «tout botté» mais aussi solidement casqué «dans le terrain des abstractions» (p. 163); en effet, l'incroyable éveilleur d'énergie et d'images qu'est l'auteur des Morticoles ne semble jamais nager avec plus d'aisance que lorsqu'il plonge dans l'acide de la parole pamphlétaire, qu'il évoque de chatoyantes façons dans son texte, et dont il fait le vaisseau le plus intrépide dont puissent rêver les âmes généreuses, torrentielles comme la sienne.
Voyons ainsi, sous la bannière fièrement dressée du Gargantua de Rabelais, «bouquin océanique» s'il en est, à tel point que Jean Fischart a failli s'y «engloutir», mais en est heureusement sorti «rompu, mais dispos comme un lutteur et les muscles huilés d'énergie» (p. 175), voyons de quelle formidable nouveauté doit témoigner la parole pamphlétaire dont l'écrivain digne de ce nom se sait le serviteur farouche, puisqu'il doit «toujours réparer les torts, plaider la cause des faibles et protéger les innocents» : «Des beuglements ! disait le vieux Luther, des beuglements si l'on écorche un sage. Des rugissements, si l'on écorche un pauvre» (pp. 174-5), Jean Fischart, comme Rabelais, pouvant à bon droit être considéré comme un «homme admirable, pétri par les dieux de l'Olympe et qui, dès sa jeunesse, mâcha l'herbe de véhémence, dont le goût rend l'iniquité intolérable» (p. 175), voyons donc de quelle façon il faut à l'intraitable entrepreneur de démolitions redresser le langage qui aura lui aussi tendance, avec l'habitude, à perdre sa vigueur, à voir fondre ses muscles et se tasser sa colonne vertébrale : «Nous nous servons de vieilles paraboles. L'ennemi du pamphlétaire, c'est l'accoutumance. L'injure se discrédite par son usage même et les crachats polychromes dont nous avons couvert le pape sont revenus au blanc de sa robe blanche. Il faut sans cesse varier les formules, chercher le contraste saisissant, le gluant outrage qui s'accroche à la peau de l'adversaire et la corrompt» (p. 176), et cette dilatation de toutes les forces verbales, corrodantes comme une pluie acide, s'effectue constamment, puisque le rugissement du pamphlétaire a gagné sa tessiture en accumulant des centaines de matières différentes, en labourant des sols dont il s'agira de n'oublier aucune graine, aussi étrange soit-elle, pour la faire germer en diatribes inouïes : «S'il s'intéressait à la philosophie, à la géographie, à l'histoire, à l'astrologie, à l'alchimie, s'il n'ignorait rien des animaux, des cailloux et des plantes, si la musique le «faisait trembler», si les passions étaient pour lui «une forêt gémissante à chaque arbre de laquelle il s'était pendu», son amour fidèle était pour la linguistique». Et ce n'est pas fini avec Léon Daudet, cela ne peut jamais finir puisque la suite de ce passage nous apprend que le personnage en question «fabriquait à chaque instant de savoureux composés, superposait des racines saxonnes et gauloises, ahurissait les passants par des expressions déconcertantes et des jurons empruntés à toutes les races» et qu'«il se complaisait aux synonymes, aux calembours, aux vermiformes énumérations de qualificatifs biscornus» (p. 177) et encore qu'il «se précipitait dans d'étourdissantes métaphores, d'où il ressortait, téméraire plongeur, au bout d'un long discours, ruisselant de substantifs faussés, d'épithètes tordues et riant. Quand il avait adopté une locution ou une formule, il s'en gargarisait, il en saupoudrait la causerie, il en lassait les autres et s'en lassait lui-même. Alors il la déclarait usée et la rejetait avec dégoût» (pp. 177-8), ainsi qu'il en va, après tout, pour les créateurs qui ne parviennent jamais à tout dire, malgré les milliers de mots qu'ils ont méthodiquement alignés pour les polir l'un après l'autre, dont ils ont gratté la rouille, selon la belle métaphore de Raimbaut d'Orange, afin de rendre clair leur cœur obscur.
