Une révolte sans nom, un défi à la mort : Arthur Rimbaud croisé par Hugo von Hofmannsthal (06/12/2020)

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Photographie (détail) de Juan Asensio.
Hofmannsthal2.JPGRien ne nous laissait prévoir l'apparition fameuse, dans les Instants de Grèce (1) rédigés après un voyage que le grand poète entreprit en avril et mai 1908 en compagnie du comte Kessler et du sculpteur Maillol, puis qu'il fit paraître à partir du mois de juin 1908 jusqu'en 1914. Dans le deuxième de ces textes, intitulé Le voyageur, la tonalité quasiment hallucinatoire de la rencontre nous est donnée par l'exergue : Les chiens aussi ont leurs Érinyes, avant que n'apparaisse un homme dont Hugo von Hofmannsthal ne nous donne jamais le nom mais qui, à l'évidence, n'est autre qu'Arthur Rimbaud, du moins une espèce de Rimbaud implacable et muet, hiératique aussi bien que miséreux, exténué mais encore brûlant d'une énergie inconcevable, un homme revenu de tout, dont Joseph Conrad se souviendra lorsqu'il décrira son sombre héros, Kurtz, à moitié mourant mais doué encore d'une voix prodigieuse, bien capable de tétaniser les sauvages qui l'adorent comme une idole capricieuse et sanguinaire.
Nous vîmes surgir, écrit Hofmannsthal, «celui qui avait connu les plus indicibles souffrances, avant de se dérober à nous pour toujours» (p. 174), un homme totalement muré en lui-même, qui «écarte de lui toutes les mains, se tapit dans le monde souterrain des grandes villes, répond à toute avance par le sarcasme, se crispe dès qu'on mentionne ses dons, son génie, comme le condamné recule devant le fer rouge», écrit des lettres aussi, dans lesquelles «l'espérance sonne comme une menace, où de sèches déclarations se durcissent en une révolte démesurée, en une condamnation à mort par lui-même prononcée», et qui ne croit se battre que pour amasser toujours plus d'argent, alors qu'il «lutte en fait contre son propre démon dans un dessein exceptionnel, impossible à nommer» (p. 175), autant de qualificatifs qui conviennent aussi bien au poète muré dans son silence, que j'ai rapproché de celui d'Ernest Hello, qu'au Kurtz tapi au fond des ténèbres, puis étendu, comme le poète aux semelles de vent, sur une civière alors qu'il agonise, fixant son regard dans la forêt impénétrable qui l'entoure et va d'ici peu l'avaler, comme s'il ne s'agissait pour elle que de récupérer l'un des siens.
Cette rencontre sera suivie d'une autre, spectrale elle aussi mais également brutale, sans la moindre concession accordée à la sensiblerie poétique, ces deux errants, dont le second seulement est nommé, apparaissant comme des visions supérieures puisque, un jour, «c'est chaque être vivant qui se révèle, un jour c'est chaque paysage, et il se lève alors sans réserve : mais à celui-là seul dont le cœur est ébranlé» (p. 182). Autrement dit, c'est Hofmannsthal lui-même, bien sûr, véritable sismographe spirituel, qui pourra être le réceptacle de pareilles expériences, qu'importe qu'elles aient été imaginées, du moins pour la première à l'évidence.
Il est fascinant de constater que c'est la figure du poète le plus intransigeant qu'ait porté la France (en Allemagne, nous songeons à Trakl et à Celan), capable de se murer vivant dans l'in pace de ce que Kierkegaard nommera l'hermétisme démoniaque, qui est évoquée par le poète de la pure présence, de l'éloignement d'un langage verbal trop pauvre pour désigner le monde infini des choses et des êtres, comme si Rimbaud seul, mais au prix de quelles incroyables souffrances et surtout de l'exercice d'une volonté non pas de fer ni d'acier mais de diamant, pouvait s'accorder au mystère, faire corps avec lui, chanter avec lui, comme si «c'était le mystère lui-même qui chantait, un son au-delà de l'être» (p. 167), la folle tentative de Rimbaud s'accordant en fin de compte à la permanence harmonieuse que peut ressentir le voyageur en terre grecque, non seulement antique mais nous laissant entrevoir ce qu'il y avait avant même l'antiquité, comme quelque fond d'un puits d'une profondeur insondable : «Quel torrent est assez vénérable pour avoir grondé dans le même lit depuis dix siècles ? Quel olivier antique, depuis dix siècles, fait murmurer la même frondaison dans le vent ?» (p. 169) et, au-delà même d'une remontée vertigineuse des siècles, qui nous permet de regarder au fond d'une citerne, nous pouvons voir «tout en bas», l'inaccessible, l'innommable qui est présent, «non mis à nu, non voilé, non préhensile, mais ne se refusant pas non plus : bref, il est à portée» (p. 170), même si le langage, encore une fois, cet impuissant, ne sera d'aucun secours dans le tentative de le nommer, voire, simplement, de l'évoquer.
Tout est signe, je l'ai dit, pour Hugo von Hofmannsthal, absolument tout, mais, à un degré de puissance qui provoquera chez lui un véritable choc, d'abord la peinture de Van Gogh ou bien les statues grecques (certaines du moins, parcourues par l'énergie de la réelle présence), et ce sont ces hiéroglyphes que l'art dispose sous nos yeux qui peuvent devenir le prélude à plus grand qu'eux, «pressentiment d'un départ en [lui] aussi», d'un «élargissement rythmé de l'atmosphère» et «marche d'un pied ferme au long d'un fleuve inconnu», «ascension d'une montagne tourmentée, encore jamais vue» (p. 193), autant d'expériences qui veulent à tout prix s'éloigner de la matière pulvérulente des livres, car même «si d'une étoile tombait rien qu'un organe banal mais vivant, fragment de fleur ou bout d'écorce, il y aurait là un message qui nous ferait frisonner» (p. 171), comme le symbole au sens le plus fort et plénier du terme, «de la vie vécue, et de la vie qui continuait de vivre quelque part» (p. 173), cette vraie vie (mentionnée p. 183), absente nous le savons, qu'un Rimbaud ou un Carlo Michelstaedter se seront mis en tête de trouver, d'expérimenter, de ressentir, ne serait-ce que durant le temps qu'il suffit à un clignement de paupière pour protéger l’œil fragile d'une lumière trop vive et même, pure, qu'Hugo von Hofmannsthal, peut-être, aura vue, à la toute dernière ligne de son texte, sans qu'il puisse nous en dire davantage : «si l'inaccessible se nourrit de mon être et si l'éternel se sert de moi pour fonder son éternité, est-il quelque chose encore qui me sépare de la divinité ?» (p. 197).

Note
(1) Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes (traduction de l'allemand par Jean-Claude Schneider et Albert Kohn, Gallimard, coll. Poésie, 1992, pp. 163-197 pour le recueil indiqué. J'ai évoqué dans une précédente note un autre recueil de ce grand poète, mais qui ne contient pas ces Instants de Grèce.

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