La venue d'Isaïe de László Krasznahorkai (03/11/2013)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2341119061.jpgLászló Krasznahorkai dans la Zone.





3966808330.jpgBéla Tarr dans la Zone.





313774931.2.jpgL'effondrement de la Zone.





993692_612569332117606_1760514930_n.jpgÀ propos de László Krasznahorkai, La venue d'Isaïe (Éditions Cambourakis, 2013).
LRSP (livre reçu en service de presse).




3855929647.JPGLa venue d'Isaïe de László Krasznahorkai est l'un de ces grands textes dont la fécondité ne se mesure pas au nombre de pages, à l'instar du Centre perdu de Zissimos Lorentzatos et d'Agonie d'agapè de William Gaddis, tous deux évoqués sur ce blog, mais aussi, bien sûr, de l'un des textes de l'auteur lui-même, intitulé Thésée universel.
Troublante coïncidence, le propos des trois auteurs est sensiblement identique, puisqu'il s'agit de dénoncer une époque ayant perdu tout repère, s'étant effondrée sur elle-même, ou ayant, en somme, perdu son centre, l'horizon eschatologique que postule le thème central de l'apocalyptisme (et l'un de ses corollaires, la dérision, l'inversion, la parodie) étant évident, surtout chez Gaddis et l'écrivain hongrois.
Dans le texte de László Krasznahorkai plus que dans ceux que j'ai cités (n'oublions pas du reste que la réflexion de Lorentzatos n'a pas de vocation littéraire affichée; en clair, il ne s'agit pas d'une fiction), l'urgence est tout entière celle que commande la Révélation, tout comme c'est la Révélation qui est figurée dans l'admirable nouvelle de Paul Gadenne intitulée Baleine qui décrit aussi l'échec d'une rencontre, cette fois entre un homme, une femme, et le corps en putréfaction d'une baleine, rencontre qui est communication, dévoilement.
Selon le modèle des lettres écrites aux sept églises d'Asie que mentionne l'Apocalypse de Jean, le texte de Krasznahorkai se présente sous la forme d'un livre-enveloppe qui n'a de sens que dans sa relation intime avec un autre ouvrage de l'auteur, Guerre et guerre, également publié par les Éditions Cambourakis dont il faut saluer le magnifique travail, et d'abord de traduction, sous la plume de Joëlle Dufeuilly, qui naguère révéla aux lecteurs français deux autres romans de l'écrivain qui parurent chez Gallimard. En somme, László Krasznahorkai nous invite à transmettre le texte que nous venons de lire, non seulement à d'autres lecteurs qui feront de même, mais à un autre texte dont il est l'appendice eschatologique, qui lui aussi met en scène le personnage de La venue d'Isaïe, Korim. Est-ce dire que les textes les plus puissants, ceux qui, justement, semblent déborder de toute part le cadre par trop restrictif de la littérature, sont condamnés à ne pouvoir s'échapper du cercle enchanté des livres et, ainsi, ne pas être suivis d'effets ? Cette conséquence elle-même, l'impossibilité d'agir, est prévue nous le verrons dans le texte de László Krasznahorkai.
L'Apocalypse, si elle est, étymologiquement, la révélation, ne peut donc qu'impliquer la complexe problématique du témoignage ou, en d'autres mots, de celui qui est chargé de révéler, aux yeux (mais surtout aux oreilles) profanes, ce qu'il doit à tout prix révéler, ce qui n'a pas de nom, l'inouï qui l'a condamné à vivre misérablement, soulevant la poussière du désert où il a trouvé refuge, qu'il doit quitter pour aller hurler son message dans des villes hostiles et repues, qui jamais ne voudront écouter ni même entendre les propos du fou qui se croit prophète, un mot que l'étymologie fait dériver de προφήτης, prophếtês («oracle», «devin», «interprète [des dieux]»), un terme composé de πρό («devant», «avant») et de φημί («dire»).
Nul n'est prophète en son pays, clame l'adage profond et terrifiant, qui invite à penser la radicale extraterritorialité dans et depuis laquelle parle le prophète, du moins celui qui a reçu une claire vision de ce qu'il doit à toute force révéler. Notre témoin est un homme brisé (cf. p. 20), un certain Korim, «condamné à la mélancolie et à la persécution, tel un châtiment personnel infligé par le sort, ou le prix à payer pour avoir pris conscience de cette réalité» (p. 23), réalité sur laquelle nous reviendrons.