Qui est maître du langage domine le monde, car il voit ce que tout le monde voit, il nomme ce que tout le monde nomme, mais voit et nomme ce que nul autre que lui ne saurait voir ni appeler, faire advenir à la réalité de la nomination; ainsi, Shakespeare, comme le lui dit un de ses compagnons de voyage, «sous les superficiels bouillons de l'océan», sait interroger «le profond abîme où se préparent les tremblements de terre et de mer, où flottent des animaux étranges» (p. 183). Qui est maître du langage, comme Rabelais, Shakespeare et, serait-on tenté de dire, Léon Daudet, est maître du visible et de l'invisible car son esprit s'imbibe des deux, comme s'il s'agissait d'une toile subtile que parcourait l'aiguille de leur intelligence : «Le monde est une trame étrange où, pour chaque maille, la vie et la mort sont associées; une trame mobile, où tressaillent la pierre et le bois, où tout à coup le sang s'arrête et durcit; une trame étoilée de regards doubles, dont l'envers est physique, dont l'endroit est moral» et que parcourt donc, comme je l'ai écrit, «l'incessante aiguille de [s]on esprit» (p. 221).
Et c'est ainsi que, lui, William Shakespeare, tel que le recrée formidablement Léon Daudet, a pu montrer que tout se tenait, que «dans les rêves d'un vagabond sont enfermés plus de royaumes que notre terre n'en peut décerner, que la contemplation assidue d'un marécage équivaut à un voyage sur mer et celle d'un geste à une nouvelle existence», et c'est ainsi encore que, «dans le torrent des images», lesquelles «passionnent les froids débats du cerveau et les animent jusqu'à toucher le coeur», l'immense poète descend «nu et sans crainte», puisqu'elles «ruissellent» sur lui, le roulent et l'engloutissent, «mais la tête sort, secoue l'onde et rayonne de joie» (p. 222). Tout est signe de tout dans l'univers de Léon Daudet, et c'est donc «à bouillons que le monde nous traverse, avec ses forêts et ses fleuves, son océan, ses villes et la diversité de ses êtres» puisqu'en fait, «il nous paraît, chose merveilleuse, que tout fut créé pour nous» (p. 236), comme si l'homme, sommet indiscutable de la Création n'en déplaise aux optimistes qui sont des imbéciles, n'était rien de plus qu'un filtre ou bien quelque fabuleuse lentille de verre concentrant une multitude de rayons en un seul foyer; c'est le début de feu que Léon Daudet nous donne à voir et, généreux comme il l'est de tempérament, l'incendie de grande ampleur qui dévorera demeures et villes.
L'une des conséquences de cette compénétration fantasmagorique des mots et des choses, des êtres et des créatures et des merveilles qui les entourent est surprenante mais logique; si le monde, dans lequel vivent les hommes n'est point fondamentalement différent d'eux malgré l'extrême rudesse et l'incroyable cruauté qui le caractérisent, tombait malade, cela signifierait que les êtres qui l'habitent pourraient devoir eux-mêmes en souffrir, être infectés, et la contamination de tel «pays qu'a quitté la légende» (p. 333) s'étendre, comme nous le voyons dans Monsieur Ouine, des paysages à ceux qui y vivent, mais également de ces derniers vers le monde innocent des animaux, ou encore à la terre entière, comme c'est le cas dans les textes lus dans notre enfance, voire dans le texte le plus connu de Jünger, Sur les falaises de marbre décrivant de façon admirable la progression de l'infect pourrissement. Chez Daudet, cette malédiction est la conséquence de la Chute, et il est passé, définitivement passé sans doute «le temps heureux où l'homme chantait en construisant le monde»; alors, «devant les mobiles regards du petit enfant qui balbutie et désigne son désir d'un doigt adorable», Shakespeare a «souvent rêvé avec amertume» car, «oui, nous avons perdu la fraîcheur» et oui encore, «les eaux vives de la légende recréent à peine la vaillance de nos muscles» (p. 270). Du reste nous ne sommes pas bien loin de l'univers fuligineux dans lequel Bernanos baignera les personnages de son dernier roman, où les morts sont au moins aussi présents que les vivants; voyons ce que dit Léon Daudet de ce