Au-delà de l'effondrement, 43 : La folle semence d'Anthony Burgess (07/03/2013)
Crédits photographiques : Buddhika Weerasinghe (Getty Images).
Le testament de l'orange d'Anthony Burgess.
Publié en 1962, traduit onze années plus tard par Robert Laffont, La folle semence est, comme l'écrivent les journalistes lorsqu'ils ne savent pas quoi écrire, d'une folle actualité, à la réserve près que Burgess est logique, alors que nos dirigeants politiques, eux, ne le sont pas, à tout prix désireux d'accorder la magnifique chance de la paternité et de la maternité à des couples homosexuels : «Une femme de votre intelligence. Laissez la maternité aux castes inférieures, comme l'a voulu la nature», ironise l'écrivain (1). Nos homosexuels, eux, ne paraissent pas avoir d'autre désir, de quête plus estimable que ceux de revenir à la Nature, ce qui doit signifier, sans doute à leurs propres yeux (propos ô combien scandaleux pour nos modernes adorateurs de l'enfant), qu'ils l'avaient quittée, cette Nature, du moins qu'ils s'en étaient écartés.
Je conseille quoi qu'il en soit, aux apôtres de la paternité et de la maternité pour tous, puisque c'est l'unique affaire, sous la comique robe de mariée pour futurs parents de toutes inclinations et inclinaisons sexuelles, tout autant qu'aux catholiques à tropisme plus ou moins paillard qui, reflet de leur profonde nullité intellectuelle, semblent se reconnaître dans la poissonnière délurée qui est devenue leur papesse versicolore, je conseille à ces irréductibles adversaires qui partagent, au moins, le sens du ridicule, de lire La folle semence.
Les uns y trouveront des arguments contre ce crime qu'ils considèrent comme étant contre-nature, ou de lèse-paternité, et, surtout, la vision cauchemardesque (mais point dénuée d'humour) d'un avenir après tout possible sinon probable. Les autres, du moins s'ils possèdent quelque sens de la dérision, en seront pour leurs frais, mais comprendront toutefois que la condamnation, par Anthony Burgess, d'une société devenue folle, n'est point sans ambiguïté, ne serait-ce qu'en raison du catholicisme pour le moins original que l'auteur développe dans son roman.
La scène qui ouvre ce dernier, et qui décrit les formalités strictement procédurières dont doit s'acquitter Beatrice-Joanna Foxe qui vient de perdre son enfant, est d'une cruauté absolue tant elle est glaciale : dans un monde surpeuplé qui de plus va connaître de mystérieuses épidémies (2) affectant les cultures et les animaux d'élevage, toute naissance est un crime et l'homosexualité est plus que chaudement conseillée, imposée à dire vrai, y compris par des mesures radicales d'auto-castration, et tant pis pour les quelques couples hétérosexuels, de toute façon à brève échéance déclassés, qui oseront s'aimer : «[...] le pays entier était couvert d'affiches placardées par le ministère de l'Infertilité, et étalait, dans des couleurs d'une ironique fraîcheur enfantine, un couple d'un sexe ou de l'autre s'étreignant, tandis que la légende claironnait : QUI DIT SAPIENS DIT HOMO» (p. 16), slogan tout à fait remarquable et d'une logique inattaquable que nos apôtres de la procréation pour tous n'ont encore jamais osé utiliser, nous nous demandons bien pour quelle obscure raison.
Le thème de la démographie galopante n'est pas une nouveauté, lorsque Burgess, après tant d'autres, l'illustre. Thomas More au XVIe, qui ne limitait pas le nombre des enfants, limitait en revanche drastiquement celui des familles (6 000) dans chaque cité, alors que c'est la République qui contrôle les naissances dans La Cité du soleil de Campanella. Le nouveau monde industriel et sociétaire, publié en 1829 par Fourier, admet implicitement qu'un certain nombre de nourrissons doivent être éliminés, si nous voulons conserver l'idéale proportion de la population telle qu'il l'établit dans un tableau intitulé Phalange en grande échelle. Il faudra attendre la fin du siècle pour que l'inévitable Zola, plus idéologue que romancier selon son propre maigre cahier des charges littéraire, affirme dans Fécondité, un roman fort heureusement oublié, que l'utopie socialiste doit, en tout premier lieu, être une maternité fonctionnant à plein temps.
La littérature d'anticipation semble de nos jours bien davantage obsédée par le problème de la surpopulation que par celui de la dépopulation, comme l'illustrent bien des livres anglo-saxons mais aussi des films hollywoodiens.
Dans le roman d'Anthony Burgess, l'élimination strictement rationnelle des enfants n'est évidemment pas la seule façon de réduire la population mondiale puisque le mari de Beatrice-Joanna, le placide (et cocu) Tristram Foxe, aura vite fait de comprendre que la guerre dans laquelle il s'est malencontreusement enrôlé n'existe pas, le gouvernement britannique estimant finalement que la mort au combat, fût-il imaginaire, permet aux hommes, en se sublimant, de ne point désespérer avant que leurs cadavres, comme dans Soylent Green, ne nourrissent les populations affamées.
