LTI, la langue du Troisième Reich de Victor Klemperer (31/07/2013)

Crédits photographiques : Amr Nabil (Associated Press).
1933797059.jpgÉtudes sur le langage vicié.





Klemperer.JPGL'ouvrage (1) de Victor Klemperer a paru en 1975 sous le titre LTI, Notizbuch eines philologen, soit LTI, Les carnets d'un philologue qui n'ont, selon l'aveu même de l'auteur, aucune prétention scientifique, mais qui possèdent toutefois la vertu d'offrir une première vue, saisissante, sur la naissance de la langue nazie, qu'il appartiendra à des chercheurs futurs de caractériser précisément, une fois qu'ils auront pu étudier l'organisme dans sa pleine maturité, puis dans sa putréfaction.
Le travail quotidien de Klemperer, lui, ne constitue rien de plus qu'un «premier tâtonnement et questionnement tourné vers les choses qui ne se laissent pas encore fixer parce qu'elles sont en cours d'évolution, le travail de la première heure [conservant] toujours sa valeur pour les véritables chercheurs qui viendront après, et je crois qu'ils apprécieront aussi de voir, ajoute Klemperer, leur objet en état de métamorphose incomplète, à moitié comme compte rendu concret d'événements vécus et à moitié dans la conceptualité de l'observation scientifique» (p. 38). Cette remarque ressemblant à une précaution oratoire et peut-être même à quelque trace discrète de coquetterie professorale, est encore incomplète et, surtout, ne fait pas suffisamment honneur au talent d'écrivain de l'auteur, qui parvient à mélanger des extraits de son Journal, lui aussi disponible en français, avec son texte sur la LTI proprement dite, apportant ainsi de précieuses observations non seulement à l'historien mais encore au linguiste. Victor Klemperer se présente dans son ouvrage comme un simple chroniqueur, alors même que certains de ses proches semblent le considérer comme le chroniqueur par excellence : «Elle [Käthchen Sara] croyait en ma fonction de chroniqueur, et on eût dit que son esprit enfantin s'imaginait qu'aucun autre chroniqueur de cette époque ne se relèverait de ce désastre, à part moi, qu'elle voyait si souvent en train d'écrire» (p. 360). D'une certaine façon, cette femme ne se trompait pas même si, à l'évidence, Victor Klemperer n'a pas été le seul témoin des ravages que le nazisme a provoqués, ni même le seul homme ayant dû ruser avec le pouvoir en place, étant contraint d'écrire, comme l'a noté Leo Strauss, sous la persécution : «À l'époque, je ne me laissais pas déconcerter, je me levais chaque matin à trois heures et demie, et quand commençait le travail à l'usine, j'avais noté les événements du jour précédent» (p. 361). Ceci dit, il serait peut-être intéressant d'étudier les différentes modalités propres au statut de témoin, et de constater que, même si plusieurs témoins ont pu consigner, en même temps mais en ne sachant rien les uns des autres, les événements dramatiques qu'ils ont vécus, chacun d'entre eux a pu être effectivement considéré, par ses proches mais sans doute par lui-même également, comme le dernier témoin d'un monde ravagé. Qui témoigne de l'horreur est toujours seul.
Quoi qu'il en soit, en évoquant non seulement les menus ou grands événements consignés dans son Journal mais aussi la fulgurante septicémie que la langue nazie provoqua dans le corps de la langue allemande, Victor Klemperer tente d'«esquisser seulement, en même temps, les mains qui le tenaient», donnant naissance non seulement au Journal mais au livre que nous lisons, «moins par vanité, conclut l'auteur dans la toute dernière ligne de son texte, que pour des mots» (p. 362, l'auteur souligne). Nos diaristes de l'insignifiance, Nabe, qui a cessé de nous bassiner, fort heureusement, avec sa maladive et quotidienne petitesse se rêvant grandeur littéraire, Camus, qui continuera probablement à nous rendre compte exact de la façon dont les larves répugnantes des caveaux dévoreront sa vieille carne faisandée de châtelain xénophobe ou bien Matzneff, Don Juan bientôt centenaire qui écrira tant qu'il bandera, c'est-à-dire jusqu'à l'ouverture probable quoique lointaine du Septième sceaux, devraient lire le livre de Victor Klemperer, ne serait-ce que pour apprendre à se taire, une fois pour toute. Cette modestie, comme toujours, est la marque des écrivains qui n'ont jamais eu besoin d'étaler leurs breloques en toc dans des dizaines de volumes répétitifs et insignifiants, cette modestie est le signe d'un véritable talent d'écrivain, qu'on en juge par ce passage, qui en dit tant en si peu de mots : «Les douze jours de fuite qui suivirent furent remplis de fatigue, de faim, de nuits passées sur la pierre nue du sol d'un hall de gare, de bombes sur le train en marche, sur la salle d'attente dans laquelle il aurait dû y avoir enfin de la nourriture, de marches nocturnes le long de la voie ferrée détruite, de pataugeage dans les ruisseaux à côté de ponts fracassés, de séjours accroupis dans des bunkers, de transpiration, de froid et de tremblements dans des chaussures imbibées d'eau, du crépitement des gerbes de balles tirées par des avions qui faisaient du rase-motte – mais pire que tout cela, impitoyablement et sans relâche, c'était la peur des contrôles, de l'arrestation, qui nous torturait» (p. 353).
