La crise de la littérature française et la nullitologie horizontale (25/01/2011)

Crédits photographiques : Feng Li (Getty Images).
«Il se demandait une fois encore : aujourd’hui peut-on être grand ?»
Dominique de Roux, Le gravier des vies perdues (Le Temps qu’il fait, 1985), sans pagination.

«Perdidi musam tacendo, nec me Apollo respicit : Sic Amyclas, cum tacerent, perdidit silentium»*


Il faut lire et relire Husserl. Celui du maître-ouvrage, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, dont le titre de cette note s'inspire à sa façon.
Il faut lire d'autres grands auteurs allemands, comme Fichte, Nietzsche, Heidegger qui, chacun à sa manière, avec ses propres irrécusables spécificités et cheminements interrogatifs, a porté, sur notre époque spectrale, un constat aussi lumineux qu'amer.
Il faut les lire parce que, sur le cadavre qu'est la littérature française, ils ont posé, sans même le supposer, le regard du médecin légiste, le seul qui, peut-être, soit désormais de rigueur.
Un lien souterrain, à moins qu'il ne s'agisse d'une figure de style (un discret polyptote, dont les différents déguisements ne tromperaient que les sots ?) ou d'un simple fil rouge, unit ces trois derniers philosophes et sera utile à notre propos, auquel je ne prête absolument aucune vertu philosophique, puisqu'il ne s'agit que d'une rêverie à laquelle j'ai subitement pensé au moment où, déjeunant avec Bruno de Cessole, nous évoquions, au sujet des rodomontades de Richard Millet (1), la nullité de la littérature française contemporaine (plus spécifiquement, ses romans), à de rares exceptions (Jourde, Domecq, Capron, Vuillard, Védrines, Rivron, Le Brusq, Mari...) que l'un comme l'autre nous nous efforçons de saluer.
Écoutant Cessole, son verbe mesuré, finalement rare, je pensai à la thèse, pour le moins étonnante voire loufoque, que Fichte avait défendue dans son célèbre Discours à la nation allemande (Imprimerie nationale, coll. La Salamandre, 1992) et que l'on peut résumer en fort peu de mots : de toutes les nations d'Europe (et l'Europe, à l'époque, était peu ou prou encore le monde), seuls l'allemande a conservé sa grandeur passée, en la renouvelant, par le seul prestige de sa langue, et je me demandai si elle ne pourrait pas s'appliquer à la misère littéraire actuelle, aussi évidente que difficile à expliquer, de la France, de sa grandeur passée et non point oubliée mais obérée, à vrai dire détruite.
Littérairement, littéralement, la France n'est plus grand-chose, parce qu'elle ne vit plus qu'à crédit, refusant de puiser à la source vive de ses plus anciennes origines, n'ayant rien d'autre à offrir à celles et ceux qui en constituent les forces dites vives qu'un futur plus ou moins rose d'assistance étatique, de progression ou de régression du pouvoir d'achat, de partage, juste comme il se doit, éthique et socialement responsable, des richesses, de mixité sociale, l'une ou l'autre de ces inoubliables expressions tartufes pouvant être à tout moment, notons-le, estoquées par quelque levée de mots guerriers, qu'il s'agisse d'une subite grève ou d'un douloureux et violent rappel (voitures brûlées, pompiers caillassés, policiers coincés dans des traquenards, etc.) en provenance du pays réel censé exprimer un mécontentement sourd, profond, que nos dirigeants politiques s'efforceront d'entendre plutôt que d'écouter. Dans le meilleur ou le pire des cas, selon que l'on soit un millénariste fanatisé ou un sage sociologue pariant sur les instruments de la raison réduite à un tableur Excel, la menace islamiste, y compris celle venant du propre sol de ce pays fatigué, ne fera réagir qu'une escouade de flics surentraînés contents de tester leurs derniers gadgets incapacitants mais pas létaux, tandis que, de concert, édiles et politiques, célébrités et journalistes entonneront le nouveau chant du partisan, dont le refrain est connu de tous : Pas d'amalgames !
Riches d'un prodigieux passé que nous nous employons à essorer afin de le rendre aussi blanc qu'un drap de vierge orientale, translucide même et pourquoi pas transparent, quel présent pourrions-nous avoir qui ne serait pas de pure expectative et non d'attente véritable, d'ennui desséchant privé de sève et de récompense, puisque l'épuration à toutes forces de notre passé ne nous fera jouir que d'un futur de termites affairées dans leurs termitières ?
