Le firmament pour témoin (Lettres à Didier, III) de Vincent La Soudière (25/06/2015)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
IMG_1389.jpgÀ propos de Vincent La Soudière, Le firmament pour témoin. Lettres à Didier, III (1981-1993), édition établie, présentée et annotée par Sylvia Massias, Le Cerf, collection Alpha, 2015. Dans notre texte, les références entre parenthèses correspondent, comme pour le premier volume de ces lettres, à l'année, le numéro de la lettre indiquée et, bien sûr, la page de notre ouvrage.
LRSP (livre reçu en service de presse).



Rappel.
4010082243.jpgC'est à la nuit de briser la nuit (Lettres à Didier, I).





304337674.JPGCette sombre ferveur (Lettres à Didier, II).





IMG_50332b.jpgC'est le dernier tome des lettres que Vincent La Soudière a écrites à son ami Didier. Je me suis fait plusieurs fois la remarque, naïve peut-être mais qui n'en traduit pas moins le centre de ma préoccupation essentielle, que les ultimes années de vie de Vincent côtoyaient les miennes, celles bien sûr où je ne savais rien de lui, celles où, hormis son ami prêtre, Didier, Michaux, Cioran, son entourage familial et quelques-unes de ses connaissances, nul ne savait rien de Vincent La Soudière qui se suicida après avoir écrit ces mots, dans sa lettre du 5 mai 1993 : «Toutes les issues me sont fermées. J'ai donc décidé de me suicider» (lettre 797, p. 461). Cette détermination est glaciale, pourtant précédée par plusieurs allusions au suicide (cf. lettre 565, p. 33) et même : infernale, nous y reviendrons.
Cette impression de proximité n'a cessé de se renforcer au cours de ma lecture, difficile, laborieuse même, tant il ne perce, de ces dizaines de lettres, qu'un long suintement d'ennui, de maladies, de clochardisation progressive de Vincent, lui-même l'écrit puisque rien de ce qui le touche ne saurait lui échapper, de paralysie de la volonté et, peut-être, de l'âme elle-même, de solitude et de silence de l'écriture entrecoupés de brèves périodes durant lesquelles Vincent peut, à nouveau, écrire. Puis il retombe dans son atonie, son acédie profonde, qui paraît irrémédiable. Le lecteur pressé, donc inconséquent, pourrait se contenter de ne lire que les résumés des événements qui composent chacune des années de Vincent, que Sylvia Massias, remerciements une fois de plus soient adressés à son travail énorme mais précis, donne en guise de liminaire à notre lecture des souffrances banales composant la trame des jours de Vincent. Si ce même lecteur pressé est un psychanalyste, un psychiatre ou même un médecin, il pourra alors lire la destinée de Vincent La Soudière comme une longue, exténuante suite de désordres physiologiques et psychologiques, tandis que le prêtre, lui, du moins s'il s'est frotté quelque peu à la lecture de vies de saints, considérera que la trajectoire de ce pauvre homme et de cet homme pauvre doit bien incarner comme nul autre ce que nous pourrions appeler un saint de l'ombre, sans miracle à son actif (en sommes-nous certains ?), un saint avorté, sans lumière qu'épisodique, sans parole que paralysée le plus souvent, faible, malade, sans prière qu'obstruée par une gangue de ténèbres. Vincent, dans ces lettres qui sont de très loin les plus désespérées de son abondante correspondance, crie et même hurle : qui l'a entendu ? Son ami Didier nous indique, dans quelques lignes d'une sobriété exemplaire, qu'il n'a rien pu faire pour son ami après avoir lu sa dernière lettre postée le jeudi 6 mai 1993 à 18 heures, qu'il ne reçut que le lundi 10 mai à 12 heures 45, «trop tard pour entreprendre quoi que ce soit» (Notes du destinataire, p. 462). Comme tous les autres, comme tous ses lecteurs, passés et, espérons-le, à venir, je suis arrivé trop tard.
