Le Navire de bois de Hans Henny Jahnn (28/08/2025)
Photographie (détail) de Juan Asensio.

Publié en 1949 sous le titre Das Holzschiff, ce texte envoûtant, qu'il convient de relire pour se pénétrer de son étrange musique qui transparaît même dans la traduction donnée par René Radrizzani pour José Corti (1) en 1993 puis rééditée dans la collection «Les massicotés» en 2007, peut être apprécié comme une sorte de diamant noir résolument unique qui en douterait !, méthodiquement taillé par l'auteur qui a dû désirer en faire admirer la perfection, même s'il constitue le premier tome de l'ensemble intitulé Fleuve sans rive (Fluss ohne Ufer), avec les deux volumes des Cahiers de Gustav Anias Horn (traduits par Huguette et René Radrizzani, toujours chez Corti, en 1997).
Nul besoin de lire ces textes de l'auteur, d'autres encore, pour comprendre assez rapidement que Le Navire de bois peut être interprété comme le théâtre flottant sur lequel se livre un fascinant combat entre le domaine du mystérieux, de l'insolite, de l'occulte, de l'incertain, superbement qualifié de «métal liquide [qui] peut nous transpercer en nous brûlant» (p. 48) et de l'énigme, autant de catégories propres à ravir quelque universitaire qui n'aurait pas oublié les travaux de Michel Guiomar, catégories que nous ne confondons donc pas puisque l'auteur les mentionne tour à tour, parfois même de l'horreur et du démoniaque, et celui de la raison, incarné par Gustav, le jeune homme voyageant comme passager clandestin d'un bateau à l'architecture bizarre, la cale bourrée d'une cargaison sujette aux plus folles supputations, armes d'un nouveau genre ou cercueils hermétiquement scellés dont on redoute de connaître le contenu, architecture inextricable sortie tout droit du cerveau visiblement baroque du «vieux Lionel Escott Macfie» (p. 14) qualifié de «génie des lignes courbes» (p. 9), composant un dédale de coursives secrètes dont jamais les personnages ne comprendront le but si ce n'est, peut-être, de leur tendre un piège où seront capturées leurs vacillantes déductions, et dans le ventre duquel disparaîtra la fiancée dudit jeune homme, Ellena, sans que jamais on ne parvienne à élucider cette disparition (du moins, dans ce texte-là), ironiquement manifestée au moment où coule le navire, et que son équipage, sur des canots de sauvetage, peut contempler sa figure de proue, avant qu'elle ne soit à jamais engloutie, figure de proue comme il se doit féminine, femme bien réelle et cargaison dont jamais nous ne saurons la nature perdues pour toujours, comme ces verres gravés maniaquement conservés par le cuisinier du navire, et dont les ciselures représentent une histoire toute chargée de symboles impénétrables, que l'auteur nous jette sans bien sûr daigner les interpréter.
Une histoire de plus semble-t-il nous dire, qui se perdra dans la multitude probablement indénombrable d'autres textes considérés comme autant de rébus dont il importe en fin de compte assez peu de percer le sens, s'ils ont réussi à nous maintenir en attente d'une résolution toujours procrastinée ce qui est je crois, ma foi, une assez bonne définition, certes là encore une parmi tant d'autres, de la littérature.
Le Navire de bois peut, pourrait ou a pu, je ne sais, favoriser l'excroissance d'une foule d'interprétations psychanalytiques, comme toujours souvent grotesques, toujours très peu pertinentes en tout cas et tellement pauvres, et desquelles, comme toujours encore, nous nous tiendrons le plus loin possible; en tout cas, nous ne pourrons pas nous tromper en affirmant que jamais ne vient la révélation que les personnages sont systématiquement sur le point de connaître et, qu'ainsi, contre ce qu'écrit l'auteur en personne, «l'espace derrière les choses» (p. 127) puisse apparaître, puisque rien, à vrai dire, n'apparaît si ce n'est tel mirage prenant la place du précédent qu'on croyait pourtant être la vérité, telle supputation farfelue ou ayant toutes les apparences du bon sens remplaçant telle autre, et nous ne pouvons donc, les yeux grands ouverts sur les ténèbres, que soupçonner l'existence de quelque «grande unité dans l'angoisse oppressante face à l'inconnu» (p. 109), seule communion entre des hommes qui ne cessent jamais de se parler et de s'interroger mutuellement et qui ne parviennent pas à se comprendre, s'enfermant dans le mutisme et, même, dans l'hermétisme du Démon selon Kierkegaard, comme le montre l'exemple du personnage du subrécargue cristallisant toutes les rumeurs, la fiancée, Ellena, allant même jusqu'à craindre d'être «subjuguée de voir apparaître un homme alors qu'elle s'attendait au masque du malin» (p. 120).