Les forces vives justement, la sève d'une nation ? Sa langue ! Et le rayonnement de celle-ci ! Et sa capacité à enserrer le monde dans ses rets ou bien, au contraire, à être dévorée par l'appétit d'une réalité devenue folle parce qu'elle s'est échappée du domaine, finalement moins vaste qu'il n'y paraît, de la dénomination. Nous perdons pied, nos écrivains ne sont plus que des nains à la langue coupée parce que, au lieu d'inventer, par leur force de persuasion, l'univers qui les entoure et celui qu'ils imaginent devoir partager avec leurs lecteurs, ils se laissent imposer la rhétorique carnassière d'une société qui ne veut d'eux qu'à l'unique condition qu'ils s'intègrent à la logique marchande, qu'ils soient, donc, réduits à n'être que des ventriloques.
La langue elle-même, notre langue ne peut-elle ainsi, à son tour, être peu à peu vidée de ses forces ? À son tour ? Et si la cause véritable de notre embourbage sentencieux était au contraire l'affadissement de la langue française, que nous pouvons constater en lisant la presse quotidienne, hebdomadaire, mensuelle, en écoutant les journalistes à la radio, en les écoutant et en les voyant à la télévision, en lisant des livres, en voyant des publicités, en écoutant les mots échangés dans nos rues, bref, il nous suffit d'ouvrir les yeux, tous les matins, pour être assailli par la ronde implacable de cette noria de phrases creuses, «non-langue de toutes les langues», magistralement décrite par Armand Robin dans La Fausse parole (Le temps qu'il fait, 1985), coupée de toute réalité et qui a fini par édifier un contre-univers de pur simulacre : «Des univers géants de mots tournaient en rond, s'emballaient, s'affolaient, sans jamais embrayer sur quoi que ce fût de réel» (p. 54) et «L'enjeu de la partie engagée, c'est le triomphe inconditionnel de l'irréel, donc la capitulation inconditionnelle de toute intelligence et sa descente de cercle en cercle jusqu'à ce dernier degré des abîmes, dans lequel sont répétées sans fin, avec grincements de rouages, les formules à jamais inchangeables de la possession» (p. 60). Comment ne pas admettre que nos écrivains se débattent, pour la plupart sans même en avoir pris conscience, dans cette prison qu'ils ont eux-mêmes contribué à édifier à cause de leur renoncement ? : «En toute langue, le langage séparé du Verbe est mis en circulation autour de la planète en une inlassable ronde où les très brefs arrêts sont de haines adverses qui, pareillement, hébergent, réchauffent, nourrissent, remettent en route ce vagabond dérisoire […]» (p. 66).
L'hypothèse d'une lente agonie de la langue se dédoublant en son ectoplasme bavard, développée par George Steiner dans un texte intitulé La retraite du mot (in Langage et silence, Seuil, 10/18, coll. Bibliothèques, 1999, p. 52) fit rire les imbéciles et avaler de travers les prudents qui lurent, horrifiés, ces mots : «Que ce soit le déclin des forces vives du langage lui-même qui entraîne la dévalorisation et la dissolution des valeurs morales et politiques, ou que ce soit la baisse de ces valeurs qui sape le langage, une chose est claire : l'instrument dont dispose l'écrivain moderne est menacé de l'extérieur par des menées restrictives, et de l'intérieur par la décadence». Dans un autre texte polémique également recueilli dans cet ouvrage, Le miracle creux, Steiner affirme, à propos de la langue allemande, contaminée par la propagande nazie (thèse développée par Victor Klemperer, que Steiner a affirmé ne pas connaître à l'époque où il a rédigé son texte) : «Les langages sont des organismes vivants. D'un ordre infiniment complexe, mais organismes tout de même. Ils ont en eux une certaine force de vie, et certains pouvoirs d'absorption et de croissance. Mais ils peuvent s'altérer et ils peuvent mourir» (Ibid., p. 108).