Korim n'est rien de plus qu'un «petit archiviste travaillant au fin fond de la province hongroise» (p. 15) qui débarque, passablement aviné, dans un buffet sordide de gare routière où deux clochards répugnants de crasse commencent à copuler, Korim s'adressant à un homme ne cessant de fumer sa cigarette, qui semble ne même pas écouter la confession pathétique de notre archiviste et qui, aux dernières lignes du récit, se révélera être, confidence du patron du bar, un «prêtre de Jérusalem» (p. 28) soi-disant, qui aura poussé l'indélicatesse jusqu'à quitter l'établissement forcément respectable sans payer sa note.
Korim, lui, n'a de sens et d'intérêt que parce qu'il est le témoin de ce qu'il faut dire, la ruine du monde bien sûr, thème forcé de tout apocalyptisme, mais surtout, secret autrement plus terrible, la certitude que la Révélation finale n'a vraiment plus lieu d'être.
N'allons pas trop vite et ouvrons les différents sceaux les uns après les autres, ces sceaux qui, dans notre époque, ne peuvent plus rien signifier et semblent être devenus les sacs en plastique que le couple de dégoûtants clochards a transportés avec lui, et qui laissent échapper leur misérable tas de répugnantes babioles et hardes pendant qu'ils se caressent devant les habitués du buffet.
Si Korim est celui qui est chargé de dire l'urgence de la Révélation et l'homme qui fume des cigarettes sans dire un mot et même sans paraître écouter ce dernier celui qui doit recevoir son message, et même, en sa qualité d'«interprète et secrétaire, terrestre et céleste, chargé de retranscrire [l]e discours» (p. 7) de notre pauvre et pathétique archiviste que nous découvrons «après trois jours de divagation éthylique» (p. 5), celui qui peut être à bon droit qualifié d'«émissaire [du] pouvoir céleste» (p. 18), nous devons remarquer que la clarté n'est pas exactement la vertu première du discours que l'auteur nous donne à lire.
Bien évidemment, c'est l'état même de Korim qui peut nous faire penser que nous ne sommes confrontés qu'à un homme aviné qui se prétend le détenteur de lumières particulières, un faux visionnaire en somme face auquel nous nous trouvons dans la même situation que Kierkegaard face au prétendu prophète Adler auquel il consacra un livre magistral : comment savoir si un homme qui affirme avoir vécu une expérience mystique est un menteur et un escroc ou bien un véritable serviteur de Dieu ? Après tout, comme le rappelle cruellement l'adage que j'ai cité, les prophètes de l'Ancien Testament n'étaient pas accueillis comme des héros par les populations et les potentats auxquels ils révélaient leurs turpitudes et leur prochain châtiment fulgurant !
Cette suspension du jugement, qui baigne le court texte d'une aura fantastique, est signifiée de plusieurs façons par László Krasznahorkai : d'abord, je l'ai dit, Korim peut à bon droit être considéré comme un pauvre homme pris de boisson et délirant, ne parvenant même pas à se loger une balle dans le crâne. Ensuite, celui auquel il s'adresse ne l'écoute pas, alors qu'il est certain qu'il s'agit de l'élu, celui qu'il interpelle théâtralement en lui lançant un «Mon cher Ange, cela fait longtemps que je te cherche» (p. 5).