Étudiant la platitude sonore de la LTI, Klemperer, sous la rigoureuse analyse des phénomènes langagiers qui se produisent sous ses yeux (ou plutôt, face à ses oreilles, faudrait-il dire), n'a pu que réagir en écrivant un texte qui, abhorrant toute envolée lyrique, affectant l'impartialité propre aux chercheurs, n'en témoigne pas moins d'une vocation qui ne peut être celle d'un professeur. C'est ainsi l'homogénéité, son caractère total mais aussi la «parfaite uniformité» (p. 356) de la langue nazie qui semblent en tout premier lieu avoir frappé Klemperer, alors même que la langue maudite n'a selon toute probabilité inventé aucun terme, se contentant de les reprendre (cf. p. 40) tous, au gré de ses besoins : «Le Troisième Reich parle avec une effroyable homogénéité à travers toutes ses manifestations et à travers l'héritage qu'il nous laisse, à travers l'ostentation démesurée de ses édifices pompeux, à travers ses ruines, et à travers le type de ses soldats, de SA et des SS, qu'il fixait comme des figures idéales sur des affiches toujours différentes mais toujours semblables, à travers ses autoroutes et ses fosses communes» (p. 34), l'homogénéité absolue de «la langue écrite [expliquant] aussi l'uniformité de la parole» (p. 36), alors même que la première pensée de l'auditeur inattentif ou bien médusé (l'un et l'autre sans doute) consisterait à penser que la langue des meurtriers est au contraire aussi bondissante qu'une truite dans une rivière ou, métaphore plus appropriée, qu'un chien en train de poursuivre des fuyards pour son maître.
Nous ne savons pas si cette homogénéité a façonné celle des esprits de la majorité des Allemands ou si c'est au contraire leur propre langue, partant celle des nazis qui se greffa sur elle, qui a provoqué l'homogénéité des comportements, à quelques exemples de résistance près, comme celui, admirable, de Sophie Scholl. Klemperer, toutefois, nous propose une explication lorsqu'il écrit que «Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente» (p. 40).
Klemperer en tout cas n'a de cesse, tout au long de son ouvrage, d'insister sur la pauvreté de la LTI («car cette langue est pauvre après tout, elle veut et ne peut être autrement que pauvre», cf. p. 334), son indigence plutôt, caractéristique essentielle de la langue à l'ère des masses qu'il s'agit de fanatiser, George Orwell se souvenant peut-être de cette caractéristique éminente de la langue totalitaire au moment d'imaginer la novlangue de 1984.
La langue du meurtre est la langue de l'homme médiocre décrit par Max Picard dans l'un de ses plus remarquables ouvrages, L'Homme du néant : «Il faut se représenter cette richesse [des arts et des lettres], florissante jusqu'en 1933 puis mourant brusquement, pour appréhender tout à fait la pauvreté de cet esclavage uniformisé, qui constitue une des caractéristiques principales de la LTI» (p. 48), écrit ainsi Klemperer, qui jamais pourtant n'évoque directement la médiocrité de l'immense foule se contentant, bien au contraire, de nous livrer les paroles et de tenter de sonder les pensées de personnes, femmes ou hommes, jeunes ou âgés, qu'il a connues ou simplement croisées au cours des années de barbarie, dont l'esprit et la bouche sont parasités par la langue infâme.
