Dostoïevski lit Hegel en Sibérie et fond en larmes de László Földényi (17/01/2020)
Photographie (détail) de Juan Asensio.
J'ai lu pour la première fois ce court texte en 2009. J'ai cru alors bon de le rapprocher de mon Maudit soit Andreas Werckmeister ! pour au moins trois raisons que je rappelle dans ma note.
Venant de le relire, j'ai été frappé par le fait que, parmi la poignée d'excellents auteurs que cite László Földényi (Donoso Cortès, Carl Schmitt, Sören Kierkegaard, Walter Benjamin, Dante, Ossip Mandelstam et, bien évidemment, Hegel) ne figure point Joseph Conrad, tant il me semble que la figure de Kurtz hante ces pages.
Kurtz, pur produit de l'intelligentsia européenne la plus accomplie qui, au milieu des ténèbres de l'Afrique noire, rejette la raison sur laquelle on avait fondé de si grandioses espérances, sur laquelle lui-même avait bâti de magnifiques empires enfonçant leurs racines au travers de monceaux d'ivoire. Kurtz parie encore sur cette raison devenue folle pour, en prétendant éradiquer la sauvagerie, mettre en branle une sauvagerie plus terrifiante encore, la sauvagerie de l'extermination rationalisée, la sauvagerie de la colonisation de l'Afrique, la sauvagerie des camps soviétiques, nazis, cambodgiens, l'horreur rationalisée, grise, terne et non plus flamboyante. Kurtz s'inscrit admirablement dans le programme évoqué par l'auteur, lorsqu'il parle des colons européens en Afrique : «En fin de compte, ils soumettaient par les armes et par l'esprit ce qui se révélait inexpugnable et insaisissable» (p. 36, l'auteur souligne). Kurtz est le fantôme qui hante les pages de ce petit texte de László Földényi, et nous ne voyons plus que lui, nous ne croyons plus entendre autre chose que sa voix, «L'horreur, l'horreur !», curieux retournement, si l'on se souvient que Conrad n'a jamais beaucoup goûté les romans de Dostoïevski, qu'il jugeait bien trop sombres et torturés, bref, russes.
L'Afrique, comme la Sibérie, est sortie de l'Histoire. Ce n'est pas Nicolas Sarkozy qui l'affirme enfin, son nègre littéraire, mais, bien avant ce dernier et avec une outrecuidance qui, selon László Földényi, est inséparable d'une peur inavouable, panique, le génial Hegel, que Dostoïevski est censé avoir lu, selon l'auteur, pendant sa relégation, pour parler pudiquement, loin de Moscou : «Au fond du violent rejet de l'Afrique et de la Sibérie est tapi le désir secret de tuer Dieu» (p. 36), écrit ainsi l'auteur, pour qui Dieu peut être assimilé «à l'infini et à l'incommensurable» (p. 37) et Hegel, je l'ai dit, à un peureux qui se donne de coupables frissons, des frissons de petit-bourgeois européen : «Si on parcourt les pages consacrées à l'Afrique (1), on voit d'une part des Noirs condamnés à l'extermination et à l'anéantissement, d'autre part un homme blanc à l'âme estropiée qui a constamment peur. Il a peur de l'or massif aveuglant, de l'enfant, de la nuit, il a peur des morts, il a peur des héros noirs qui se tuent eux-mêmes quand ils sont blessés, il a peur des femmes qui sont capables de tuer comme la Penthésilée de Kleist qui combattait les éléphants d'Afrique, il a peur des bourreaux assis à côté des rois nègres, il a peur de ces êtres imprévisibles qui naissent et meurent comme lui, mais qui choisissent une manière radicalement différente de supporter la vie, il a peur de ceux dont l'audace est infinie et qui sont capables de consumer leur vie avec passion» (id.), il a peur, ce philosophe qui a fait pleurer Dostoïevski, de sa propre ombre, qu'il dilue commodément dans l'éternel devenir et redevenir de l'Esprit qui noie tout, le Bien et le Mal, l'horreur et la bonté.
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