Il parviendra toutefois à s'échapper du carnage et à retrouver sa femme qui, entre-temps, aura mis au monde des jumeaux, dont il n'est très certainement pas le père, son épouse ayant eu une liaison torride avec le très puissant Derek Foxe, qui n'est autre que le frère de Tristram.
Entre-temps aussi, l'Histoire a retourné sa veste ou bien changé son fusil d'épaule, puisque des cultes orgiastiques et anthrophagiques ont remplacé l'infertilité devenue ciment, puis cimetière de la société, le christianisme renaissant de ses cendres après que Dieu a été tourné en dérision, aboli de la société, ravalé au rang peu enviable de simple insulte et de «personnage de bande dessinée tout juste bon à amuser les enfants, M. Gueux-Vivant» (pp. 178-9).
Le roman d'Anthony Burgess ne s'attarde guère sur les raisons qui mènent la société au bord de l'explosion, si ce n'est en évoquant les débordements de la police politique chargée de traquer les contrevenants, celles et ceux qui non seulement ne sont pas homosexuels, mais manifestent leur coupable désir d'enfanter, donc de se référer à un ailleurs qui les dépasse, qu'il s'agisse d'avenir ou de passé, l'enfant étant acceptation mystérieuse et sincère, pour les parents, de ce qui est devant eux tout autant que de ce qui est derrière eux. Deux inconnus, donc, qu'une société fascisante comme celle que décrit La folle semence ne saurait aucunement tolérer. Puis, je l'ai dit, la roue tourne : l'infertilité criminelle devient fertilité qui l'est tout autant, libération du sexe et du carnage à grande échelle.
Nous ne nous attarderons pas sur la conception cyclique de l'Histoire que Burgess développe, elle-même entée sur les doctrines de Pélage et d'Augustin liées à l'absence ou bien au contraire à la présence du Péché originel, pas davantage que nous n'évoquerons l'animisme de l'auteur, pour les personnages duquel la mer est devenue la demeure de Dieu (cf. p. 29) et qui ne cessent de répéter, à l'instar du beau-frère de l'héroïne, que «toute vie est une».
Qu'il nous suffise d'affirmer que l'univers romanesque bâti par Anthony Burgess est parfaitement cohérent même s'il n'est pas dénué de défauts, comme je l'ai dit, univers dont il nous donne, comme un John Brunner dans Tous à Zanzibar (quoique de façon moins éclatée) des aperçus socio-politiques intéressants ou au contraire franchement cocasses (ainsi du Pape, un «vieux, très vieux bonhomme, perdu là-bas à Sainte-Hélène", p. 70) tout au long de son texte.
Il est ainsi frappant de constater que Philippe Muray n'a absolument rien inventé, si nous considérons la société angélique ayant mis «la guerre hors la loi» (et recréant pourtant son illusion meurtrière) (p. 177) et quasi-végétarienne, non fumeuse et antialcoolique (cf. p. 66) que nous dépeint Burgess, avec une ironie féroce et sans répéter jusqu'à l'ennui l'antienne qui a fait la fortune médiatique de Muray.
Plus intéressant me semble être le rapprochement que le romancier opère entre le cannibalisme et la religion (3), plus spécifiquement le christianisme (4) et, thème qui apparaissait dans l'Orange mécanique, la transformation du langage, ici réduit à un usage utilitaire, tout comme la théologie dirait-on, qui elle aussi «s'obstine à survivre» : «La théologie qui s'obstine à survivre dans nos données antithétiques du pélagianisme et de l'augustinisme [écrit par erreur augustianisme] n'a plus aucune valeur. Nous usons de ces symboles mythiques parce qu'ils conviennent particulièrement à notre ère, ère qui se fonde de plus en plus sur le perceptuel, l'imagé, le pictographique...» (p. 25).
Ainsi, lorsqu'elle écrit à son amant une lettre d'amour, Beatrice-Joanna s'y applique «d'une main malhabile de désuétude», et se sert de «logogrammes appris à l'école et économes de papier» (p. 104), ces logogrammes étant qualifiés d'«orthographe élaguée destinée à économiser de la place» (p. 419).
De fait, le langage réduit ou mort (comme le français, cf. p. 369) concerne non seulement la société future (que la quatrième de couverture nous affirme, bien à tort, être pratiquement contemporaine des années 2000) où l'on peut lire par exemple Ls evr d Wlm Shkspr (p. 150) ou bien L'Écho de Nantwich devenu NNTWTCH EKO (p. 288), mais aussi l'écriture de l'auteur lui-même (5), qui n'hésite pas à imiter des styles de langue (cf. p. 367), inventer plusieurs néologismes (comme «nutelle» ou «unité nutritionnelle, création du ministère du Ravitaillement Synthétique», p. 88; la «Popop, ou Police de la Population», p. 99; voir encore les différentes unités monétaires dans l'Unan (ou Union anglophone), cf. p. 123) et, paradoxalement, à utiliser des métaphores dont l'exubérance (cf. p. 157) est peu en accord avec les réductions langagières qu'il décrit dans ce monde futur.
