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03/10/2010

Le démon de Hubert Selby Jr

Crédits photographiques : Brennan Linsley (AP Photo).

Hubert Selby Jr est mentionné dans ce long article ayant initialement paru dans La Revue des Deux Mondes dirigée par Michel Crépu.

41MZX3GGFBL._SS500_.jpgÀ propos de Hubert Selby Jr, Le démon [1976] (Éditions 10/18, coll. Domaine étranger, 2004).

Le Démon de Selby, que je termine, non sans avoir pesté, dans un premier temps, contre la lenteur de l’histoire et la banalité des aventures sexuelles que multiplie Harry White, le personnage principal. La dernière page du roman est superbe, où Harry se jette dans la mer, une fois commis son dernier crime, atroce, blasphématoire. Voici ce qu’écrit l’auteur : «[…] et il se pencha et lentement, lentement, très lentement son corps s’inclina vers l’avant et tomba et fendit son propre reflet et son ombre en forme de croix en pénétrant dans l’eau froide, et Harry fut un instant paralysé par le choc et, inconsciemment, il se mit à nager pour tenter de remonter à la surface, mais le poids de ses vêtements trempés, la force de la marée et de courants sous-marins l’attirèrent de plus en plus profondément dans les ténèbres glacées et pendant une fraction de seconde il cessa de lutter et resta immobile comme le sens véritable de son existence lui apparaissait soudain et il fit face à cette vérité pendant un bref et éternel instant, puis il ouvrit la bouche pour crier […]».
Quelle est donc cette vérité infernale à laquelle Harry est confronté une première et dernière fois, si ce n’est de dire qu’il a été un criminel, dès le premier instant où nous avons commencé à suivre son histoire grotesque et banale, dès le premier instant, sans doute, où il est apparu dans l’esprit de Selby ? La force du romancier, en tout cas, est de ne jamais tenter d’expliquer de quelle nature est cette attirance démoniaque qui entraîne Harry dans les sentines du Mal, de la haine de soi.
Suprême culot puisque l'écrivain se moque même des explications qu’un psychiatre (l’un des plus éminents de New York est-il pourtant précisé) délivre, la mine gonflée d’une ridicule prétention, à son patient (cf. p. 249). Le mystère d’Harry est pourtant d’une tragique banalité et il porte un nom, que les petits rongeurs freudiens grignotent en complexes : Harry a le goût de la déchéance et, en toute logique, parvient à son tréfonds, le meurtre puis le suicide, comme l’a analysé superbement Jean-Luc Marion dans un article sur l’enfermement démoniaque (recueilli dans l'ouvrage intitulé Prolégomènes à la charité). De sorte que le commentaire du traducteur de ce roman, Marc Gibot, dont on se demande pour quelle raison il évoque cette œuvre, est parfaitement ridicule lorsqu’il affirme que le cri de Harry n’est pas de détresse, mais «Merde jusqu’au bout !».
Ah bon, monsieur le traducteur, qui traduisez Selby avec quelque liberté que rien ne vous autorise si l’on en juge par le texte original (libertés et approximations déjà bien visibles dans une vieille interview-fleuve avec l’auteur parue dans Libération) ? Apparemment, vous avez oublié de lire l’exergue emprunté par Selby aux Psaumes. Apparemment encore, vous avez oublié de lire La nouvelle histoire de Mouchette qui vous eût enseigné que, sans même commettre un quelconque meurtre, existe pour certains êtres muets une forme d’acceptation tragique de leur misère les conduisant jusqu’à un suicide qui les délivrera paradoxalement de l’emprise du démon, que Mouchette, à la différence d'Harry, n'aura jamais vu.
Cependant… Non, je corrige ma dernière appréciation sur l’œuvre, l’une des plus remarquables, de Bernanos, car la seconde Mouchette, à la différence de la première, n’est pas une petite vicieuse qui rechercherait le Mal consciemment. En ce sens, parce qu’elle ne commet aucun crime, qu’elle est la misérable absolue, la destinée de la seconde Mouchette est infiniment plus pure que celle d’Harry, cet homme obsédé par la réussite et le sexe qui, d’une certaine façon paradoxale, est lui aussi une espèce de pauvre absolu, le pauvre que secrète notre société ivre de consommation et d’argent.
Que tente de nous dire Selby ? Que l’homme moderne, débarrassé de Dieu tout autant que du diable, est désormais dramatiquement seul et incapable de comprendre la noirceur de son âme ?
Sans doute.
Je vais lire les autres romans de Selby. J’ai également été marqué par le sentiment d’irréalité qui empêche quiconque, y compris la femme d’Harry, pourtant sincèrement éprise de son mari, d’aider le pauvre diable, que rien ne distingue d’un de ces golden boys exportés par les États-Unis dans le monde entier et qui paraît agir, se mouvoir et parler derrière les barreaux invisibles d’un mauvais rêve.