Continuant de lire, fort lentement, ce dernier tome, la lettre 694 que Vincent a écrite le 8 novembre 1989 m'a bouleversé, alors qu'elle n'est pas, en soi, remarquable, dans laquelle il évoque sa visite au Centre Pompidou, pour aller y voir l'exposition des peintures de Bram Van Velde, un artiste qui l'impressionne par sa rigueur : «Je sors d'une exposition remarquable au Centre Pompidou : des toiles de Bram Van Velde. Il n'a été reconnu qu'à l'âge de 60 ans; il n'a jamais rien fait que d'intègre, sous nécessité intérieure. On ne connaît de lui pas plus qu'une centaine de toiles... [...]. Avant sa mort, peut-être Dieu va-t-Il le récompenser ?... (il n'a pas cessé de peindre dans les conditions les plus atroces, que je préfère taire)» (1989, 695, pp. 254-5). Je me souviens très bien d'être monté comme nous disions, avec ma classe d'hypokhâgne, à Paris, pour pouvoir visiter cette exposition, sous la houlette de notre professeur de français, le très actif et même bouillonnant et parfois même brouillon mais en tout cas perpétuellement enthousiaste Patrick Laudet. Je ne suis pas certain d'avoir contemplé les toiles de Bram Van Velde, comme Vincent, au mois de novembre, mais cela n'a finalement que peu d'importance, et il me plaît d'imaginer que j'ai peut-être frôlé la frêle silhouette de Vincent La Soudière ou, à tout le moins, que nous nous sommes longuement arrêtés devant les mêmes toiles du peintre néerlandais.
C'est peut-être, en imaginant cette scène, le seul moment où j'ai été réellement proche de Vincent qui dans ce dernier tome regroupant les lettres qu'il a échangées avec son ami Didier devient une espèce de monstre qui nous montre, comme tous les monstres, ce qu'il importe de voir et que nous nous refusons pourtant, de toutes nos forces, de voir : l'horrible désespoir, la déchéance d'un homme qui semble complètement dérouté par la certitude de vivre dans une société amoindrie, elle-même vide, désespérée. La tombée de Vincent en son propre sein n'est que la conséquence profonde, bien sûr invisible sous le microscope, de ce que le génial Max Picard a appelé la fuite devant Dieu. Vincent est accaparé, meurtri, dévoré par des problèmes que nous connaissons bien, mais qui n'ont fait que grandir au fil des années, et qui ont pour nom : échec, solitude, névrose, dépression, ennuis de santé, incapacité d'aller vers autrui, sentiment de profonde inutilité, hermétisme même, parfois démoniaque selon l'analyse fameuse de Kierkegaard, prostration, certitude de n'avoir plus rien à dire ni écrire, désespoir pour finir, mais aussi approfondissement de la foi, découverte, parfois bouleversante, du sens de la souffrance et de la figure du Christ. Vincent La Soudière atteint dans ces dernières lettres des rivages où nous ne pouvons nous aventurer, sauf à prétendre rejouer sa vie, calquer la nôtre sur sa déveine consubstantielle, nous mettre dans les pas de cet horrible travailleur, et ces rivages le laissent pour une fois sans voix, lui qui ne parvient plus à écrire mais use pourtant, et jusqu'à la corde comme il ne cesse de le confesser à son ami qui d'ailleurs semble ne pas être dupe (cf. lettre 780 du 7 octobre 1992), de tous les artifices du langage pour, comme il le dit, jouer et jouer encore du violoncelle de la souffrance, de la petite musique du guignon perpétuel, immanent, comme attaché à chacun de ses gestes, quand il arrive encore à en faire un !
Désespoir, suicide, fermeture progressive de toutes les issues humaines et même spirituelles, «crise du sens» (1981, 587, p. 63), «déprise progressive» (1982, 596, p. 82) et «inertie paralysante» provoqué par un «état dépressif qui dure, qui dure» (1982, 597, p. 84). Mais il y a la vision que ce monstre d'inaptitudes nous montre (monstre et montrer proviennent de la même racine, qui désigne ce qu'il y a à voir), implacable, comme un prophète de l'Ancien Testament qui jamais n'aurait vu ni même entendu Dieu, et qui hurlerait dans un désert où personne ne l'écouterait : «Il m'aura fallu passer par là, par les flammes et le souffle et l'évanouissement, pour me retrouver homme et contempler comme un enfant les belles choses que Dieu a faites pour nous. Avant cet avant-goût céleste, il a fallu mourir et se tenir pour mort. Absolument mort à tout, et à soi-même. Sans technique ni discours, sans mandala, sans mantra, sans méthode, se soumettre à l'explosion interne et perdre jusqu'à la dernière vigie» (1992, 762, p. 407). L'espoir n'est qu'un désespoir surmonté, et nous pourrions dire à l'identique que la vision n'est elle-même qu'un aveuglement surmonté, que l'écriture n'est qu'un mutisme tenu, laborieusement dans le cas de Vincent, en respect, pour quelques jours ou bien quelques heures seulement.