Hélas, rien n'est dit de l'évolution du langage une fois que l'étreinte policière et idéologique qui pesait sur les personnages est desserrée, et que rejaillit la source croyait-on tarie et simplement profondément enfouie du christianisme : celui-ci va-t-il reconquérir sa grandeur passée, en se débarrassant de sa servilité criminellement fonctionnelle ? Burgess nous répond peut-être en évoquant de vieilles chansons braillées par la soldatesque, et qui retrouvent la vigueur paillarde des siècles passés.
Les descriptions de scènes de cannibalisme, elles, sont moins effrayantes que volontairement grotesques, dans un monde qui, faute de place, est obligé de tout recycler, la chair des enfants morts pour engraisser les cultures, tout comme celle des femmes et des hommes une fois que le gouvernement a cédé face à la populace, ou bien lorsque l'ordre a été rétabli et qu'il a bien fallu faire face, de nouveau, à l'impératif sauvage de Soylent Green, Make room ! Make room ! : «Des grils grossièrement tressés avec des fils télégraphiques reposaient sur des socles de briques entassées; dessous, des braises luisaient. Un homme à bonnet blanc retournait à la fourchette des steaks rissolants» (p. 254) ou encore : «Carnivorisme et salaisons de viande tout le long du mince territoire chilien. Vive activité des conserveries en Uruguay. Amour libre dans l'Utah. Émeutes dans la zone du canal de Panama où la population pratiquait la licence érotique et alimentaire et répugnait à se soumettre à la milice nouvellement levée. Dans la province de Sui-Yuan (Chine septentrionale), magnat local, qui boitait fortement, immolé en grande cérémonie. Dans les Indes orientales, «bébés de riz" pétris dans la pâte et immergés dans les rizières» (p. 303).
Nous sourions bien plus que nous ne tremblons, devant de telles descriptions, et bien d'autres encore, qui ne masquent toutefois qu'à moitié l'horreur que nous semble suggérer Anthony Burgess : nous n'avons peut-être pas encore vu toutes les métamorphoses que recèle le christianisme, des plus magnifiques aux plus inquiétantes.
Notes
(1) La folle semence, Éditions du Rocher, coll. Motifs, 2001, p. 14. Toute les pages entre parenthèses renvoient à notre édition.
(2) Voir par exemple p. 109 : «D'abord ce que disait George de la rouille du blé, puis la nouvelle des mauvaises prises de harengs, et maintenant cela [de mauvaises récoltes de riz en Chine]» (p. 109). Voir encore p. 165. Ce motif est habituel dans la littérature post-apocalyptique. Burgess ne donne aucune explication sur l'origine de ces épidémies, mais nous pouvons néanmoins nous risquer à affirmer que leur origine est d'ordre onto-théologique : c'est parce que l'homme s'est détourné de la nature et de sa nature que cette dernière, comme dans une nouvelle remarquable d'Arthur Machen, La Terreur, se rebelle contre lui. Du reste, cette hypothèse de lecture est confortée par l'auteur lui-même : «Toute vie est une. Leur fameuse rouille des récoltes n'était que le refus de l'homme de procréer» (p. 271).
(3) Thématique qui permet à Burgess de rapprocher l'art de rites de fécondité (cf. pp. 110-1 ou encore p. 206), mais encore «les mots orduriers» rattachés à la sphère religieuse de ces derniers (cf. p. 187).
(4) Christianisme d'abord persécuté, des catacombes (cf. p. 187) puis qui, en revenant à la lumière, saura sacraliser, si je puis dire, les fêtes et les cérémonies anthropophagiques. Ce n'est pas un hasard si la consommation de la chair et du sang du Christ, par l'hostie, est elle-même décrite comme une forme de cannibalisme (cf. pp. 193-6 et 263), Anthony Burgess ne reculant devant aucune exagération, à la différence d'un Cormac McCarthy dans La Route.
(5) Daniel Drode, bien trop tôt disparu, a pu, dans un article intitulé Science-fiction à fond publié en 1960, affirmer le lien entre l'anticipation et l'obligation, pour un auteur, de se soucier de la forme de son écriture elle-même : «S'il est logique, s'il va jusqu'au bout de sa pensée, s'il veut créer une anticipation totale, le romancier doit lancer, d'un même mouvement, dans le future, et le thème et la psychologie (cela ne s'est pas tant fait) et la forme où se moule sa fiction». En d'autres termes, il est impossible et aberrant, pour Drode, qu'un auteur qui se proposerait de décrire les splendeurs de la planète Mars, utilise le même style que «Napoléon III vantant Biarritz».
Nous avons évoqué sur ce blog le fascinant Surface de la planète de Daniel Drode, qui donnera justement au lecteur un aperçu du travail stylistique de l'écrivain.
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