Jahnn, s'amusant de notre crédulité sans doute, décevra nos attentes puisque, comme tous les personnages réellement sataniques, le subrécargue n'est qu'un homme habillé en gris, très fade, témoignant de «la froideur distante qui émane des guichets publics» (p. 51). Si satanisme il y a c'est, comme dans tant d'autres textes s'insérant dans un basculement dont nous n'avons probablement pas mesurer l'immense portée, dans la médiocrité administrative qu'il se trouve, où s'épanouissent tous les démons de petite envergure engendrés par notre époque, plus d'une fois nous étant rappelée l'évidence que le subrécargue est un homme sérieux et consciencieux qui a dû assumer des obligations (cf. p. 54) qui nous resteront inconnues, mais dont on pourra sans peine frémir à l'idée de ce qu'elles impliquent : après tout, «même l'ombre d'un doute rend un homme inapte à participer au transport» (p. 57), de marchandises secrètes ou de cadavres ou d'hommes et de femmes considérés comme des marchandises.
Le Mal rôde, assurément, mais ne parler de l'étrange navire entièrement fabriqué de bois que comme d'une scène de théâtre après tout commode pour que Dieu et Satan s'y livrent un rude combat serait aussi rester à la surface des choses, comme de croire que la sonde psychanalytique puisse être l'instrument le plus idoine pour forer différentes strates interprétatives. En fait, il faut bien au contraire inverser notre perspective, et considérer que le bateau qu'imagine Hans Henny Jahnn est moins une scène d'exposition qu'une prison, ayant pour but de contenir l'expansion de la pourriture, comme le montre l'admirable récit d'un des personnages, charpentier de son état, évoquant la mystérieuse figure de Kebad Kénya, plus vraiment vivement et pas encore mort, qui contamine durant deux siècles au moins (mais on n'a pas de raison de penser que son influence néfaste ne s'est pas propagée dans le monde des vivants au-delà de cette période) le monde visible qu'il voit mais qui ne le voit plus, puisqu'il a été enterré, et aussi parce que son étrange et horrifique histoire, inventée ou peut-être réelle, nous ne savons trop, n'est point isolée, «comme si l'évolution n'avait pas répété à l'infini les mêmes destinées des hommes» (p. 142), comme si le conte ténébreux de Kebad Kénya ne renforçait pas la leçon de celui qui le précède, cette fois-ci raconté par Klemens Fitte, sordide à souhait puisqu'il évoque son propre passé et celui de sa mère, contraints tous deux de se prostituer pour survivre, en vertu de l'évidence selon laquelle «l'être humain succombe lorsque ses boyaux sont vides et que sa tête ne maîtrise plus les grands cercles qu'il lui incombe de sonder» (p. 131).
Le Navire de bois rayonne d'une attention soutenue qu'un Julien Gracq, par exemple, aurait pu tenter de mobiliser lorsqu'il déploie, dans un décor de carton-pâte, de fausses intrigues aussi effilochées et translucides qu'un ectoplasme, en rappelant sans cesse que le domaine sur lequel les hommes ont autorité, tant que l'on peut parler d'une quelconque autorité autre que vicaire qui serait exercée par les hommes, peut parfois présenter des dehors, des indices, des parcelles de signes ou même quelque éclat fugitif, témoignant d'une réalité suprasensible indicible, communicable lors d'un de ces moments extrêmement dangereux, lorsque les boyaux de l'être humain sont vides «et que sa tête ne maîtrise plus les grands cercles qu'il lui incombe de sonder» (p. 131), durant encore un de ces «instants critiques où l'on paye le prix pour être né» (p. 129).