Ce n'est certainement pas un hasard si, à mesure que ses forces s'amenuisent, qu'il se décourage, Vincent comprend que la seule figure qu'il vaille la peine d'aimer, à laquelle il faille tenter de se conformer, est celle du Christ souffrant, puisque tout «est fait avec du mystère» (1992, 761, p. 406).
Vincent, l'inerte par excellence («L'inertie est mon lot», 1991, 759, p. 393), celui qui vit dans une «urgence morne» (1991, 758, p. 391), celui qui est incapable d'écrire, apparemment, s'il ne s'est pas joué l'air convenu du désastre dont toutes les notes ont été jouées mille fois, dont tous «les airs funèbres sont épuisés» puisque, ajoute-t-il, le «clavier de l'affirmation est entièrement vierge» et qu'il est «le puceau de la réalité et l'escroc de la souffrance» (1991, 754, p. 387), celui qui confesse n'avoir vécu qu'une «vie ratatinée» (1991, 738, p. 351) parce qu'il a vécu «une sorte d'aliénation métaphysique, de désorientation, au sens propre du terme» qui l'a mené «non loin de l'aliénation mentale» (1991, 736, p. 346), Vincent est aussi l'homme qui s'estime «sur le chemin d'une anthropologie vécue», d'abord «dans l'agonie de l'arrachement» où il a «descendu tous les degrés de l'être», «aujourd'hui dans un silencieux et timide émerveillement» (1991, 735, p. 343) qui, comme tout le reste, comme n'importe laquelle des haltes où il croira pouvoir reprendre pied, ne serait-ce que pour quelques jours, sera balayé.
Les dernières lettres, les plus émouvantes, parfois celles qui trahissent un état de délire évident, pousseront jusqu'à ses dernières conséquences l'identification ou plutôt, pour reprendre un terme aux connotations mystiques évidentes, l'imitation du Christ. Vincent, comprenant, ayant compris depuis belle lurette que toutes les portes se fermaient les unes après les autres (et cela malgré quelques salutaires haltes où il reprend pied, cf. lettre 765, p. 411), du moins dans cette vie terrestre pour laquelle il s'est révélé si peu adapté, devient une espèce de membrane, une peau de tambour tendue jusqu'à se rompre, et qui plus d'une fois s'est rompue à vrai dire, qui tremble du plus minuscule événement se communiquant par vibrations, sans que personne d'autre que notre solitaire forcené ne puisse profiter d'une telle ductilité à ce qui est invisible, à ce qui gémit dans la nuit et, à ses oreilles, gronde de colère et de rage, de désespoir au miroir duquel il jauge sa propre souffrance : «Tout est fait avec du mystère», écrit Vincent, je l'ai noté, dans une lettre (761) du 21 février 1992, mais il aurait pu écrire : «Tout est fait avec de la souffrance», cette dernière étant décrite comme «l'expérience fondamentale de l'humanité, quelles que soient les époques et les conditions», pour tous «sans exception, sauf quelques individus favorisés par l'argent, la santé et autres biens».
Oui mais que faire de cette «souffrance omniprésente» («hébétude, inappétence, angoisses, inertie, désintérêt total de toutes choses, quasi-impossibilité de lire et d'écrire et de rédiger des lettres»), sinon, en ayant une fois encore la certitude de vivre «en plein Mystère», l'adresser au Christ, dont le visage, avec celui de l'ami fidèle Didier, se tient devant Vincent ? (1992, 765, p. 412). Comment un être aussi démuni que Vincent, qui parfois pèse moins de 50 kilogrammes, pourrait-il transmuer sa souffrance dans une époque qui ne la voit pas, qui ne le voit pas, qui considère que la souffrance ne doit ressortir qu'à la seule compétence des soins médicaux ?
Malade chronique, paralysé dans son élan vital, incapable de plus en plus d'écrire et ne considérant pas ce qu'il parvient à arracher de son inertie avec beaucoup d'aménité, l'écrivain posthume (cf. p. 413) qu'est Vincent La Soudière peut à bon compte affirmer : «J'ai tout perdu et j'ai gagné la joie» (1992, 766, p. 414) et, en dépit de sa «trop précieuse névrose» (1992, 771, p. 421) qui semble tout de même, quoi qu'il en dise, être un sérieux concurrent voilant la certitude que Dieu «n'a jamais été aussi proche de sa créature», Vincent s'est lancé sur un grand chemin, dont il mesure avec stupéfaction, et emphase aussi (son péché mignon, sur laquelle il s'exprimera longuement (cf. lettre 752, 1991, p. 384) les stations : «J'ai revêtu (je le crois) le manteau écarlate du Christ après la flagellation. Restent le Calvaire et la Crucifixion. Pas une épine de la couronne du Sauveur qui ne sera plantée dans ma tête. N'est-ce pas là l'itinéraire de tout chrétien ? Cela fait parfois ma joie» (1992, 770, p. 420).