Revenons à Fichte, et à sa thèse ô combien choquante : rendez-vous compte, un tel vitalisme, le langage considéré comme un organisme susceptible de tomber malade, voire de mourir, et que dire du fort trouble rappel d'une hypothétique origine à la pureté meurtrière ! Selon le philosophe, les nations romanes ne peuvent véritablement créer une littérature originale puisque, ayant adopté (dans le meilleur des cas, bien sûr...) la langue de la puissance romaine qui les avait vaincues, elles semblent désormais incapables d'exprimer quoi que ce soit de réellement neuf, spontané, original. La langue allemande, au contraire, est souverainement puissante dans sa capacité inventive, pour l'excellente raison selon Fichte qu'elle n'a point été coupée de ses plus lointaines origines. Seule une langue dont les différentes branches dialectales sont alimentées en sève par un tronc peut prétendre imposer au monde sa vision, ce qui n'est absolument pas le cas d'une langue qui n'aurait été qu'une greffe réalisée sur un tronc coupé, voire tout simplement, privé de ses racines.
À la langue allemande l'évocation de la formidable richesse du monde, dans une littérature dont la qualité n'est plus à prouver, grâce à une grammaire plongeant son génie dans les temps les plus anciens dont elle a su conserver l'apport et aux langues romanes, au contraire, la spécialisation dans la dissection des cadavres, le commentaire sans fin des textes légués par les Grecs et les Romains, la vassalisation consécutive à l'adoption d'une grammaire étrangère. En une image, lorsque Schiller écrit, il invente un monde ayant ruiné les vérités sacrées, selon le commandement de Milton, c'est-à-dire qu'il a fait naître de rien ou presque rien (nous dit-on) un univers prodigieusement cohérent et capable de nourrir l'imagination de femmes et des hommes qui le liront. Lorsque Molière écrit, il paraît condamner à imiter les Anciens et, dans le meilleur des cas, à redonner un peu de vie à la vieille histoire du séducteur donjuanesque, ce dont des générations d'universitaires lui rendront grâce.
Nietzsche, cet implacable contempteur du cirque moderne, ne sera pas sourd aux arguments exposés par Fichte, qu'il reprendra dans un texte intitulé Richard Wagner à Bayreuth (dans ses Considérations inactuelles, IV, Gallimard, coll. Folio Essais, 2006) en opposant à son tour langue allemande et langues romanes, arguments qu'il réinterprétera sous la forme, célèbre, de l'opposition entre les forces dionysiaques, saluant le jaillissement des forces vitales, et les forces apolliniennes, qui accompagnent le triomphe d'une rationalisation étendant son empire au monde entier.
Un demi-siècle après les prédictions alarmantes du penseur de Sils-Maria, Oswald Spengler, dans son grand ouvrage, Le Déclin de l'Occident (Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1993), posera lui aussi comme une évidence le fait que les plus grandes réalisations collectives de l'humanité ont commencé comme des cultures dynamiques et inventives pour se transformer, inéluctablement, en civilisations percluses et mêmes mortelles, comme le rappela Paul Valéry dans une citation fameuse.
J'ai évoqué, enfin, Martin Heidegger, pour lequel l'allemand, en plus d'être, d'une certaine façon, la langue élue, la seule qui permette aux philosophes, y compris (surtout, en fait...) français, de véritablement penser, était morphologiquement proche de la langue grecque qui fut irrémédiablement souillée lorsqu'elle fut traduite en latin (cf. Réponses et questions sur l'histoire et la politique, Mercure de France, 1988, pp. 67-8) : «On ferait bien, écrit Heidegger, de réfléchir enfin à toutes les conséquences de la transformation qu'a subie la pensée grecque quand elle a été traduite dans le latin de Rome, un événement qui aujourd'hui encore nous interdit l'accès dont nous aurions besoin pour penser fidèlement les mots fondamentaux de la pensée grecque». L'allusion au fait que les Français, lorsqu'ils veulent penser, doivent le faire en allemand, se trouve aux pages 66-7 du même texte, qui n'est en fait que l'entretien posthume que Heidegger accorda au Spiegel.
Je commençai donc à écrire cette note lorsque le service de presse de Fayard m'envoya un ouvrage, aussi passionnant que stimulant et contestable, de l'historien Fabrice Bouthillon, intitulé Nazisme et Révolution. Histoire théologique du national-socialisme. 1789-1989 (Fayard, coll. Commentaire, 2011). Lisant cet ouvrage, je décidai, lorsque je découvris trois de ces pages (pp. 30-33) où j'eus la surprise de voir évoquée la thèse de Fichte, de réécrire ma note, dont j'avais ébauché quelques paragraphes, en m'en inspirant directement.
Bien sûr, Fabrice Bouthillon règle son compte, en quelques lignes, à la thèse farfelue de Fichte mais force est de constater que l'hypothèse du philosophe, qui ne s'appuie, et comment le pourrait-elle d'ailleurs, sur aucune preuve irréfutable, n'en cesse pas moins d'être étrangement séduisante.