Ce n'est du reste pas d'une grande originalité que de pointer cette éphémère compénétration entre deux univers, comme si «l'évolution n'avait pas répété à l'infini les mêmes destinées des hommes» (p. 142), les rendant comptables, pour tout dire, de l'exposition des différents indices qu'ils auront patiemment collectés au cours de leur vie pour assembler l'image, fût-elle vague, d'un univers qu'ils auront tenté d'apercevoir, s'ils ont souhaité remplir leur mission réelle d'hommes, comme si, aussi, Satan, qualifié, traditionnellement, de «Maître du mensonge» et de «source originelle des convoitises, avait enveloppé le navire d'un effronté réseau de mailles» (p. 167) dont le subrécargue serait l'un des serviteurs plus ou moins diligents, ce qui veut dire que, si un personnage n'est pas secondé, chez Jahnn, par des puissances bénéfiques (il n'y en a aucune dans notre texte) ou maléfiques (il y en a bien davantage), il ne pourra pas aller bien loin, y compris (surtout) s'il ne parie que sur les forces de la raison ratiocinante.
Ainsi, le subrécargue, Georg Lauffer, semble trop vite correspondre aux standards romantiques de l'allié du Démon, qu'il n'est sans doute pas : «L'équipage avait chargé le subrécargue d'une façon beaucoup trop grossière. Comme si le mal affichait son triomphe lorsqu'il se fixait dans un homme ! Comme si les puissances ténébreuses émettaient un grondement dès qu'elles s'étaient attaché un serviteur ! Il était probable que l'être déchu adoptât le masque de l'innocence. Même un scélérat avait besoin de protection» (pp. 172-3). Quelques pages plus loin, l'auteur montre encore toute la différence séparant un personnage complexe comme le subrécargue de véritables pervers, «ramassant des ordures, des injures bestiales, ces blessures cicatrisées de cervelles craintives ou pourrissantes. Pour eux, la puanteur était un délice, et la pureté un ennui insupportable. Ces insensibles qui, malheureux, mille fois tenaillés par leur débauche, ne sourcillaient même pas» (p. 218), sont on le voit bien éloignés du subrécargue, qui ratiocine et ne veut pas qu'on le juge sur sa seule mine certes peu avenante. Ne confondons donc pas, dès lors, quelques «lueurs de moisissure avec les chaudrons ardents de l'enfer» (p. 217), et inversement, puisque «personne ne peut affirmer [qu'un linge propre dans l'obscurité] n'a pas été maculé» (p. 63), car l'être humain, comme l'écrit superbement l'auteur, n'est pas un brasier, et cela alors même que «les grands criminels, les messagers du royaume de Satan, les Gilles de Rais», même si «peu importait le nom», sont généralement «immédiatement punis» (p. 219). Ce sera sans doute assez dire que le subrécargue est inquiétant, comme le montre ce passage peignant un portrait complexe du personnage : «Lorsqu'on se trouvait subitement face à lui, on était saisi d'effroi. Il imposait le respect. Pourtant, ce qui frappait n'était pas l'aspect sublime de ce sentiment. Il s'y mêlait un soupçon de quelque chose d'interdit. Un marchand d'esclaves, un négociant inflexible, ou le sens extrême du devoir, à un poste perdu, poussé jusqu'à une inutile cruauté. Quelque chose d'inquiétant émanait de cet homme. Il avait un visage impassible, qu'on pouvait considérer comme impitoyable ou criminel. Et ce silence implacable et obstiné des lèvres !» (p. 16) qui jamais ne s'ouvriront tout à fait, même lorsque l'écrivain, pressé par son éditeur, apportera des réponses et lèvera de nouvelles questions dans la suite de son Navire de bois, les Carnets de Gustav Anias Horn.
Le texte de Jahnn est rempli de présences que l'on sent rôder autour de soi, sans qu'on puisse les voir, qu'il s'agisse de l'armateur du navire, de la fiancée si mystérieusement disparue de Georg ou même de la mère d'un des personnages, Klemens Fitte qui finira par se jeter dans la mer pour la rejoindre, présences occultes par lesquelles l'au-delà signifie son existence et l'attention pour le moins trouble qu'il semble porter à notre monde, lorsqu'il lui est donné de nous observer par le biais d'un sas, comme le figure le navire tout entier : «Comme si le mystère avait besoin de parois nues pour s'engouffrer rapidement», ainsi qu'un «coup de vent traverse des branches dégarnies, dans les espaces aérés, et transperce ces limitations» (p. 189). Mais si cet autre monde peut franchir les barrières qui nous protègent de lui et nous voir, sidérés ou apeurés, arc-boutés à notre quotidienne routine, que pouvons-nous voir, nous, de lui ?