Mais Vincent est l'homme qui, malgré sa lecture de Rimbaud, ne sait pas tenir le pas gagné, et ce volume de ses dernières lettres est déchirant, car nous y mesurons comme nulle part ailleurs les doutes, les erreurs, les folies, les échecs et les prostrations de celui dont la vie a été à bon compte «une suite de douleurs intolérables» qui est, «en réalité, notre couronne de mariées» (1992, 771, p. 422). Comment pourrions-nous lui tenir rigueur de ces élans qui retombent, de ces envolées suivies de paralysie et d'aphasie ? Comment ne comprenons-nous pas qu'il a manqué à ce Dante privé de réels moyens d'écriture un Virgile qui, à tout le moins, aurait ouvert pour lui certaines des portes d'airain qu'il n'a même pas la force de faire bouger d'un millimètre ?
Très vite, comme toujours, Vincent se renferme : «J'ai un hoquet métaphysique. Je vis accroupi sur quelques pierres. Le vécu a pris le pas sur le pensé. Ma solitude est devenue indéchiffrable» (1992, 772, p. 423), les mots ne viennent plus, et ceux qui viennent, trop maigres, trop malades, ne devraient servir qu'à s'oublier, au rebours de tant d’œuvres indigentes, comme celles d'un Gabriel Matzneff, traité de «lopette qui se roule dans le sexe, et n'a plus aucun intérêt» (1992, 783, p. 436). Nous sommes, sur ce point, parfaitement d'accord cher Vincent !
Ayant désespéré de tout, du moins finira-t-il par s'en convaincre, Vincent La Soudière crie, hurle je l'ai dit, médite l'exemple de Job et, misérable, égrenant pour la millième fois la longue théorie de ses maux psychiques et physiques (cf. lettre 778, p. 430), est tout de même capable d'écrire une de ces phrases qui témoignent pour une vie tout entière, et soulèvent la condition de l'homme, fût-il mendiant, à sa dignité éminente : «Je crois qu'il faut avoir désespéré de tout pour être admis à la table de la seule Espérance» (1992, 772, p. 424). Sylvia Massias a ainsi parfaitement raison lorsque, dans son Avant-propos, elle écrit que Vincent La Soudière a laissé «un témoignage qui pourrait s'avérer capital, en ceci qu'à travers lui se révèle le coeur du combat, caché mais essentiel, de notre époque» (p. 11).
Tout est consommé, ou plutôt : tout semble consommé, car nous pècherions contre l'espérance si nous nous déclarions vaincus. Il reste donc à Vincent à imiter le Christ, à offrir sa souffrance «à celui-là seul dont la souffrance sauve et rachète» (1992, 779, p. 432), à estimer qu'il ressemble «au Christ vivant», tout en précisant qu'il souffre comme Lui, mais qu'il ne l'a pas voulu et que tout lui a été retiré (1993, 789, p. 446), et à larguer les amarres, à explorer des «intérieurs sidéraux avec d'autres instruments que les chirurgiens» (1993, 790, p. 447), à s'enfoncer en lui-même où il aura vite fait de retrouver la trace de l'antique mensonge et de son Père (id., p. 448). Ailleurs pourtant, il affirme qu'il n'a «pas encore sondé la profondeur de [sa] solitude...» (1993, 794, p. 457) dans laquelle il se jette par son suicide, prenant congé de son seul ami, Didier, une fois qu'il a constaté que toutes les issues lui étaient fermées. C'est l'aveu déchirant, ultime : «Adieu, mon seul ami, mon seul confident. Prie pour moi. Efface l'ardoise de mes péchés (car ceci est une confession). D'immenses pâturages devant moi. Ma vie peut enfin commencer» (1993, 797, p. 462).