La fanatisation de la langue, partant des foules qui l'écouteront et la liront (2), découle de son indigence, de sa double capacité à n'être que discours et à supprimer les barrières entre les univers publics et privés. En clair, la LTI ne vise que la bête dans l'homme, la meute, et la meute qu'il s'agit d'exciter non par les vertus de la réflexion mais par les mots orduriers qui claquent comme une lanière de fouet. Ainsi, tout, dans la LTI, «était discours, tout devait être harangue, sommation, galvanisation» (p. 49) puisque, à quelque domaine, privé ou public, que le sujet appartienne, «tout est discours et tout est publicité», Klemperer corrigeant aussitôt ce qu'il vient d'écrire par une incise entre tirets : «non, c'est faux, la LTI ne fait pas plus de différence entre le domaine privé et le domaine public qu'elle ne distingue entre langue écrite et orale» (ibid.). Le monde personnel n'existe pas par définition dans l'univers totalitaire, dont le langage sommaire et expéditif constitue la prison tout autant que le garde-chiourme des plus récalcitrants ou des plus courageux.
La langue nazie, quoique pauvre, ressemble à une espèce de glu sémantique sommaire qui permet à ceux qui l'utilisent d'agréger des matériaux de diverses origines. Ainsi de l'art oratoire de Goebbels : «La performance proprement dite, et, là, Goebbels est un maître inégalé, consiste à mélanger sans scrupules, des éléments stylistiques hétérogènes – non, mélanger n'est pas le mot juste –, à sauter brutalement d'un extrême à l'autre, de l'érudit au rustaud, de la sobriété au ton du prédicateur, du froidement rationnel à la sentimentalité des larmes virilement retenues, de la simplicité à la manière de Fontane ou de la muflerie berlinoise au pathos du soldat de Dieu et du prophète». Et l'auteur de poursuivre en caractérisant les effets produits par une telle langue sur les organismes et dans les esprits : «C'est comme une irritation de la peau sous l'effet alternatif d'une douche froide et d'une douche brûlante, tout aussi physiquement efficace; le sentiment de l'auditeur [...] n'est jamais en repos, il est en permanence attiré et repoussé, repoussé et attiré, et l'esprit critique n'a plus le temps de reprendre son souffle» (pp. 326-7), puisque le souffle, ici, est exigé pour traquer les fugitifs et les ennemis désignés.
Le même phénomène de mise en sommeil de la raison, Klemperer le retrouve lorsqu'il distingue le chant nazi du slogan : «Dans le chant, la mélodie est une graine qui amortit le choc, la raison est gagnée par le biais du sentiment. Le chant de ceux qui défilent au pas n'est pas non plus vraiment destiné aux auditeurs qui se tiennent sur les bas-côtés; ils sont seulement captivés par le mugissement d'un flot qui s'écoule pour lui-même. Et ce courant, cette communauté que crée le chant de marche, est réalisé plus facilement et plus naturellement que par le slogan : car, dans le chant, dans la mélodie, ce sont les humeurs qui se répondent, tandis que dans la phrase en commun, c'est la pensée d'un groupe qui est censée se trouver scandée. Le slogan est plus artificiel et plus étudié, il est plus violemment racoleur que le chant» (p. 317).
Si la LTI possède la capacité d'abattre les frontières entre différentes sphères comme celles du public et du privé, elle semble également capable de se fixer à et sur une langue qu'elle va parvenir à vampiriser, jusqu'à la remplacer, de la même façon qu'un cancer dévore plus ou moins lentement des tissus sains : «Le Troisième Reich n'a forgé, de son propre cru, qu'un très petit nombre des mots de sa langue, et peut-être même vraisemblablement aucun. La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers et, pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d'avant Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret» (pp. 40-1).
De telles phrases ne manquent pas de sonner curieusement à nos oreilles, puisqu'elles semblent douer la LTI d'une claire volonté de prédation qui, se réalisant au grand jour, de même que Hitler n'a jamais caché son programme politique avant que de réussir à être élu, n'en convoque pourtant pas moins des puissances cachées. Klemperer, d'ailleurs, n'hésite pas à affirmer son incompréhension devant le mystère de la diffusion et du prestige de Mein Kampf : «Comment ce livre a-t-il pu être diffusé dans l'opinion publique et comment, malgré cela, a-t-on pu en arriver au règne de Hitler, aux douze années de ce règne, alors que la bible du national-socialisme circulait déjà des années avant la prise de pouvoir : cela restera toujours pour moi le plus grand mystère du Troisième Reich» (p. 50). Je ne pense pas que la recherche historique ait fait beaucoup de progrès sur cette question, en effet, depuis l'époque où l'auteur déclarait ne point lui trouver de réponse rationnelle.