Enfin, le langage dans lequel Korim délivre son message est lui-même suspect puisqu'il n'est pas aisé et représente un véritable combat intérieur (1), qu'il semble même hésiter, chercher à préciser ce qui fuit toute capacité d'énonciation (cf. p. 10), qu'il paraît se détériorer, se déliter au fur et à mesure que Korim s'approche du cœur des ténèbres pour ainsi dire, que nous évoquerons plus loin, et finalement devenir franchement incompréhensible : «Mncheange [...]. Tcquejvai etaisrla tltide...» (p. 22), autrement dit, Mon cher Ange, tout ce que j'avais se trouvait sur l'Atlantide, idiome franchement incompréhensible pour tout autre que l'homme mystérieux auquel s'adresse Korim et qui, je l'ai dit, ne semble même pas l'écouter, tout occupé à fumer, «les yeux invariablement fixés sur le même point au bout du comptoir» (p. 26), mais qui du moins ne quittera le sordide tripot qu'une fois que Korim, estimant avoir tout dit, essaiera de se suicider (cf. p. 27) et sera finalement emmené (par qui ? vers où ?, nous songeons aux dernières minutes du Sacrifice de Tarkosvki), et qui, du moins encore, semblera être le seul homme ou plutôt, l'«auditeur et secrétaire – céleste et terrestre –, chargé de transcrire ses propos», et devinant (comprenant, déchiffrant, cf. p. 22) que «trnstorque» signifie «tournant historique» (p. 19), celui-là même à partir duquel le monde a sombré dans son envers morne, et l'Atlantide, avec la foi de Korim, ont été balayés par «la dernière lame» (p. 23).
Korim, comme Philipp Lord Chandos, n'arrive plus à parler, ayant «perdu la faculté de méditer ou de parler sur n'importe quoi avec cohérence» (2) : «Car si jusqu'ici les mots se brisaient sous forme de blocs de syllabes indépendants, un mouvement contraire de sable homogène s'enclencha, provoquant un embouteillage de syllabes, et la force qui jusqu'ici assurait un semblant d'ordre et de discipline s'évanouit soudain et ne resta qu'une amère nécessité, celle d'exprimer jusqu'au bout» (p. 18), note avec perfidie l'auteur, qui se moque de l'expérience mystique de la glossolalie pour lui préférer sa version ou traduction grotesque, l'aphasie de l'ivrogne.
Celles et ceux qui connaissent les films de Béla Tarr, dont Krasznahorkai est l'ami et scénariste, auront ici reconnu l'esprit de la magnifique ouverture des Harmonies Weirckmester (3), où le simple d'esprit Valouchka, le poète ou l'ivrogne allez savoir, l'homme brisé (cf. p. 22) par ce qu'il a appris et que les autres refusent d'écouter ou de voir, est celui qui sait et a compris que le Mal non seulement rôde mais que, à dire vrai, il est parvenu sans bruits ni esclandres à imposer son règne de fer.
Nous arrivons à présent au nœud gordien du texte : quel est le contenu de la révélation que Korim veut, doit à tout prix partager dans un tripot infect, face à celui qu'il prend pour un ange de Dieu ? Il s'agit d'un jugement, moins de Dieu que de l'homme sur ses propres semblables. Pour être très précis, nous sommes confrontés à un «infâme et irrévocable jugement rendu, avec le concours indirect de Dieu, par l'homme, et qui le dépassait lui-même, autrement dit : d'une disposition foncièrement grossière, établie selon un plan on ne peut plus trivial par le monde dit «civilisé», d'une entreprise parfaite et globale qui avait, selon [Korim] monstrueusement bien réussi» (p. 7).
László Krasznahorkai poursuit par la voix de moins en moins claire nous l'avons vu de Korim, pour détailler la nature de cette entreprise d'asservissement généralisé qui est, aussi, une imposture, puisqu'il s'agit, pour la mystérieuse part de ténèbres gouvernant le monde, non pas tant de combattre et vaincre la bonté que de la remplacer sournoisement, afin que les derniers hommes regrettant ce qu'ils ont perdu en viennent à oublier que la bonté, la grandeur, la lumière, n'existent tout simplement plus : «toucher, corrompre, et ainsi acquérir, ou bien toucher, acquérir, et ainsi corrompre, en agissant soit en secret, soit en plein jour, soit en finesse, soit brutalement, et ce, durant des siècles, et toujours, toujours, bien sûr, en opérant de la même manière, celle des rats à l'affût, car, naturellement, pour s'assurer une victoire totale et parfaite il fallait que la partie adverse, c'est-à-dire toute forme de noblesse, de grandeur, d'excellence, ne puisse, pour des raisons qui leur appartenaient, livrer aucun combat, ne puisse, par le simple fait de leur présence, lutter pour un monde plus équilibré, ils devaient à tout prix éviter le conflit, mais il fallait que disparaisse la partie adverse, faire durablement disparaître en l'occurrence toute forme de noblesse, de grandeur, d'excellence, les faire disparaître du combat et de l'existence, voire, dans le pire des cas, pour ce que nous en savons, dit Korim, provoquer leur éradication totale et définitive» (pp. 8-9).