Elle peut enfin commencer, elle qui n'a jamais réussi à s'ébranler, Vincent n'ayant pas qu'une seule fois songé à se suicider (cf. lettre 728 du 14 octobre 1990, p. 322), l'homme étant rivé à son moi qu'il déclare être un enfer (cf. 1990, 724, p. 317 (1)) et qu'il est bien forcé d'extérioriser, à tout le moins devant Didier, en procédant à ce qu'il appelle un «exhibitionnisme psycho-spirituel du plus mauvais goût» (1990, 718, p. 311), enfer qu'il ne parvient même pas à écrire alors que, s'interrogeant à voix haute dirait-on, il se désespère de retrouver «l'état d'enfance spirituelle devant l'écriture» (1990, 715, p. 307), enfer qu'il ne parvient même pas à partager auprès des autres, à le leur jeter à la figure, comme le dernier geste de l'homme reclus et abandonné, car l'enfer enferme disait Jean-Luc Marion. C'est pour cela que Vincent déclare à son ami ne goûter que la seule compagnie des putains, dans une lettre magnifique : «Pourquoi une «prostituée». Tu vas me comprendre sans délai : la prostituée est tombée au dernier degré de la déchéance; c'est pourquoi je lui ressemble, dans mon ordre. J'ai roulé au plus bas et trouve dans une prostituée une sorte de «double» de moi-même, où je me retrouve comme en un miroir» (1990, 714, p. 302), cette confession nous rappelant le très grand roman de Paul Gadenne intitulé Les Hauts-Quartiers, où Didier, sorte de Vincent avant l'heure, finit par prendre sous sa protection une putain, et aussi Le Démon de Hubert Selby Jr. Dans une lettre écrite le 11 août 1982, Vincent confessait déjà chercher «dans des bars mal famés» le «substitut de fraternité que [lui] refuse la vie ordinaire», à travers «les regards équivoques des prostituées, les voix rauques des ivrognes, dans la crasse et le bruit et la promiscuité», là où il «éprouve une furtive et pauvre communion humaine», «la plus pauvre, la plus humiliée» précise-t-il, avec de conclure : «et buvant et parlant avec ces rejetés, me monte au cœur une espèce de sanglot muet et de réconfort dans la détresse» (1982, 599, p. 90). Il n'y a pas seulement, dans cette volonté de s'adresser aux plus simples, de vivre en leur compagnie, le goût que témoignerait Vincent pour une vie débarrassée de son insupportable carcan social, de ses prétentions à la normalité. C'est une faim autrement plus essentielle, intime et profonde, venue de loin, qui lui fait recevoir l'exigence de s'ouvrir aux autres, et pas seulement bien sûr aux lettrés. Dans ce refus du clinquant se dessine l'ébauche d'une expérience réelle de la littérature, débarrassée de la moindre afféterie sociale, exigeante, terrible, terrifiante, solitaire. Pour Vincent, la littérature est désolation, dépouillement total : «Il faut pâtir d'une faim spirituelle pour recevoir le Poëme; accepter d'être vulnérable; attendre que survienne l'impossible musique des sphères...» (1982, 608, p. 100, l'auteur souligne). Vincent La Soudière, consciemment, même si, bien souvent, il se désole de la souffrance infinie qu'il tire de ce simple état de fait, s'est exposé comme nul autre (Vincent van Gogh ? Antonin Artaud ? Georg Trakl ?) à la corne de taureau qui peut à tout moment, s'ils lâchent prise, embrocher les meilleurs danseurs sautillant et dansant autour de la masse furieuse, énorme et noire, des muscles oints de sang et de sueur : «une vie humble d'écrivain ignoré, qui persévère, sans preuves ni assurances, et remet tout son travail et tout son être entre les mains du Père» (1982, 610, p. 102). Le merveilleux écrivain qu'a été Paul Gadenne eût pu je crois sans trop de peine écrire de tels propos.
Reprenons. Égrenons. Jouons nous aussi du violoncelle. Déchéance, solitude («nu et seul, exposé au vent corrosif du désert», 1984, 632, p. 135), peur panique devant l'écriture (cf. lettre 625 du 6 janvier 1984, p. 125), conscience du péché, «séduction des ténèbres» (1984, 629, p. 130), enfermement dans une subjectivité qui est un véritable tombeau (cf. lettre 711, 1990, p. 295), comme s'il était «complètement envaginé en [soi-]même et dans l'en-deçà» (1990, 707, p. 287), «cadavre ajourné» (1990, 707, p. 282) écrit-il encore : Vincent semble présenter, mais je ne sais si lui-même s'en était rendu compte, quelques-unes des caractéristiques que Kierkegaard a analysées comme étant constitutives de l'hermétisme démoniaque que nous avons longuement évoqué à propos de Monsieur Ouine. Vincent, littéralement, ne peut pas être, puisque tout son drame, psychologique, moral, spirituel, ontologique osons le mot, est de ne jamais parvenir à sortir de lui-même, ou de n'y parvenir qu'un temps, quelques heures, quelques jours lumineux et, à son échelle du moins, féconds.