Il y a pourtant un autre mystère, qui semble assez peu compatible avec l'une des caractéristiques de la LTI selon Klemperer, qui est son homogénéité, que nous pourrions d'ailleurs penser constituer un gage de stabilité. Cet autre mystère est celui de la disparition brutale de la langue du Troisième Reich, alors même que le parasite a réussi à infecter l'organisme saint, la LTI se greffant ainsi sur la langue militaire jusqu'à parvenir à la détruire entièrement (cf. p. 282) : «La Seconde Guerre mondiale nous a maintes fois montré comment une expression qui, il y a un instant à peine, vivait encore et semblait même indéracinable, pouvait brusquement s'évanouir : elle a disparu avec la situation qui l'avait engendrée et dont elle témoignera un jour tel un fossile» (pp. 23-4), et l'auteur de citer des mots tels que Landekopf, tête de débarquement qui, selon celui-ci, n'aura vécu que du printemps à l'été 1944, Klemperer allant même jusqu'à prédire que le mot dénazification lui-même disparaîtra : «un beau jour, le mot dénazification aura sombré dans l'oubli parce que la situation à laquelle il devait mettre un terme aura elle-même disparu» (p. 24).
Je ne suis pas certain que tous les mots de la LTI aient disparu, ne serait-ce que celui décrivant la destruction programmée de cette langue et la nécessaire épuration des consciences ravagées par le poison nazi. Klemperer lui-même, à vrai dire, semble douter de cette mort : «On devrait mettre beaucoup de mots en usage chez les nazis, pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune» (p. 41) et quand bien même ils y seraient jetés et recouverts de chaux, certains d'entre eux continueraient, comme des revenants tourmentés, à venir nous hanter, la langue hystérique (cf. p. 59) étant celle qui jamais ne se tait tout à fait et toujours revient à la charge, comme une harpie.
Beaucoup d'auteurs ont évoqué la dimension religieuse du nazisme, Hitler et ses sbires ne paraissant jamais plus inspirés que lorsqu'ils organisent leurs apparitions comme autant de spectacles que nous pourrions vraiment dire cultuels. Victor Klemperer est sans doute l'un des tout premiers commentateurs du nazisme ayant repéré la parodie de fête votive, éminemment chrétienne, que le nazisme a prétendu mettre en place, si l'on en croit les extraits qu'il reproduit de son journal de l'année 1933, où il note, à la date du 19 septembre : «Le congrès du Parti est une pratique culturelle, le national-socialisme une religion – et je voudrais me persuader qu'il jette des racines peu profondes et clairsemées ?» (p. 63).
En somme, Klemperer tient peut-être là une des explications de la fascination qu'a pu exercer le nazisme sur les esprits les plus divers, y compris les plus armés, intellectuellement (3), pour résister à son prestige, en même temps qu'il tentait d'asseoir sa fumisterie ventriloque sur le socle religieux, chrétien et même christique. Commentant un communiqué rédigé de la sorte : «Cérémonie de 13 à 14 heures. À la treizième heure, Hitler viendra à la rencontre des ouvriers», Klemperer écrit ainsi : «C'est, à l'évidence, la langue de l'Évangile. Le Seigneur, le Rédempteur, vient à la rencontre des pauvres et des égarés. Raffiné jusque dans l'indication de l'heure. Treize heures – non, «treizième heure» – c'est comme s'il était trop tard. L'étendard de sang au congrès du Parti, c'est déjà de la même farine. Mais, cette fois-ci, l'étroitesse de la cérémonie religieuse est dépassée, le costume intemporel retiré, la légende du Christ transposée dans un présent immédiat : Adolf Hitler, le Sauveur, vient à la rencontre des ouvriers de Siemensstadt» (pp. 68-9).
Klemperer reviendra longuement sur cette «liturgie» (p. 82) noire propre au nazisme, seule capable, in fine, d'expliquer pour quelle raison un aussi piètre orateur qu'Hitler, dont la voix enrouée «est si peu mélodieuse, avec ses phrases grossières, à la syntaxe souvent indigne d'un Allemand, avec la rhétorique criante de ses discours, entièrement contraire au caractère de la langue allemande» (p. 86), alors même que le Duce, lui, «était toujours porté par le courant de sa langue maternelle» (ibid.), a sombré dans la «folie religieuse», voulant «se prendre pour un nouveau Sauveur allemand» (p. 87).