Car enfin, les raisons (éditoriales, journalistiques, historiques, politiques, religieuses mêmes) du déclin de la littérature française, déclin que je pose comme une pétition de principe tout autant qu'une conviction inébranlable, sont sans doute nombreuses et suffisamment profondes pour que l'on tienne pour un amusement de pseudo-Mallarmé incapable d'écrire un français à peu près correct les vagues analyses et dénégations d'un François Bon : selon cet optimiste indéfectible, écrivant de trentième sous-catégorie, l'avenir de la littérature française est assuré, ne peut être assuré qu'à la condition de se nourrir du formidable développement de la Toile, par le secours inespéré de ce qu'il appelle, fort laidement, un processus d'édition web.
Tout va donc pour le mieux puisque le Réseau continue de s'étendre, puisque les textes uniquement publiés par son biais sont de plus en plus nombreux (mais nous ne savons pas grand-chose de leur qualité) et que François Bon, lui, continue à répandre son sabir inepte de robot en bakélite en nous assurant que le livre dématérialisé en photons directement injectés dans notre cerveau sera déjà, dans quelques mois à peine, une coupable nostalgie de vieux con réactionnaire.
Hypothèse inverse, émise par des pitres à courte vue et petite langue, la crise de la littérature française s'expliquerait par la seule mutation, que l'on affirme irréversible, du secteur (voire de la culture), au sein de nos sociétés modernes, du livre (des pratiques de lecture jusqu'aux plus infimes rouages de la chaîne de fabrication puis de distribution et de diffusion du texte imprimé), secteur qui, malgré ses raidissements corporatistes, serait bien contraint de ne point ignorer la révolution électronique, nous dit-on, dont nous serions les spectateurs ébahis et néanmoins consentants. Encore une fois, cette hypothèse, point fausse, ne nous dit rien de la question essentielle, sur laquelle François Bon ne pipe mot, même sous la forme d'une suite de zéros et de un : la qualité des textes publiés par les auteurs français et, question subsidiaire, celle des textes publiés spécifiquement sur Internet ou par le biais de ce dernier (comme la fort médiocre collection des Éditions Léo Scheer intitulée M@nuscrits, dont l'un des malheureux auteurs, Nicolaï Lo Russo, dresse un constat accablant des ratés de son livre, Hyrok et, surtout, de l'absence de toute pensée un peu sérieuse ayant présidé à la naissance de ladite collection).
Je doute ainsi qu'une rinçure de Despentes, Angot, Nothomb, Schmitt ou Jardin perdrait un seul électron de sa médiocrité si elle était uniquement disponible sur la Toile. Ce serait même une grande avancée démocratique (et écologique) que de ne proposer les mauvais romans que sur cette dernière, les rayonnages des libraires étant, par décret d'un salutaire et révolutionnaire Comité d'Épuration Littéraire, réservés aux seules œuvres jugées dignes d'être lues et tenues en mains.
Je suis certain que cette idée ravira François Bon, qui verra ainsi son empire s'étendre sur un continent de médiocrité bavarde : il deviendra alors le César de la camelote littéraire à destination des fantômes désœuvrés qui hantent la Matrice.
Quoi qu'il en soit, face à un phénomène aussi complexe que la presque nullité de la littérature française contemporaine, je ne rejette bien évidemment aucune des nombreuses explications qui tenteraient d'en dénouer les causes, comme je n'en rejette point d'autres qui tiendraient, pourquoi pas, à des raisons de simple vieillissement, donc de ralentissement de leur production, des quelques écrivains français que j'estime valables : Blanchot, Gracq et Dutourd morts, Dupré et Moreau d'âge vénérable, Matzneff sombrant dans une hypersexualité de plus en plus grotesque et narcissique, Sollers dans la perpétuelle auto-célébration de l'onaniste gâteux, qui, pour assurer la relève, si je puis dire, a confié son maigre barda à quelques ânes dont je ne me suis jamais lassé de stigmatiser la nullité intellectuelle; Renaud Camus englué dans le slogan politicien de basse extraction et les jungles de toisons pubiennes de nombre de ses photographies, Michel Chaillou très bellement et intelligemment interrogé par Jean Védrines, René Ehni, François Taillandier, ou même Maurice G. Dantec qui finira bien par écrire un roman pour lecteurs adultes, Michel Houellebecq qui a repris quelques couleurs depuis qu'il a été récompensé et l'inimitable Marc-Édouard Nabe qui n'est pas, sauf exception, un romancier ?