phénomène après tout évoqué par des écrivains comme Barbey d'Aurvilly ou Joris-Karl Huysmans, à propos de l'empreinte que la religion laisse sur nos âmes, puisqu'elle «utilise les ressources des caractères, violente chez les violents, sage chez les sages, cruelle chez les cruels et douce chez les doux», et de préciser, de manière bien plus éclairante et originale à notre sens : «Il est surprenant qu'une modification de pensée passe ainsi dans le sang et les muscles. Ne sont-ce pas encore les images, même lorsqu'elles sont de briseurs d'images, qui commandent notre souple animal ? Les moindres grains de notre peau sont pour moi autant d'idées mortes. Ils représentent d'antiques croyances, des illusions, des rêves. Les sensations nous arrivent à travers ces ruines et voilà ce qui m'explique leur arrière-goût de mélancolie, leur apparence livide, leur promptitude spectrale. Entourés de cadavres, cerclés de sépultures, nous marchons dans la vie les yeux mornes et le geste inquiet. Tous ces martyrs et ces prophètes nous assombriraient davantage si nos cœurs se laissaient dominer» (pp. 235-6). Il est bien clair que ce que Daudet nomme «l'empire du louche» est intrinsèquement «contigu à celui des religions» : «là circulent d'étranges figures, aussi supérieures à la raison que la raison est supérieure aux sens, et si dominatrices que vous ne pouvez leur échapper, si subtiles qu'il vous est difficile de prétendre qu'un désir inavouable n'est pas à la source du désir le plus noble» (p. 231), un propos qui annonce les questionnements et les angoisses de Jambe-de-Laine, sans oublier le pathétique maire du village de Fenouille, persuadé que la putréfaction du vieil ordre catholique non seulement enfante des monstres anciens, que ce même ordre, un temps du moins, l'espace de quelques siècles, était parvenu à mettre en cage, mais des nouveaux, qui ne portent aucun nom, et qui proviennent du même royaume provoquant les éclosions de tumeurs plus ou moins bénignes, déformant la nature tout comme les chairs bourrelées de désirs tus, infectant le sang, produisant pus et cancers que les malheureux ne parviendront même plus à cacher aux yeux de ceux qui les entourent, eux-mêmes sur le point de basculer dans l'horreur, à moins qu'ils ne soient pas plus épargnés, et taisent à leur tour leurs vices et leurs tares, les bizarres dessins indéchiffrables que forment, sur leur peau, le surnaturel maléfique.
C'est peut-être, alors, hypothèse folle mais que le texte de Léon Daudet n'en conforte pas moins, c'est peut-être alors en traversant le génie universel, corps, intelligence et âme, que le monde se retrempera dans une fraîcheur primesautière, aussi fragile qu'illusoire mais toutefois point complètement impossible; c'est bien ce qu'indique la pensée de Shakespeare selon Léon Daudet : «le monde, en me traversant, se teindra de mes couleurs propres», quitte à ce que la banale forêt dans laquelle il se trouve se transforme et devienne enchantée, laisse surgir devant lui un spectacle magnifique, dont on ne sait trop s'il est réel ou parfaitement illusoire, et cela malgré les dires du dramaturge, ou plutôt, de l'écrivain qui le fait parler, qui semble ne pas douter de l'irréalité de ce qu'il tente de dire (4). Ainsi, «à quelques pas, entre les troncs élancés des pins formant des avenues grandioses, galopait une chasse silencieuse, chiens et piqueurs, dames en toilettes exquises, hardis seigneurs et pages empressés autour d'elles. Les chevaux blancs étaient harnachés d'or. La douce splendeur lunaire ruisselait sur les robes claires de soie et de brocart, les dagues et les manteaux flottants, et, malgré la vitesse, les figures étaient visibles, si belles et si joyeuses que le poète en avait des larmes dans les yeux. Cette fantasmagorie fut brève. Le muet cortège franchit avec rapidité la distance du regard, s'enfonça sous les sveltes portiques d'arbres et disparut en miroitant dans la blanche poussière astrale. Shakespeare n'eut pas le temps de réveiller ses amis et garda pour lui seul son aventure, car l'illusion est intransmissible» (p. 271).