Rien nous répète à l'envi l'auteur, qui multiplie les déceptions narrative pour quelque lecteur pensant que le livre qu'il tient sous son regard relèverait du genre de l'enquête policière : le navire transporte une mystérieuse cargaison et, quand enfin on arrive à l'atteindre, voici que nous sommes bernés : «Gustav se plaça contre la caisse, avec sa lampe. Il regarda à l'intérieur, hypnotisé. Tous regardèrent à l'intérieur, hypnotisés. Elle était vide» (p. 196); de la même manière, Gustav ne comprend ni n'admet que la réalité lui joue des tours, qu'un «objet dont il se rapprochait jusqu'à quelques centimètres se dérobât encore» (p. 215).
Cette dérobade ontologique, à moins qu'il ne s'agisse, plus banalement, que d'un vulgaire pied-de-nez narratif, pour ainsi dire, se renforce encore lorsque le navire est décrit comme un objet défiant les lois de la physique, non pas seulement dans l'immensité de ses coursives, la bizarrerie baroque de sa construction, mais dans son essence elle-même, comme s'il ne pouvait que se retraire hors de notre univers, alors que tous nos sens, en éveil, nous affirment qu'il nous entoure : «S'entêter de croire à ce récit magique eût été absolument blâmable, si on n'avait pu par des calculs, des mesures, comme pour la trajectoire d'une planète invisible agissant par sa masse sur les astres voisins, établir que ce monstrueux bloc inaccessible, véritablement menaçant par ses dimensions et par son inutilité manifeste, coupait en deux le fond de cale» (p. 203).
C'est constamment le même jeu, disais-je, entre le visible et l'invisible ou plutôt, entre la matière et ce qui n'est pas seulement de la matière, ne peut se révéler que par elle tout en restant offerte, donnée, dans un mode lui-même aporétique et secret, à jamais inviolable, comme cette «soute à cargaison [qui] reste scellée» (p. 240) alors que le bateau coule; ainsi, les voiles ne cessent de s'interposer les unes derrière les autres à mesure que Georg, aidé de plusieurs membres de l'équipage, croit se rapprocher de la fiancée disparue, de ce qu'il en reste du moins très probablement, cadavre en putréfaction scellé dans une cachette introuvable ou, qui sait, quasi-fantôme participant de la présence méphitique rôdant sur le navire de bois : ainsi nous est-il dit que ces hommes ont «approché le mystère de très près» et même qu'ils l'ont cerné car, «certes, il se cachait. Mais il se trahissait en même temps par la matière qui manifestement lui était nécessaire» (p. 233), comme si le sujet véritable du roman de Jahnn, au fond, ne concernait que la tentative d'une phénoménologie de la réelle présence, celle du subrécargue cachant ses intentions et brûlant de les révéler, au moins à la fiancée qu'il aura essayé de courtiser, celles de plusieurs personnes se refermant sur elles-mêmes puisque, ni morts ni vivants, elles étaient damnées (cf. p. 242), celle du fiancé devant sa promise ou, bien davantage encore, de ce même jeune homme devant Dieu, Voyeur absolu et pourtant d'une discrétion toute divine, infinie : «L'homme a honte de sa nudité, sauf devant Dieu, qui est discret» (p. 229) écrit ainsi l'auteur sous forme d'ironique maxime ou, pour reprendre une formule précédemment utilisée, de morale provisoire.
Note
(1) Sans autre indication, les pages entre parenthèses renvoient à cette édition, point parfaitement relue puisque j'y ai relevé plusieurs fautes qui, très certainement, n'intéresseront pas l'éditeur soucieux d'en offrir un nouveau tirage propre, comme : «elle ressemblait à une jeune fille que l'on a engrossée» (p. 66) ou bien «déterminer un homme à se sous-traire» (p. 69), aussi «des hommes expérimentes» (p. 164), «étouffante équivoque» (p. 174), «lorsqu'il fut descendu de deux étages» (p. 190). Le verbe «éprouver» est répété à une phrase d'écart (cf. p. 215). Le terme «augure» est masculin et non féminin, comme l'indique l'accord fautif avec l'adjectif bon p. 232.
(2) Voir ce passage : «Je déteste la banalité qui règne de nos jours, et ceux qui l'engendrent, qui ne savent pas chanter et ne construisent même pas d'églises, mais sillonnent les mers pour faire du négoce et font du négoce pour en vivre», in Pasteur Ephraïm Mgnus, traduction de l'allemand par René Radrizzani, José Corti, 1993, p.136.
(3) Trait d'union manquant dans le texte.
(4) C'est une des thématiques constantes de la pièce de Jahnn que nous avons citée que cette critique portée contre les mots usés, qu'il faut donc revitaliser.
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