C'est sur cet enfermement de dément ou bien, au sens étymologique du terme, d'idiot, que se greffe l'interrogation essentielle de Vincent, questionnement qui traverse les lettres, bien souvent superbes de tristesse réelle, contenue ou bien surjouée, et aussi, parfois, tellement agaçantes, mais pas moins, toutes, si sombres : «Le grand problème, pour moi, est de baptiser, de christianiser ma souffrance que, jusqu'à présent, j'ai laissé se développer seule, dans un isolement funeste» (1990, 706, p. 283).
C'est la raison pour laquelle la figure du Christ est, pour Vincent, aussi importante, et qu'elle semble même constituer, dans ses lettres, l'interlocuteur véritable dont Didier n'est finalement que le représentant officiel, seul capable de faire mûrir en lui «une saison secrète qui ne se déploie pas dans l'espace de ce monde», définitivement perdu, ajoute Vincent, pour lui (1990, 704, p. 280). Il faut en effet une ouverture, un jour percé dans le cachot de l'hermétisme, s'il est vrai que Vincent s'est «brûlé à la flamme métaphysique de la seule intériorité» (id., p. 279) et qu'il est désormais incapable, il ne cesse de le constater ou bien de s'en plaindre, de vivre, vivre tout simplement, lui qui nous répète qu'il ne vit plus les «temps bénis» où il écrivait comme on respire, «avec une foi aveugle et une aveugle allégresse...» (1990, 703, p. 278), alors que maintenant, il ne semble plus savoir que jouer le même air (de violoncelle, dit-il), celui de l'image facile, voire ridicule : «Je piétine dans l'atone, dans l'aphone, dans le téléphone sectionné» (1990, 701, p. 275).
Ailleurs, c'est une confession bouleversante qui éclaire quelque peu la secrète hantise de Vincent, une femme, Teresa dont il rêve, une fois par mois depuis plus de trente ans, et qui fut son premier amour, et qui lui fit renoncer, au début des années 60, à la vie monastique : «Seulement un long fleuve de désir et de larmes et un flot qui ne s'arrête jamais, où que je me trouve, et même au sein d'amours ultérieures, elle était toujours là, rivée à moi, viscéralement présente en tout ce que je fis» (1991, 743, p. 363). Comment parvenir à la chasser de son esprit, elle qui semble avoir cristallisé toute sa douleur, comme si son fantôme (Vincent nous confie ne l'avoir jamais revue) attirait à lui les réalités les plus contraires, la soif d'amour et la nécessité de la solitude, la quête éperdue et la fuite devant Dieu, le présent de l'épreuve permanente et le passé brillant comme les premiers rayons du jour ?
Ainsi ce sont d'identiques images de sécheresse, d'immobilité, d'enfermement et, a contrario d'ouverture constamment procrastinée ou refusée, qui reviennent : «L'enfer, c'est de ne pas être employé, de ne pas donner son plein. Dieu aussi, en un sens, a un enfer : il se «meurt» de ne pas être aimé des hommes; il est une mine d'or trop peu souvent visitée» (1990, 697, p. 269).
Si quelque étudiant ne craignant pas de s'atteler à une tâche difficile me lisait, sans doute me permettrais-je de lui conseiller d'étudier, dans les lettres de Vincent et tout particulièrement dans celles qui composent ce troisième volume, la figuration de la quête spirituelle, la recherche de la voie de la sainteté et de l'imitation du Christ, dans leurs rapports avec l'interrogation sur la souffrance non seulement physique mais mentale. Cette problématique me semble passionnante qui, d'une autre façon, a été frayée par Joris-Karl Huysmans et bien sûr Michel de Certeau dans sa Fable mystique. Nous revoyons-là surgir les linéaments du discours mystique, toujours enté sur le problème du corps et, partant, de la souffrance, qu'il s'agit d'interpréter comme l'unique obole nous permettant de franchir le pas qui nous sépare de toute vie chrétienne véritable : «C'est saint que je veux être; mais rien ne vient», écrit ainsi Vincent le 30 juillet 1989 (1989, 692, p. 244), et nous pouvons lire la multitude des descriptions des maladies qui l'affligent comme une espèce de vélin où s'écrit, au fur et à mesure qu'il se consume de n'être pas ceci ou cela (amant, écrivain, croyant, saint, homme tout bonnement) un texte invisible, le seul qui compte et que nous donnent, dans l'effroi et l'obscurité devant le mystère d'une telle destinée, ces centaines de lettres clamant l'impossibilité d'être.