Ce qui frappe Klemperer, lorsqu'il dissèque patiemment, quotidiennement, la LTI, c'est sa formidable capacité d'agrégation, comme nous l'avons dit : ainsi, si cette langue malade n'est jamais présentée autrement que comme un poison ou une «épidémie nouvelle» (p. 88), si même le fascisme italien a pu l'infecter par le biais d'une «bactérie étrangère» (ibid.), force est de constater qu'elle représente une «maladie spécifiquement allemande, une dégénérescence proliférative de la chair allemande» et qu'elle est aussi parfaitement capable de se nourrir de la symbolique chrétienne, alors même que ses sbires détestent ce Juif qu'est le Christ (4), ou de se transformer en «psychose religieuse» (p. 150), ses mots reprenant «le sens de la transcendance chrétienne», les «actes du Führer et de son parti» transformés en «représentations catholiques ou pour ainsi dire parsifaliennes» (p. 153), le «fait qu'elle culmine dans sa dimension religieuse [venant], d'une part, de certaines tournures spécifiquement imitées du Christ (5), ensuite, et dans une proportion plus grande, de la déclamation de longues séquences de discours sur le ton du sermon et de l'enthousiasme» (p. 155), les «multiples expressions et tournures de la LTI qui touchent à l'au-delà [formant], dans leur homogénéité, un filet qui est jeté sur l'imagination des auditeurs et qui les entraîne dans la sphère de la croyance», le nazisme ayant été finalement pris «par des millions de gens pour l'Évangile, parce qu'il se servait de la langue de l'Évangile» (p. 162).
Ajoutons, à ce titre, et afin de contrebalancer les pseudo-thèses loufoques de quelques pitres contemporains, penseurs de quinzième zone et publicistes incultes, que Klemperer n'hésite pas à affirmer que le nazisme haïssait le catholicisme, sans doute parce que ce dernier a fait, grâce à nombre de ses plus simples ouailles mais aussi de ses représentants éminents, ce qu'il a pu, bien plus, parfois, que ce qu'il pouvait, pour aider les Juifs : «Quiconque prenait la foi catholique au sérieux se tenait à présent tout près des Juifs dans une même hostilité implacable envers Hitler» (p. 348).
Klemperer a ainsi parfaitement raison d'affirmer que la LTI a utilisé à ses propres fins une «terrible prostitution de la langue des Évangiles» (p. 338), ces termes sans la moindre équivoque étant tout de même moins suspects que ceux qu'utilise George Steiner lorsqu'il évoque la responsabilité directe du christianisme dans le déchaînement de la Shoah.
Klemperer lui-même n'hésite pas à employer un vocabulaire spécifiquement religieux, lorsqu'il évoque par exemple le «péché» dont la LTI s'est à ses yeux rendu coupable (cf. p. 333) ou bien encore le fait que Goebbels, en se suicidant, a réussi à se soustraire au monde, après avoir évoqué le tribunal de Dieu dans ses discours (cf. p. 329).
Si la LTI frappe les esprits par sa capacité reptilienne à se contorsionner et à envahir le plus petit recoin de langage resté sain, si elle peut à juste droit être comparée à une épidémie s'étendant à la langue allemande mais aussi à celle des Évangiles, c'est dans l'histoire de l'Allemagne qu'il faut pourtant chercher ses racines pourries, comme ne cesse de le rappeler l'auteur dans le chapitre 21 de son ouvrage, intitulé La racine allemande, où il évoque le Français Gobineau : «Pour apaiser ma conscience de philologue, j'ai essayé pendant l'ère nazie d'établir cette relation entre Gobineau et le romantisme allemand (6), et je l'ai aujourd'hui un peu renforcée. J'avais en moi, et j'ai toujours, la certitude que le romantisme allemand est très étroitement lié au nazisme : je crois qu'il l'aurait forcément engendré, même si Gobineau, ce Français allemand de cœur, n'avait jamais existé, lui dont l'admiration envers les Germains vaut d'ailleurs bien plus pour les Scandinaves et pour les Anglais que pour les Allemands. Car tout ce qui fait le nazisme se trouve déjà en germe dans le romantisme : le détrônement de la raison, la bestialisation de l'homme, la glorification de l'idée de puissance, du prédateur, de la bête blonde...» (p. 190). Ajoutons au romantisme la dimension parodique propre au barnum et nous pourrons reproduire les principales caractéristiques de la LTI ou bien, comme le craint Victor Klemperer, la «langue du Quatrième Reich en devenir !» (p. 208) : «Le romantisme et le business à grand renfort publicitaire, Novalis et Barnum, l'Allemagne et l'Amérique : dans la Schau et la Weltanschauung de la LTI, les deux coexistent et sont aussi indissolublement mêlés que la mystique et le faste dans la messe catholique» (p. 195).