La meilleure victoire, d'un strict point de vue diabolique, n'est pas celle de l'éclat et du choc des Titans qui, d'ailleurs, sont devenus des employés de gare ou, pire et faute d'action, des ivrognes, mais celle qui n'est pas une victoire, celle qui n'est qu'un remplacement, le triomphe d'une tumeur monstrueuse qui a grossi, jusqu'à le remplacer, dans un organe autrefois sain : «Même si la partie adverse était invisible, voire inexistante, le combat qui vit leur victoire fut long, dit-il, et au cours de ce long combat ils comprirent que pour remporter une victoire inconditionnelle il ne fallait ni détruire ni bannir tout ce qui leur était opposé, mais l'absorber et le dissoudre dans la vulgarité répugnante du monde sur lequel ils régnaient, ne pas détruire ni bannir, pour employer un terme archaïque, le bien et la grandeur, dit Korim, mais se les approprier, et ainsi les dénaturer» (pp. 9-10).
Selon Korim, c'est une raison dévoyée ou devenue folle qui veut réduire à néant «l'existence de la noblesse, de la grandeur, de l'excellence», c'est-à-dire la poésie, dernière parcelle de sacré «dont le mode de fonctionnement était au-dessus de l'Histoire, et s'inscrivait en faux, au sens propre du terme, à la version actuelle de l'Histoire, laquelle devait son triomphe à la perfidie de ces rats à l'affût» (p. 13), «pour la raison essentielle que le noble, le grand, l'excellent étaient les seuls [concepts] à ne pas résulter de ce processus historique» (p. 14).
Une raison strictement raisonnable et raisonnante est délétère, comme Korim ne cesse de le répéter, son discours prenant des proportions vertigineuses à mesure, dirait-on, que son ivresse s'accroît, et son incapacité de parler clairement grandit : «il trouvait déjà ahurissant, en songeant à ces siècles de marche triomphale cauchemardesque, de voir comment la raison avait, pas à pas et impitoyablement, débarrassé l'humanité de ce qui n'était pas, comme elle l'avait vidée de tout ce dont on supposait, à tort mais de façon compréhensible, l'existence, comment elle avait férocement dépecé le monde entier, si bien qu'un jour le monde s'était brusquement retrouvé entièrement dépecé, avec d'un côté l'incroyable force de création de la raison, et de l'autre les ravages destructeurs de sa lumière, car si la créativité de la raison pouvait être qualifiée de stupéfiante, la force de destruction meurtrière de sa lumière l'était encore plus, car la tempête déclenchée par la raison balaya tout sur son passage, tout ce sur quoi reposait le monde jusqu'alors, dévasta les fondations du monde, et ce, en proclamant que ces fondations n'existaient pas, n'avaient jamais existé et n'avaient aucune chance de renaître de leur non-existence dans quelque lointain futur vainement attendu» (pp. 15-6).
Ce bouleversement a non seulement eu lieu mais il est «irréversible» (p. 17) et provoque d'étranges conséquences, comme la disparition des dieux ou de Dieu (ou plutôt l'inverse, par ordre de grandeur), celle du mal (qui disparaît avec le bien) mais aussi celle des hommes : «Ils durent, en premier lieu et pour commencer par le plus haut, comprendre et admettre qu'il n'y avait ni Dieu ni dieux, voilà ce que durent immédiatement comprendre ceux qui incarnaient la noblesse, la grandeur, l'excellence, le comprendre et l'admettre, or, selon lui, dit Korim, ils en étaient incapables, ils ne pouvaient tout simplement pas le comprendre, le croire, oui, en prendre connaissance, oui, mais le comprendre, non, et ils restèrent cloués sur place sans comprendre et sans admettre», un peu comme ces hommes creux, la caboche remplie d'un peu de bourre qu'évoque le grand T. S. Eliot dans son poème le plus connu, The Hollow Men, «et ils auraient dû très vite», poursuit Korim, «passer à l'étape suivante, c'est-à-dire reconnaître que s'il n'y avait ni Dieu ni dieux, il n'y avait alors ni bien ni grandeur, mais ils ne bougèrent pas car, c'était du moins ainsi que Korim voyait les choses, sans Dieu et sans dieux ils étaient tout simplement incapables de bouger, jusqu'au moment où quelque chose, probablement cette tempête déclenchée par la raison, les emporta sur son passage, et là, d'un seul coup, ils comprirent qu'il n'y avait ni Dieu ni dieux, d'un seul coup ils saisirent qu'il n'y avait ni bien ni grandeur, et ils comprirent et saisirent alors que s'il en était ainsi, eux-mêmes n'existaient pas non plus» (p. 16).