L'universelle toile de symboles et de correspondances entre le monde et notre esprit, notre chair même, concerne tout ce qui est du domaine visible, dont les couleurs, et invisible, comme les qualités morales; Léon Daudet, à coup d'images, de comparaisons et de métaphores, multiplie les rapprochements hardis entre les registres et les univers. Ainsi peut-il évoquer «la partie morne de sa réflexion» comme «la partie minérale, inerte et brillante, inexploitée, dont maint filon dormait paresseux dans sa gangue; les plantes, elles, «c'étaient les idées qui couraient, glissaient, rampaient, s'enchevêtraient les unes aux autres, colorées ou grises, toutes vivaces, toutes fécondes, autour desquelles bruissaient de singuliers insectes, issus d'elles et nourris d'elles, idées intermédiaires qui voltigent de l'une à l'autre en bourdonnant»; n'oublions pas les arbres, les buissons, les forêts, et «enfin les animaux rôdeurs, fauves ou calmes, apparents ou tapis», qui sont «des groupes d'idées, des formules, des systèmes d'idées, des sentiments grossiers ou délicats», cette chaîne remontant «la série jusqu'à l'homme qu'il était, lui» (p. 8). Dans le passage qui suit, Léon Daudet unit intimement ces différentes composantes, comme autant d'ingrédients d'une totalité dont il pourra se flatter de saisir une multitude de facettes : «Tout ceci n'est pour moi qu'une image. Le jaune tressaillement de la cité m'explique bien des mystères. Tels que des bourgeois et des villes, les sentiments se sont formés en nous par l'assemblage d'impressions diverses sur plusieurs points de notre esprit. L'orgueil, c'est Brême, et le cours de la vie a déposé ses marchandises, et des architectes savants ont sculpté les maisons altières et superposé les époques en quelques ornements des frises. La jalousie, c'est Amsterdam et chaque canal reflète le passé. Promeneurs curieux, nous allons à travers les rues et nous observons les fenêtres. C'est ce qu'on appelle prendre conscience. Mais la passion brûlante nous dévoile l'étendue de ces agglomérations intimes, tord et dissout en quelques secondes des quartiers tumultueux, des palais rayonnants; les reliefs, les pleurs et les sourires, les mélancolies, les tendresses, rien ne résiste au feu vainqueur» (p. 290-1).
Autre passage, dans lequel Léon Daudet continue d'exposer ses théories concernant les images, les liens aussi subtiles que mystérieux unissant la conscience au monde, le corps et l'esprit à ce dernier, le visible à l'invisible, les vivants aux morts, qui nous rappelle tel long extrait de L'Hérédéo cité dans ma note sur cet ouvrage (5) : «Qui sait si la mémoire fidèle n'a point gardé les traces des ancêtres muées en émotions et en rêves, et sans doute nos élans, nos angoisses et nos craintes ne sont que des réminiscences ? Ces voiles de l'âme, derrière lesquels s'agitent tant de drames obscurs, m'apparaissent ainsi que des linceuls et tous nos frissons viennent des morts» (p. 327).
Originale théorie d'une espèce d'hérédité de l'imagination humaine, mais aussi, je l'ai dit, d'une sorte de cristallisation des innombrables facettes de l'univers dans l'esprit du génie, qui finirait par exploser s'il n'en proposait pas une version purifiée, quintessenciée, filtrée, en somme, aux hommes, des impressions, des sensations, des songes devenant des gestes transmis de génération en génération, comme si nous pouvions parler, à propos de certaines pensées ou attitudes, de catachrèses dont seuls quelques visionnaires parviennent encore à comprendre la profonde originalité et, bien sûr, la provenance : «Or il ne rêva point, mais les parcelles du monde extérieur, qui étaient entrées en lui par les sens, trouvaient dans son imagination une existence nouvelle et furtive. Elles grandissaient, s'ornaient, se déplaçaient et s'assemblaient, suivant le rythme d'une âme qui était elle-même composite, car une partie venait des ancêtres et une autre, originale et personnelle, sortait de la poussée vitale comme la gomme sort de l'arbre. Et ces parcelles du monde extérieur, qui tombaient dans l'âme des ancêtres, étaient détruites par elle, parce que le passé est dévorateur. Elles se confondaient avec de vieux spectacles, tellement usés qu'ils étaient devenus des gestes ou des manies. Mais celles qu'entraînait le tourbillon de l'âme nouvelle, créatrice et géniale, commençaient une race d'idées, échafaudaient une cité d'émotions où les autres hommes, navigateurs du rêve toujours perdu, découvriraient avec stupeur de quoi consoler leur misère» (pp. 15-6).
