Exterminez toutes ces brutes ! de Sven Lindqvist (21/09/2019)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2132877036.jpgJoseph Conrad dans la Zone.





1301013024.jpgApologia pro Vita Kurtzii.






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Comme dans Les plongeurs du désert, un ouvrage que j'ai récemment évoqué, Sven Lindqvist est assailli par les rêves, souvent peu agréables, mais aussi par une certitude qui traversera toute l'étude intitulée Exterminez toutes ces brutes !, qui est sans doute son livre le plus connu : celle d'être déjà mort, mais celle, aussi, symboliquement, d'être confronté à une mort évidente, massive, connue de tous mais refusée également de tous (du moins de l'immense majorité de ses congénères), parce qu'elle a été reléguée dans les oubliettes de l'histoire de la colonisation.
J'avais déjà évoqué cette dimension dans une note que j'avais voici quelque temps consacrée à ce texte ô combien polémique de Lindqvist, dans laquelle j'écrivais : «En fait, comme Marlow dont il a reproduit le dangereux voyage, Lindqvist nous a rapporté du plus profond du désert, de sa propre âme donc, un savoir dont il soupçonnait la présence, comme Marlow sait, intimement, que presque rien ne le sépare de Kurtz, comme Macbeth sait qu'il ne pourra pas résister à la tentation et qu'il est déjà le meurtrier de son roi annoncé par les trois sorcières, comme nous savons que bien peu de choses nous séparent d'un de ces criminels errants décrits par Cormac McCarthy. C'est très vite que surgit, dès les toutes premières lignes du livre à vrai dire, cette affirmation douloureuse, qui sera plusieurs fois répétée jusqu'aux dernières pages : «J'aimerais disparaître dans ce désert où personne ne peut me joindre, où j'ai tout le temps possible. Disparaître et revenir seulement quand j'aurai compris ce que je sais déjà» (1). L'entrée dans le désert, alors même que l'auteur déclare ne pas aimer voyager (cf. p. 179), n'est évidemment pas anodine dans les ouvrages de Lindqvist, comme si la pénétration dans le silence et la solitude (certes entrecoupés de rencontres) était nécessaire pour faire advenir, à la surface de la conscience, ce qui y restait jusqu'alors enfoui, comme s'il fallait que la méditation sur la phrase célèbre de Kurtz, Exterminez toutes ces brutes ! ne puisse avoir réellement de sens qu'à l'unique condition, tel un nouveau Marlow, de s'enfoncer dans l'inconnu (un inconnu certes relatif, à notre époque, mais qui était une réalité parfaitement tangible durant la colonisation).
Il s'agit ainsi, en rejoignant la source occulte, l'organe battant chamade des ténèbres, de montrer ce qui est je l'ai dit une évidence, du moins pour Sven Lindqvist qui du reste affirme que tout le monde, peu ou prou, savait, non seulement que la colonisation, sous des dehors plus ou moins respectables, était une affreuse et sale besogne, une tâche non seulement humiliante pour les colonisés (et, aussi, dans une moindre part, pour les colons) mais bien souvent purement et simplement meurtrière, mais que l'extermination de peuples entiers par les colons européens n'a pu que rendre possible celle de plusieurs millions de Juifs et de Tziganes : «La phrase «Exterminez toutes ces brutes !» n'est pas plus éloignée du cœur de l'humanisme que Buchenwald de la Goethneaus à Weimar. Cette idée a été presque complètement refoulée», et cela «même par les Allemands, ajoute Lindqvist, dont on a fait les uniques boucs émissaires des théories de l'extermination, lesquelles, en réalité, appartiennent à toute l'Europe» (p. 186).