À mes yeux, l'absence, palpable, d'ambition métaphysique (je ne parle même pas de dimension spirituelle, voire religieuse) du roman français tient, bien évidemment, à une multitude de causes (économiques, sociétales, techniques, historiques, d'autres encore), toutes complexes dans leurs interactions mais, in fine, c'est sur une espèce d'épuisement de l'imaginaire collectif de notre pays que je parie, imaginaire sans lequel une œuvre, même si elle ne pouvait qu'être écrite par un génie aussi farouchement solitaire qu'on le souhaitera, ne peut tout simplement pas exister.
Imaginaire double, du reste, qui l'un l'autre se nourrissent et se complètent : ensemble des représentations, des constructions mentales que façonnent les habitants d'un pays et qui, en retour, construisent l'idée d'une nation qui déborde de toutes parts les frontières géographiques de ce pays, quelque chose comme l'air du temps, non seulement l'histoire d'un pays mais la qualité de vie mentale, si je puis dire, qu'il parvient à ériger au terme de processus d'une prodigieuse complexité, atmosphère faite de bruissements, de paroles, de geste, palpable dans n'importe quelle rue d'une ville française, qu'il s'agisse de Paris ou de Biarritz, toute l'indéfinissable sensation qui accueille et enveloppe immédiatement tout voyageur dans un pays qu'il ne connaît pas, comme un amant est surpris et ému lorsqu'il comprend que la chair de la femme qu'il tient dans ses bras est infiniment plus que de la peau sensible à ses caresses, mais une réelle présence; mais aussi, mais surtout peut-être, imaginaire façonné par la somme des plus grands livres qu'un auteur ne peut manquer de connaître, même vaguement, avant de commencer à écrire un peu sérieusement.
Pour ne m'en tenir qu'à la littérature nationale, combien de cacographes ai-je lus, ayant écrit un ou plusieurs livres, alors qu'ils ont, des textes d'un Chrétien de Troyes, de ceux d'un Agrippa d'Aubigné, Pascal, Chateaubriand, Stendhal, Flaubert, Proust ou Malraux, une connaissance qui n'est même pas de seconde main ? Un grand auteur est aussi, d'abord sans doute, un grand lecteur, et pas seulement de ses contemporains mais de celles et ceux qui l'ont précédé.
Sauf, peut-être, dans l'esprit de François Bon et de ses semblables qui, de la verticalité, ne savent à peu près rien et qui, de l'horizontalité, ont la même frénésie que celle du rhizome à la recherche de nourriture, mais d'une nourriture fort incapable de nourrir ne serait-ce qu'un mulot universitaire. C'est ainsi que, perdu dans la Matrice, un François Bon ne lira rien d'autre que ce que la Matrice lui proposera, petits jets poussifs et autres carnets de notes et journaux de bords d'insignifiants scribouilleurs qui évoqueront, dans la même insignifiance prétentieuse, leurs risibles aventures sexuelles et leur découverte des possibilités infinies, croient-ils, que confère à leurs bavardages la Toile.
Horizontale, la démarche de François Bon et de ses épigones est surtout absolument infra-verbale, comme je l'affirmai il y a quelques années déjà.
Cet épuisement est parfaitement visible dans quelques-uns des plus récents romans français, que la critique journalistique n'a pas manqué de saluer comme s'il s'agissait de véritables performances et, mais oui, d'œuvres parvenant encore à montrer, contre les jugements des grincheux, que d'épuisement, il n'y en avait pas !
Bien au contraire, nous dit-on, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard, est par exemple un de ces romans prétendument novateurs, d'abord parce qu'ils parviennent, rendez-vous compte de l'exploit !, à prendre l'exact contre-pied littéraire et stylistique de Zone, du même auteur : une performance de minceur contrebalance, en somme, une performance d'inflation, et c'est là l'horizon métaphysique dont se contentent nos critiques et, par-dessus le marché, l'écrivain profondément surévalué qu'est Mathias Enard.
Novateurs encore, ces romans le sont ou le seraient parce que le monde qu'ils parviennent à créer ne doit rien envier, bien au contraire, aux vastes épopées nord-américaines, par exemple celles d'un Cormac McCarthy.