Une fois de plus : accumulation, puisque «les grands hommes», tout comme «les grands arbres attirent surtout la foudre, parce qu'ils accumulent la circonstance» en concentrant «le destin qui s'éparpille et se répand partout» lequel, de la sorte, peut «s'accomplir» (p. 21), et cette image fulgurante, c'est le cas de le dire, voisine avec une autre, mille autres à vrai dire, comme cette étrange et belle rêverie qui eût charmé un Enrique Vila-Matas tout pressé de dénicher des Bartleby plus ou moins convaincants : «Le plus beau de tous les ouvrages serait peut-être formé par la réunion des paroles intéressantes qu'ont dites ça et là des écrivains inférieurs et qui n'attendent plus que leur prophète» (p. 68). Accumulation qui n'est point vanité d'un savoir consommé pour lui-même, entassé pour être contemplé par quelque avare de l'intelligence tournant à vide, se dévorant elle-même dans la noria dévorante comme un disque d'accrétion d'un spéculaire Monsieur Teste, dont la pensée stérile se bornera toujours à n'être que «logicienne logiquante de logogriphes» (p. 159), mais accumulation qui n'a de sens que parce qu'elle est germination, éclosion, propagation; c'est ainsi que fonctionne la langue si puissante et souple de Léon Daudet, par expansion puisqu'elle est incapable de trop longtemps se contenir et se replier sur elle-même, agissant par un double mouvement de concentration et de rétention, puis par une explosion de métaphores, de comparaisons et de trouvailles verbales versicolores (6) qui, à leur tour, se disperseront avant d'être de nouveau amalgamées pour l'usage d'un autre prince de la langue dans l'image duquel les hommes pourront se mirer (7), avant que le mouvement ne reprenne, dirait-on à l'infini ou du moins, plus prudemment, tant que la race si inventive à laquelle appartient Léon Daudet ne soit pas étouffée par la clabaudante foule des médiocres et des bavards répétant à longueur de monocorde tirade les phrases creuses par lesquelles la multitude répète inlassablement sa lamentable existence : «La meule infatigable de son imagination saisissait le réel, le déformait à l'aide de métaphores, et, par ces dernières, le pulvérisait, le répandait sur toute la féconde surface pensante. C'était une germination soudaine de belles plantes mentales, dont la racine plongeait dans l'émotion, et dont la tige et le sommet atteignaient des régions abstraites où un mot vaut un être et un symbole un acte» (p. 129), ce qui peut-être serait une façon de reconquérir, qui sait ce «temps heureux où l'homme chantait en construisant le monde».
Notes
(1) En effet, des prêtres se sont apparemment indignés de certains injures à l'adresse du Pape, que Léon Daudet, précise son biographe François Broche, prit pourtant le soin de mettre «dans la bouche de Jean Fischart, disciple de Luther», obtenant ainsi que son livre soit mis à l'Index, à la consternation furieuse de l'intéressé qui, plusieurs dizaines d'années plus tard, écrivit dans Les Universaux sa colère : «Un de ces ecclésiastiques ignorants et venimeux, comme il en foisonne dans la tourbe démocratico-socialisto-libérale, signale au Saint-Office ces «blasphèmes affreux» comme étant l'expression de ma propre pensée, et le Saint-Office, sans aller y voir, mit mon bouquin à l'Index ! [...] Le fouet dont Notre-Seigneur menaçait les marchands du Temple se pourrait appliquer sagement aux membres imbéciles de la Congrégation de l'Index, qui proscrivirent le catholique Balzac [...] Crétins !», cité par François Broche, Léon Daudet. Le dernier imprécateur (Robert Laffont, coll. Biographies sans masque, 1992), p. 150. Il faut remarquer, pour bien évidemment s'en désoler, que le texte de Léon Daudet serait probablement impubliable de nos jours, non pas bien sûr à cause de ce langage assez vert contre la hiérarchie catholique, mais pour la peinture assez crue de l'intrusion de Shakespeare et de ses amis dans un ghetto juif (cf. p. 187 et sq.... L'édition du Voyage de Shakespeare sous-titré Roman d'histoire et d'aventures, assez propre puisque je n'y ai relevé que quelques fautes sans importance, est celle des éditions Bibliothèque-Charpentier, publiée en 1896 donc.
(2) L'Hérédo. Essai sur le drame intérieur (Nouvelle Librairie nationale, 1916), pp. 83-4. Nous avons consacré une note à cet étonnant ouvrage.
(3) Luther est le premier des pamphlétaires, qualifié de «grand homme [qui] a vomi du feu», a «écrit avec du sang, parlé par la hache», et l'on ne sait rien de plus héroïque, en fin de compte, «que ces bourrasques d'idées guerrières, ces luttes qui vont des fronts aux entrailles, ces Illiades intellectuelles» (p. 223).