Le peu de sympathie que Klemperer témoigne à l'endroit de l'américanisme (soit, dans son esprit : technique rationalisée, cirque publicitaire, mais aussi propagande, «confusion entre quantité et qualité», cf. p. 280) s'explique sans doute, du moins en partie, par sa sympathie à l'égard du régime soviétique, qu'il s'empresse de différencier du régime nazi, bien que l'un et l'autre présentent, il ne peut l'occulter, d'indiscutables caractéristiques communes : «Il est certain que le bolchevisme a fait son apprentissage technique en Amérique, qu'il technicise son pays avec passion, ce qui doit forcément laisser des traces profondes dans sa langue. Mais pour quelle raison fait-il cela ? Pour procurer à ses habitants une existence plus digne, pour pouvoir, sur de meilleures bases matérielles, après avoir diminué le fardeau écrasant du travail, leur offrir la possibilité d'une élévation intellectuelle. La profusion nouvelle de tournures techniques dans la langue du bolchevisme témoigne donc exactement du contraire de ce dont elle témoigne dans l'Allemagne hitlérienne : elle indique les moyens mis en œuvre dans la lutte pour la libération de l'esprit, alors qu'en allemand les empiétements du technique sur les autres domaines m'obligent à conclure à l'asservissement de l'esprit» (p. 210). Une multitude de témoignages comme celui, implacable, d'Ossip Mandelstam, nous ont hélas appris que, en russe, les empiétements du technique sur les autres domaines nous obligent à conclure à l'asservissement de l'esprit.
Selon Sonia Combe qui a préfacé l'ouvrage, la russophilie (7) mais aussi le communisme de Klemperer s'expliqueraient par le fait que les racines juives du penseur sont à ses propres yeux purement contingentes, «l'élan assimilateur» de la culture communiste refoulant «la différence juive» (p. 21), le médecin légiste de la LTI étant pour le moins circonspect face à ses propres origines juives, circonspection dans laquelle Alain Brossat, qui a postfacé l'ouvrage, s'est engouffré pour la transformer en franche défiance, voire mépris, lorsqu'il écrit : «Les lecteurs immergés dans cette sorte de pensée réglementaire qui dispose que le Crime sans précédent ni équivalent commis par les Allemands à l'endroit des Juifs trouve sa naturelle réparation dans la création de ce Judenstaat qu'appelait Herzl de ses vœux auront assurément été piqués au vif par les développements récurrents, où Klemperer met en rapport l'émergence du sionisme et la naissance de l'idée fixe de Hitler, et insiste sur les parentés de l'enragement du nationalisme allemand pré-nazi et de l'excentricité sioniste» (p. 371). Brossat, à la différence de Sonia Combe qui pointe l'aveuglement idéologique étrange de Klemperer, devenu citoyen de la RDA, à l'endroit de son nouveau pays, conclut même sa postface par quelques tirades dignes d'un échotier très peu philosémite lorsqu'il écrit de l'auteur qu'il «apparaît aussi par avance comme la conscience critique d'un monde d'après Auschwitz établi dans le confort sournois d'une «réparation» de l'outrage fait aux Juifs en forme d'institution d'un bloc de puissance juive installé comme un vigile de l'Occident au cœur du monde arabe» (p. 372).
Quoi qu'il en soit, la relative cécité de Victor Klemperer face à la novlangue soviétique est une question intéressante, qui peut-être s'explique d'assez prosaïque façon, par le fait que, s'il a résisté héroïquement face à la langue nazie et ainsi se préserver, tant que faire se peut, de ses miasmes, Klemperer s'est subitement trouvé sans force pour parvenir à lutter contre la propagande criminelle de la République allemande si faussement démocratique. Cet effondrement ou, à tout le moins, cette baisse de garde s'explique donc peut-être parce qu'il est effectivement terriblement difficile de parler impunément la «langue du vainqueur», cette fois-ci soviétique, qu'on «respire autour de soi» et alors même qu'on vit «d'après elle» (p. 261), «l'intellectuel (toujours isolé) [appartenant] lui aussi aux masses qui l'entourent !» (p. 236), peut-être encore parce que Victor Klemperer a estimé qu'il avait une fois pour toute accompli son travail minutieux d'analyse de la langue allemande, que cette langue était celle infestée par le germe nazi, et que cette langue ne pouvait donc être celle infestée par le germe, au moins aussi virulent, du stalinisme. La version anti-stalinienne de son analyse sur la langue nazie eût en tous les cas permis à Klemperer, une nouvelle fois, de s'approcher «au plus près de l'âme d'un peuple» (p. 210), c'est-à-dire sa langue.