Ces mêmes réflexions pourraient nous mener, aussi, à étudier la relation entre le croyant tourmenté qu'était Vincent et l'institution ecclésiale contemporaine qui, comme il le pense, ne semble plus avoir le «pouvoir d'intégrer et d'élever socialement des hommes et des femmes qui ne croient plus en Elle» dans «un monde presque totalement déchristianisé...» Demeurent pourtant la «puissance rémanente des rites, alors. Des rites, des gestes, des paroles, des musiques», cependant que «leur sens transcendant», lui, «a été oublié, et qu'on regarde une statue de la Vierge comme on regarderait n'importe quel tableau dans un musée» (1985, 644, pp. 162-3). Pas tout à fait, cher Vincent, même l'étrange Michel Houellebecq ne peut s'empêcher de sentir passer, à côté de lui, quelque souffle mystérieux qu'il finira bien par accepter, tel un Durtal de chair et de sang...
Finalement, c'est la condition de l'homme moderne qui est figurée, incarnée jusqu'au grotesque, dans les lettres de l'homme réduit, malade, raté, piétiné, saint lui-même avorté, de la nuit plutôt que du jour qui, seul dirait-on, est contraint de porter une souffrance dont il ne sait que faire, le Christ semblant empêché, ô blasphème, du moins pourrions-nous le penser à lire Vincent, de porter la souffrance de son serviteur, quoi que ce dernier en dise du reste (cf. lettre 688, 1989, p. 238 : «Eh bien voilà, ma souffrance s'est mystérieusement agrégée à celle du Christ sur la croix»), et même s'il sait parfaitement, comme il l'écrit dans une des trois seules lettres qu'il a rédigées en 1988, que le Christ est «le seul médecin», le «seul maître de la santé et de la maladie» (1988, 684, p. 230), le seul capable de le tirer du shéol (cf. 1987, 681, p. 220) où il demeure, prisonnier volontaire intoxiqué par sa propre souffrance, pauvre malade souffrant d'asthénie névrotique chronique (1987, 679, p. 218, l'auteur souligne (2)) qui l'aura mené, tout au long de la terrible année 1986, au bord de la clochardisation (cf. 1986, 670, p. 203). Auparavant, il aura évoqué la descente du Christ aux Enfers en ces termes : «Le Christ est donc descendu plus bas que moi; je ne suis donc plus tout à fait seul dans cette expérience du retrait de l'humain : le Christ a connu cela, aussi, et pire que cela. Il me précède de loin dans les lieux infernaux, dans ces extrémités d'abandon et de ténèbres où moi, pauvre créature, je n'atteindrai pas. Divine descente au terme de laquelle il n'y a plus d'homme, mais l'impensable chaos antérieur. Dieu seul pouvait descendre si bas. Je ne suis, à cet égard, qu'un rigolo des enfers» (1981, 562, p. 27, l'auteur souligne).
«Il n'est pas de joie solitaire; il n'est de joie que solidaire», écrit Vincent en recopiant un des rares textes qu'il a réussi à écrire (1985, 659, p. 180) pendant l'une de ses longues périodes de prostration ou bien, comme il le dit lui-même, de «douloureuse glaciation» (1985, 655, p. 174) qui lui font comparer sa vie à celle d'un «lapin apeuré» (1985, 647, p. 167). Le malheur, lui, est profondément solitaire, et c'est la raison pour laquelle Vincent ne parvient pas à se libérer de son propre cachot, enfermé qu'il est dans «une inertie paralysante» (1982, 597, p. 84) : il est englué dans le malheur, mais son art est totalement incapable d'en faire quelque chose, de le transformer en œuvre, c'est encore là une image de ce double enfer qu'évoque Vincent, homme sans vie, écrivain sans texte. Voyons-le se comparer à Kafka, avec sa lucidité habituelle, la lucidité propre aux hommes du souterrain : «Pour vivre – pour écrire –, il faut avoir au moins un point de vue qui soit hors du malheur; un rocher au-dessus des flots noirs. Archimède ne demandait pas plus : un point d'appui, un seul, à partir duquel il se faisait fort de soulever le monde. Même Kafka – cet homme de l'échec et du désastre – possédait ce point de vue sauvé du malheur : la littérature. Il croyait à la littérature; au pouvoir, au salut de la littérature. Je n'ai point cette assurance. Ce point de vue m'a été retiré. Et il n'y a aucune force volontaire qui puisse me le rendre» (1984, 640, p. 150, l'auteur souligne).