(4) Ce caractère d'hésitation qui, on le sait, signe selon Todorov le basculement dans le registre du fantastique se manifestera dans un long passage où Shakespeare, s'étant égaré dans la nuit, rencontrera un pauvre vieux fou se prenant pour un roi, cette scène ayant peut-être constitué, qui sait, la matrice à partir de laquelle Georges Bernanos a lui-même imaginé la rencontre entre l'abbé Donissan et Satan. Une analyse détaillée de cette scène d'orage de nuit, dite «prodigieuse» (cf. pp. 123-9), serait sans doute intéressante, qui révélerait certaines similarités entre les deux textes, comme la thématique du labyrinthe ou l’ambiguïté des réponses du compagnon de Shakespeare, affirmant par exemple qu'il est «de tous les pays» et que, partout où l'on voit un «pas humain, c'est [s]on domaine» (p. 124). De la même manière, Shakespeare semble hésiter quant à la réalité de sa mystérieuse rencontre, car, si «chaque nouvel éclair lui démontrait l'existence réelle de son compagnon», il n'en reste pas moins que, «dans l'obscurité, il doutait de cette existence et il espérait quelque révélation de la bouche ténébreuse, quelque parole fatidique proférée de cette voix fébrile et saccadée qui lui arrivait à travers le tumulte de la nature et des ricanements sardoniques» (p. 125). Remarquons encore le comportement du vieillard, peut-être fou ou devenu mauvais, ne cessant de rire et poussant plus d'une fois tel «atroce hennissement», bondissant même «en avant avec agilité» (p. 128), autant de caractéristiques propres au surgissement de la manifestation démoniaque comme l'a si brillamment analysé Kierkegaard. Pour une analyse méthodique du texte de Sous le soleil de Satan envisagé sous cet angle, voir ma longue étude dans un des numéros des Archives Bernanos.
(5) Voici le passage de ma note auquel je fais allusion : «Nous pouvons aussi immédiatement constater, et c'est là encore un autre rapprochement possible avec Bernanos, que Daudet donne la primauté au spirituel au sens large du terme, sur le matériel, son «exposé», comme il l'appelle sobrement, allant ainsi «à l'encontre des doctrines généralement admises depuis quelque soixante-quinze ans, d'après lesquelles l'inférieur explique le supérieur, la matière l'esprit, le singe l'homme; d'après lesquelles nous serions, nous humains, des captifs attendant, au sein d'une boue immobile, les coups d'une destinée invisible et inconnaissable; d'après lesquelles notre raison ne serait qu'une mince pellicule sur l'immense abîme de la sensibilité ou de l'inconscience; d'après lesquelles la lumière de l'intelligence serait un simple fumeron à côté de la torche de l'intuitivisme; d'après lesquelles les idées, les mots, les souvenirs seraient autant de petites pièces, rangées séparément et par travées, susceptibles néanmoins de réunion et d'agglomération périodiques», lesquelles seraient «étiquetées dans tout autant de petites cases du cerveau, seul et unique siège de la pensée; d'après lesquelles la construction histologique et anatomique dudit cerveau expliquerait très suffisamment toutes les complexités, toutes les finesses et toutes les grandeurs de ladite pensée; d'après lesquelles l'hérédité, conçue d'ailleurs, non dans son ensemble psycho-organique, mais seulement dans ses modalités pathologiques, pèserait irrémédiablement sur la famille et l'individu, sans aucun espoir de réaction, ni de relèvement; d'après lesquelles enfin la Science, avec un grand S, serait à la veille d'avoir dit son dernier mot, lequel correspondrait à ceci : néant» (pp. 301-2). D'autres rapprochements avec Bernanos sont bien sûr possibles, comme telle notation sur l'enfance et la jeunesse, dont les passions «sont si tenaces qu'elles ruinent le corps par excès d'images» (p. 66) ou comme ce genre de phrase, que l'auteur de Sous le soleil de Satan utilisera plus d'une fois, figeant tel ou tel de ses personnages à la fatidique croisée des chemins : «Il désirait, il espérait quelque chose de profond, de révélateur, car il avait remarqué qu'un être prononce tout à coup une phrase qui l'ouvre en entier, montre le pivot de son destin, ou trace dans l'air, comme un oiseau, un regard, un geste d'après lequel on pourrait dessiner son vol vers la mort» (pp. 10-1).
(6) Remarquons ainsi de quelle belle manière Léon Daudet évoque le monde des couleurs : «Depuis si longtemps qu'elles assaillent les hommes, elles se sont, presque à leur insu, insinuées dans les replis cachés de leurs âmes et tout ce qui monte à notre conscience est vêtu comme pour une fête, nous apparaît à travers un prisme» (p. 171).
(7) «Je porte une idée centrale qui est l'image d'une partie de moi-même, où beaucoup d'hommes par conséquent pourront se mirer» (p. 140).