Cette incapacité de mener, sur la langue de propagande soviétique, le travail accompli sur la LTI s'explique peut-être aussi par le fait qu'à trop vouloir affirmer que la langue nazie a absolument tout contaminé, y compris le sionisme de Herzl, Klemperer a manqué de ce substrat si typiquement juif qui lui eût permis, à tout le moins, de résister aussi bien au soviétisme meurtrier qu'au nazisme. L'analyste prodigieusement subtil de la langue nazie a peut-être considéré, en se trompant lourdement, qu'il est était impossible que la langue allemande puisse être une seconde fois profondément infectée par le poison totalitaire.
Peut-être faut-il aussi accuser l'absence réelle de prégnance de la tradition juive dans l'esprit de Victor Klemperer, voire une haine véritable, masquée par des rapprochements spécieux entre le nazisme et le sionisme, à l'endroit d'Israël, dont les ressorts psychologiques profonds, difficilement analysables, ne nous intéressent guère et mériteraient de toute façon une lecture approfondie de son Journal.
Certes, Klemperer a beau jeu d'affirmer que Hitler, profondément inculte, ne pouvait qu'avoir une connaissance indirecte et biaisée des théories de Herzl : «Je ne crois absolument pas qu'il ait lu quoi que ce soit sérieusement. Il n'a fait que saisir au vol des bribes de culture passe-partout, il n'a fait que répéter machinalement en désordre et qu'exagérer ce qu'il pouvait utiliser pour son système démentiel, mais c'est justement le génie ou la démonie de sa folie, ou le caractère criminel en lui [...] qui lui fait infailliblement présenter tous ces fragments saisis au vol de manière à produire un effet captivant sur des hommes primaires et, de surcroît, à métamorphoser en animaux grégaires et primitifs des hommes qui, au fond, possèdent ou possédaient déjà une certaine capacité de réflexion» (pp. 264-5), ou bien de prétendre qu'il «ne sera pas toujours facile d'établir avec certitude ce que le Führer et ce que tel ou tel cofondateur du Troisième Reich ont emprunté exactement au sionisme» (p. 274), mais il n'en réaffirme pas moins son rapprochement, en considérant que c'est chez Herzl que Hitler a appris «à considérer les Juifs comme un peuple, comme une unité politique et à les regrouper sous le terme de judaïsme mondial» (ibid.) ou bien encore en postulant la parenté entre les thèses de Herzl et celles de Hitler, par exemple dans le passage suivant : «Sans cesse, des concordances entre eux deux – concordances des idées et des styles, des psychologies, des spéculations, des politiques, et comme ils se sont aidés mutuellement ! De tout ce sur quoi Herzl fonde une unité populaire, une seule chose est parfaitement adaptée aux Juifs : le fait qu'ils aient un adversaire et persécuteur commun; c'est de ce point de vue que les Juifs de toutes les nations ont été amalgamés, face à Hitler, en un judaïsme mondial; Hitler lui-même, son délire de persécution et la ruse maniaque qui s'y greffe ont concrétisé ce qui auparavant n'existait qu'à l'état d'idée, et il a amené plus de partisans au sionisme et à l'État juif que Herzl en personne. Et à propos de Herzl : de qui Hitler aurait-il pu apprendre le plus de choses essentielles et utiles à ses fins ?» (p. 274). Victor Klemperer clôturera le vingt-neuvième chapitre de son ouvrage, intitulé Sion, par un nouveau rapprochement, cette fois opéré entre Martin Buber et le théoricien du racisme nazi, Rosenberg : «Parenté de style entre Rosenberg et Herzl, parenté dans plus d'une appréciation – placer l'agriculture et la mystique au-dessus du nomadisme et du rationalisme, c'est aussi ce que Rosenberg affirme de tout son cœur [...]» (p. 277), même si, in extremis pourrait-on dire, l'auteur éclaire le sens de cette nouvelle comparaison en affirmant que «les innocents et les empoisonneurs, les victimes et les bourreaux» (p. 278) puisent leurs références, y compris inconscientes, dans le romantisme véritable mais aussi kitsch qui est la racine du nazisme, partant de la langue qui a inoculé sa malfaisance à l'Allemagne tout entière.