Posée tranquillement de la sorte, cette affirmation a pu déclencher, on le comprend, quelques tempêtes médiatiques, bien que la France, on se demande pourquoi sinon parce que ses prétendues élites journalistiques ne s'intéressent guère qu'à leur nombril, en ait été relativement épargnée, et surtout prêter le flanc à des critiques soulignant par exemple le fait que Sven Lindqvist va souvent assez vite en besogne et établit des parallèles qui sont, en vérité, d'audacieuses concaténations; ses détracteurs diraient même : des liens directs inopérants, d'odieux raccourcis journalistiques, comme celui-ci : «L'article de [Charles] Dilke», intitulé Civilization in Africa publié en 1896 dans la revue Cosmopolis, le mois même où Joseph Conrad écrivit Un avant-poste du progrès qu'il adressa, précisément, à cette même revue, «est une esquisse de la nouvelle de Conrad, laquelle préfigure Au cœur des ténèbres publié deux ans plus tard» (p. 213). Sven Lindqvist use et abuse de ces rapprochements, par exemple lorsqu'il compare l'épisode bien réel, ô combien célèbre, de Stanley sauvant Emin Pasha à celui de Marlow et de Kurtz, le premier prenant en charge la mémoire du second, charge que George Steiner illustrera de façon métaphorique en parlant de portage dans Le Transport de A. H. : «Tout comme Stanley a remonté le Congo pour sauver Emin, Marlow, dans le roman de Conrad, remonte le fleuve pour sauver Kurtz. Mais Kurt", ajoute Lindqvist, «ne veut pas être sauvé» (p. 239). Plus loin, Lindqvist usera et abusera, une fois encore, de ces rapprochements, par exemple entre Conrad et Wells, celui de la célèbre aventure du Docteur Moreau et de celle de l'homme invisible, ou encore entre Conrad et son ami R. B. Cuninnghame Graham, particulièrement celui de Mogreb-el-Acksa et de Higginson's Dream (qui bien sûr n'ont pas été traduits en français), l'un et l'autre paraissant préoccupés, selon notre chercheur, d'une unique question qu'il résume de la sorte : «Quelle que soit notre manière d'agir, notre simple présence semble constituer une malédiction pour tous les peuples qui ont conservé leur humanité originelle» (p. 295). Dans les dernières pages de son ouvrage, Sven Lindqvist résumera ses propos de sa façon habituellement claire et assurée : «Je ne prétends pas que Joseph Conrad ait entendu le discours de lord Salisbury. Il n'en avait pas besoin. Ce qu'il avait lu de Dilke dans Cosmopolis, de Wells dans La Guerre des mondes et de Graham dans Higginson's Dream lui avait suffi. Tout comme ses contemporains, Conrad ne pouvait pas éviter d'entendre parler des génocides incessants qui marquèrent son siècle» (p. 383).
Dans les pages qui suivent, Sven Lindqvist évoque les théories de Cuvier, Lyell et, le plus connu de ces savants, Darwin, appliquant la méthode qu'il déclare avoir suivie pour rédiger sa thèse de doctorat, et qui vaut pour son ouvrage, même si nous serions bien évidemment enclins à parler de parallèles frappants (ou saugrenus) plutôt que de véritables preuves : «Je n'ai jamais créé de figure plus fictive que le «je» du chercheur dans ma thèse de doctorat. C'est un «je» qui commence dans une ignorance feinte et qui, lentement, parvient au savoir, non pas de manière saccadée et hasardeuse, comme cela a été le cas, mais progressivement, preuve par preuve, selon les règles» (p. 326).
Dans son livre, Sven Lindqvist ne feint pas l'ignorance : nous l'avons vu, dès le début, il sait. Il sait que la colonisation des terres si riches en matières premières et précieuses par les Européens a été non seulement une très sale affaire mais qu'elle a multiplié les génocides et les exterminations. Il sait, surtout, que le pire reste à venir lorsqu'il déclare, avec l'assurance de ce que nous pourrions appeler, à la suite de Barbey d'Aurevilly, un prophète du passé : «La pression de milliards de personnes affamées et désespérées n'est pas encore assez forte pour que les puissants envisagent la solution de Kurtz comme la seule humaine, la seule possible, la seule profondément logique. Mais ce jour n'est pas tellement éloigné. Je le vois venir. C'est pour cela que j'étudie l'histoire» (p. 342) affirme Lindqvist, qui sait aussi que les génocides n'ont pas commencé avec le nazisme car Adolf Hitler, pas plus que Joseph Conrad, n'avait besoin de se trouver à l'Albert Hall quand lord Salisbury prononça son discours sur le phénomène de la colonisation d'immenses territoires par les Européens et, surtout, la nécessité impérieuse de séparer les nations du monde en vivantes et mourantes, les fortes devenant de plus en plus fortes et, logiquement, les faibles de plus en plus faibles, les secondes pouvant du coup être rasées par les premières : «L'air qu'il [Hitler] respirait dans son enfance, ainsi que tous les autres Occidentaux, était baigné par la conviction que l'impérialisme est un processus nécessaire biologiquement et qui, selon les lois de la nature, conduit à l'élimination inévitable des races inférieures» (p. 383).