Dans un monde où le mal n'a donc même plus besoin de lutter contre le bien, dans un monde où «les critères servant d'unités de valeur pour mesurer le bien, la grandeur, le mal, la bassesse, et pour juger les actes et les pensées» sont «déjà flous et vidés de substance depuis plusieurs siècles» (p. 19), et où ces mêmes valeurs «avaient dépassé, pour employer une image un peu triviale, leur date de péremption comme des produits avariés dans la chambre froide d'un boucher» (pp. 19-20), dans un monde où «le bien avait entraîné le mal avec lui dans sa chute» et dans lequel, en conséquence, «au moment de se lever ou de se coucher, force avait été de constater qu'établir une différence entre le lever et le coucher, entre un matin et un autre, entre une soirée et une autre, n'avait plus aucun sens, car cette différence avait brusquement, du jour au lendemain, disparu» (p. 24), dans un monde où «regarder en arrière et parler de perte était impossible, où tout acte de parole était inaudible puisque dans la nouvelle langue tout devenait mensonge» (p. 24) et où, il faut bien le reconnaître, la situation est comparable à celle que décrit le crépusculaire et somptueux Cheval de Turin, dans un tel monde devenu fuligineux comme les limbes que parcourent un père et son fils, que demeure-t-il, quel est le reste (d'Israël, précisément), pour employer un terme utilisé par le prophète Isaïe, si ce n'est «quelque chose d'insignifiant, une égratignure, une blessure, ou plutôt quelque chose de plus ordinaire, rien, juste une toute petite lumière» (p. 15) que fixe obstinément le fumeur muet auquel Korim parle et qui, s'amusant avec la boule de fumée qu'il a créée, finit par l'aspirer, comme s'il signifiait par ce geste anodin mais néanmoins énigmatique qu'il a bel et bien écouté et surtout parfaitement compris le message du pauvre Korim, et qu'il lui indique ainsi de quelle façon il va anéantir ce globe de fumée impalpable qu'est devenu le monde des hommes creux ?
Ce n'est peut-être pas grand-chose mais, au moins, ce fumeur, émissaire de Dieu ou du diable, même si ceux-ci, nous l'avons compris, n'existent plus dans un monde devenu neutre, regarde devant lui et pas derrière lui, comme l'Ange de l'Histoire selon Walter Benjamin.

Notes
(1) «[...] comme s'il devait batailler pour faire sortir chacune d'entre elles [les syllabes], comme si un combat d'une complexité extrême faisait rage à l'intérieur, quelque part au fond de sa gorge, pour rechercher, sélectionner, éliminer, extraire de la masse grouillante et visqueuse de larves de syllabes la syllabe, la faire ensuite remonter de la gorge, la guider jusqu'à la paroi buccale, la repousser jusqu'aux dents, pour finalement la cracher à l'air libre, dans l'air vicié de la buvette, où elle produisait un son unique en dehors du couinement poussif et continu du réfrigérateur» (p. 7). Voisine de la thématique du langage, celle d'une étonnante procrastination, qui permet à Korim de ne pas devenir totalement fou avant qu'il ne délivre son message (cf. p. 20).
(2) Hugo von Hofmannsthal, Une lettre. Lettre de Lord Chandos in Lettre de Lord Chandos et autres textes (traduction de Jean-Claude Schneider et Albert Kohn, Gallimard, coll. Poésie, 1992), p. 42.
(3) Rappelons que Béla Tarr adapta sous ce titre le roman de László Krasznahorkai intitulé Mélancolie de la résistance, paru en Hongrie en 1989, et dont seul le deuxième chapitre porte le nom d'Harmonies Werckmeister.

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