Il n'y a pas davantage de force volontaire qui peut pousser Vincent à tenter de donner sens à la souffrance quotidienne qui est la sienne, souffrance physique et psychique, cette névrose qualifiée d'«empêchement central» (1981, 575, p. 48), il n'y pas davantage de force volontaire pouvant le pousser à tenter de rendre signifiant (cf. lettre 586, 1981, p. 61) le dépouillement, aberrant ou digne d'un fol en Dieu (3) qui serait égaré dans un monde sans foi, auquel il est parvenu : «Chaque jour agit comme un coup de râteau qui laboure et disperse; un coup de serpe qui taille et émonde; un grand vent qui rabote et fait tourner la tête» (1982, 596, p. 83).
Il n'y a pas plus de force volontaire qui aurait été capable, contrairement à la certitude qui était celle de Vincent en 1981, d'avoir pu faire descendre son écriture au shéol avec le Christ, précédée par lui en somme, l'écriture du poète précédée et sauvée par le Verbe, car l'expérience poétique, même chez un Georg Trakl dont la puissance littéraire est sans commune mesure avec celle de Vincent, ne peut rien dire de l'abîme du mal. La certitude même de la remontée, après la descente, nous est désormais bouchée, refusée : «Ma voie (poétique) est tracée désormais. Je n'en changerai plus. L'anathème, le sarcasme, la perdition, l'abîme, le désespoir, sont donc baptisés en quelque sorte !» (1981, 561, pp. 23-4, l'auteur souligne).
Vincent, le 4 janvier 1981 (lettre 561, p. 21) écrit à Didier qu'il n'en finira jamais avec le malheur, et trace le programme de ses futurs textes : Géhenne, Sans, Eschaton, autant de stations uniquement souterraines, comme l'était La Jérusalem d'En Bas, un texte datant de 1980, puisque la quatrième étape (ou bien la troisième, car nous pourrions confondre sans peine je crois les deux premières), l'étape de la délivrance, clairement eschatologique pour le coup, n'est jamais venue. Autant de stations qui, assurément, ne constituent pas un programme «très rigolo» comme il le dit et que Vincent a expérimentées, sans jamais parvenir, tel l'illustre maître, à quitter l'Enfer pour raconter ce qu'il y a vu, comme s'il n'en finissait pas de porter toute la souffrance du monde sur ses épaules, tel «le bloc de Basalte noir qu'on [lui] donna à [sa] naissance» (id.), incapable de s'échapper de la prison eschatologique qu'est sa vie (cf. lettre 562 du 19 janvier 1981, p. 36), ayant surestimé ses forces et ayant pensé, au point de frôler le blasphème ou même de l'avoir embrassé en toute conscience, qu'il pouvait être, pour les besoins de son exploration littéraire, anathème et séparé du Christ.
Mais un homme fort, bien plus fort que ne l'a été le pauvre Vincent, un génie pleinement conscient de son énergie et de son implacable détermination pourrait-il, lui, sans quelque folie, oser se séparer du Christ pour accomplir cette si haute mission surnaturelle que se fixe, non sans exagération bien sûr, notre écrivain maladif, une fois mort comme il se doit, conscient de son échec terrestre, prenant «le firmament pour témoin» (1991, 740, p. 356) alors qu'il n'aura au contraire fait que descendre une à une les marches le conduisant vers le désespoir pleinement terrestre ? : «Assez pleuré, assez gémi. Le rideau va tomber – et le silence. On me reverra dans l'autre monde, enfin une plume à la main, écrivant l'odyssée des pauvres pendant mille ans sur les ailes des anges» (1982, 601, p. 93).
Mais, de cette odyssée, nous ne savons rien, et les ailes des anges ne bruissent plus qu'aux oreilles de Dieu.

Notes
(1) La thématique de l'enfer, terrestre et surnaturel (cf. lettre 712, 1990, p. 298; la lettre qui précède cette dernière évoque amplement la réflexion de Vincent sur ce thème, ainsi que celui de la substitution si chère à Massignon) mériterait en elle-même une longue étude. Remercions Sylvia Massias d'avoir eu la bonne idée de nous donner en annexe de son ouvrage le très bel article de Wilhelm Maas sur la descente du Christ aux Enfers, qui ne cessa de questionner Vincent La Soudière (cf. lettres 561 et 562, 1981).
(2) Il faut lire le programme d'une des journées de Vincent, incarnation tragique du Bartleby de Melville, pour savoir ce que signifient ces mots (cf. 1985, 660, p. 183).
(3) «La soustraction, la soustraction de toute consolation, de tout appui, de toute paix, de toute parole intérieure. Est-ce ainsi que se forme un poète ? C'est peut-être ainsi que se forge un chrétien..., raclé jusqu'à l'os, appauvri jusqu'au néant...» (1981, 565, p. 33).

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