Sven Lindqvist ne conteste pas l'unicité de la Shoah comme a pu implicitement le faire un Richard L. Rubinstein dans son Genocide and Civilization paru en 1987, mais il en limite fortement la portée. En effet, la Shoah fut unique en Europe, parce que les plans nazis consistaient à éliminer totalement les Juifs mais, ajoute aussitôt l'auteur, «l'histoire de l'expansion occidentale dans d'autres parties du monde montre maints exemples d'extermination totale de peuples entiers» (p. 412). Et Sven Lindqvist de préciser sa pensée concernant le nazisme et, singulièrement, celui qui en fut le chef : «Hitler lui-même fut guidé durant toute sa carrière politique par un antisémitisme fanatique qui trouvait ses racines dans une tradition millénaire, tradition qui avait souvent conduit à des massacres de Juifs. Mais le pas entre massacre et génocide ne fut pas franchi avant que la tradition antisémite ne rencontre la tradition du génocide qui avait surgi durant l'expansion européenne en Amérique, en Australie, en Afrique et en Asie» (p. 414). Et, au cas où nous n'aurions pas compris à quelle conclusion Sven Lindqvist veut nous faire parvenir (lui qui, comme je l'ai dit, a vite compris cette évidence), la voici très clairement exposée, avec la clarté de celui qui sait qu'il n'a pas à forcer le ton pour établir une évidence : «Auschwitz fut l'application moderne et industrielle d'une politique d'extermination sur laquelle reposait depuis longtemps la domination du monde par les Européens» (p. 415, je souligne).
Nous voici non pas parvenus, avec les camps d'extermination, au cœur des ténèbres, mais plutôt très en aval du fleuve qui en coule, Joseph Conrad ayant, lui, réussi à remonter jusqu'à la source empoisonnée, qu'il a figurée sous les traits de Kurtz et, derrière lui pour ainsi dire, comme l'inimaginable et pour le coup non figurable noyau de corruption, Kurtz pour lequel Marlow, et Lindqvist ne relève guère ce point dans son livre, mentira, ne craindra pas de mentir comme si, à l'instar de Lord Jim, plus que lui encore peut-être, il était, malgré sa folie destructrice, l'un des nôtres, comme si, en somme, Conrad lui-même, par le biais de son célèbre narrateur, admettait que nous ne pouvions pas ne pas savoir quelle horreur se tapissait sous les dehors d'une mission prétendûment civilisatrice : la conquête des plus faibles par les plus puissants. Sven Lindqvist s'étonne ainsi qu'il se trouve encore «des lecteurs du roman de Conrad pour affirmer qu'il manque d'universalité et de portée générale», alors même que, malgré les silences diplomatiques et les fermes dénégations entourant cette dramatique question, «tout le monde était au courant» (p. 432) du cauchemar qu'était la colonisation. Et, poursuit l'auteur, «lorsque ce qui avait été commis au cœur des ténèbres se répéta au cœur de l'Europe, personne ne le reconnut», personne «ne voulut reconnaître ce que chacun savait» (p. 433), et cela tandis que nous le savions et savons déjà, nous assure Sven Lindqvist aux toutes dernières lignes de son ouvrage, car «ce ne sont pas les informations qui nous font défaut», puisque ce qui nous manque, ce ne sont pas les informations, les procès-verbaux minutieux et les relations méthodiques des explorateurs rendant compte des punitions corporelles quotidiennes, des mauvais traitements infligés aux populations colonisées, sans compter leur extermination pure et simple, car, donc, «ce qui nous manque, c'est le courage de comprendre ce que nous savons et d'en tirer les conséquences» (p. 434).

Note
(1) Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes ! in Le voyage saharien (traduit du suédois par Alain Gnaedig, Les Arènes, 2018), p. 177.

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