Notes
(1) Notre éditions est celle donnée par Presses Pocket, coll. Agora, 1998, traduction et annotation d'Élisabeth Guillot, présentation de Sonia Combe et Alain Brossat.
(2) Klemperer affirme ainsi que la LTI «ne faisait aucune différence entre langue orale et discours» (p. 49). La fanatisation de la langue se caractérise par la prédominance du sentiment sur la raison : «Le sentiment devait supplanter la pensée, et lui-même devait céder devant un état d'hébétement, d'aboulie et d'insensibilité; où aurait-on pris sinon la masse nécessaire des bourreaux et des tortionnaires ?» (p. 314). Quelques lignes auparavant, l'auteur affirme que la LTI a recours, de manière absolue, aux «débuts primitifs et prédateurs de l'humanité» (p. 313).
(3) L'auteur affirme plusieurs fois que nul, pas même le philologue le plus compétent pour déjouer les pièges de la langue nazie (autrement dit : Klemperer lui-même, cf. p. 144 ou 236) ne peut se tenir à l'écart du poison ou de la «drogue» (p. 135) que constitue la LTI : «personne n'est épargné» (p. 133), tout comme personne ne peut estimer qu'il ne vomira pas sur un bateau, à partir du moment où il constate que l'une après l'autre, chacune des personnes qui sont à son bord se mettent à vomir à cause du mal de mer (cf. pp. 69-70). Sans doute serait-il intéressant de relever les occurrences des termes biologiques dans le livre de Klemperer, qui toutes assimilent la LTI, tout comme la langue allemande, à un organisme, qui parasitaire, qui contaminé. Pourrions-nous suspecter quelque trace de biologisme dans ce réseau de métaphores ? Intéressante également est l'image, digne d'un Karl Kraus, qui rapproche des nouvelles parues dans la presse de morts bien réelles : «Comme dans une fosse commune, les morts furent entassés les uns sur les autres dans un unique rectangle encadré de noir» (p. 168).
(4) Klemperer rapporte une histoire savoureuse, où il évoque un officier SS supérieur auquel la mésaventure suivante arriva : ayant demandé à une religieuse d'ôter de la chambre dans laquelle sa femme accouchait un crucifix, pour que la première chose que son fils voie ne soit pas «un fils de Juif», et la religieuse ayant bien évidemment été obligée de lui obéir, l'enfant naquit aveugle (cf. p. 98). L'auteur rappelle fort justement que le nazisme ne pouvait que haïr le christianisme et tenter de le combattre de toutes les façons possibles : «Il va de soi qu'à son acmé, la LTI doit être une langue de croyance, puisqu'elle vise au fanatisme. Mais ce qui est curieux ici, c'est qu'elle soit, en tant que langue de croyance, étroitement proche du christianisme, ou plus exactement du catholicisme, alors que le national-socialisme a combattu le christianisme et justement l'Église catholique, tantôt ouvertement, tantôt en secret, tantôt en théorie, tantôt en pratique, mais depuis le tout début» (pp. 152-3).
(5) La dimension parodiquement christique de Hitler est plusieurs fois soulignée par Klemperer. Voir par exemple p. 167 : «Et mettre Hitler à la place du Sauveur, dans des paroles non équivoques, cela représente l'expression de la suprême ardeur nazie».
(6) «Abolition des frontières [Entgrenzung] : tel est le sens de l'attitude fondamentale de l'action décisive de l'homme romantique, peu importe le domaine particulier où s'exprime l'essence du romantisme, que ce soit dans la ferveur religieuse, la création artistique, l'acte de philosopher, la vie active, la moralité ou la criminalité» (pp. 178-9). Et Klemperer d'assurer : «Sur la même prairie pousse la fleur et l'ortie : et : la racine allemande du nazisme s'appelle romantisme...» (p. 194).
(7) «[...] depuis que Tolstoï et Dostoïevski exercent une influence en Europe [...], depuis que le marxisme a évolué en marxisme-léninisme, depuis qu'il s'est associé à la technique américaine, le centre de gravité de l'européanité intellectuelle s'est déplacé à Moscou...» (p. 215).

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