Mais qu'est-ce donc que ce monde inventé par Mathias Enard, sinon un univers de carton-pâte assemblé avec les feuilles de Télérama, des Inrockuptibles, de Chronic'art et peut-être même de Têtu, ou, pour le dire de façon moins illustrée, le degré zéro de l'imagination, une longue suite de clichés touillant laborieusement le rêve, ô combien original, d'échappée orientalisante et de mixité sociale, sexuelle et religieuse ?
Ne maîtrisant rien, et ne maîtrisant rien sur plusieurs centaines de pages (Zone) ou centaines de lignes (Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants donc), Mathias Enard nous donne à lire deux échecs, l'un monumental par son étirement laborieusement bavard et l'autre indigne par son indigence purement formatée, que quelques vagues blogueurs à prétentions critiques veulent nous faire prendre pour des romans philosophiques dignes de ceux qu'écrivirent un Thomas Mann ou un Robert Musil, à moins qu'ils ne parient sur une parenté d'ordre post-modernisante, avec des écrivains tels que Gass.
Le fait, d'ailleurs, de convoquer des auteurs étrangers (de langue allemande) trahit bien quelque embarras de la part de nos thuriféraires, qui ignorent probablement que, jusqu'à une date somme toute récente, la France pouvait s'enorgueillir de posséder des écrivains de la puissance d'un Rebatet ou d'un Abellio, écrivains qui, de plus, savaient écrire avec autant de style qu'un Gracq ou un Dupré !
Mathias Enard n'est bien évidemment pas la seule victime (mais, dans son cas, parfaitement consentante) de cette littérature-monde qui, à vouloir unir ces deux termes strictement pléonastiques, n'est ni littérature (mais, au mieux, manifeste ridicule) ni monde (mais décor qu'un souffle crève, univers aussi consistant qu'une baudruche), insignifiantes bluettes de dix ou de mille pages qui, parce qu'elles n'ont dû lutter férocement contre rien, parce qu'elle ne doivent leur existence labile qu'à des aides étatiques et à la réclame des amis journalistes, ne sont pas grand-chose, ou même rien du tout, certainement pas ce que ce que Philippe Muray appelait la littérature de l'empêchement.
Ainsi, mais d'une autre façon, retrouvons-nous l'idée fichtienne d'un épuisement des langues, comme s'il s'agissait de véritables organismes vivants, qui périssent de ne point avoir dû lutter pour survivre (2), qui disparaissent sans éclat, en suivant la pente douce-amère, nostalgique dans le meilleur des cas, des personnages d'un Michel Houellebecq, à la fois auteur dépeignant l'apocalypse molle qui nous dévore et extraordinaire exemple vivant de l'insignifiance du cirque médiatico-littéraire moderne (3).
Ajoutons à notre maigre liste l'inutile Le Clézio bien sûr, le surfait, et à peu près insignifiant d'un point de vue littéraire, Laurent Gaudé et tant d'autres encore, comme le duo sollersien Haenel-Meyronnis, comme le traducteur et, paraît-il, écrivain, Christophe Claro, qui aura tout de même réussi à rendre particulièrement indigents la plupart des ouvrages qu'il a traduits, à l'exception, peut-être, d'Agonie d'Agapè de William Gaddis.
À l'œuvre, dans les livres de ces écrivants, je ne vois qu'une inaptitude totale à créer de véritables univers romanesques ou même, à un niveau moindre, une histoire banalement plausible, donc réelle, caractéristiques qui constituent les marques les plus évidentes (il y en a bien d'autres) des grands romanciers. Nous y trouvons au contraire, dans ces livres morts-nés à peine parus, une accumulation de mots qui paraissent avoir perdu leur force d'évocation et qui, pour se contenter de petits jeux solipsistes, de tours de force formels, comme disent les Anglo-Saxons, ne sont plus du tout vivants.
Non seulement ils sont parfaitement incapable de faire lever un imaginaire, comme les toutes premières lignes de n'importe quel grand roman parvient à le faire, de Moby Dick au Maître de Ballantrae en passant par la trilogie du Seigneur des Anneaux de Tolkien et la saga (inégale) de Frank Herbert, Dune, mais, en plus, ces livres creux parviennent à réaliser, bien malgré eux, l'étrange programme que José Ortega y Gasset, au milieu des années trente, avait assigné à l'art : sa déshumanisation.
En massacrant la langue française, les mauvais écrivains que j'ai cités (je ne me cache pas qu'il y a en a bien d'autres, hélas...) ne parviennent, et encore, laborieusement, qu'à expulser de leurs entrailles des chimères, c'est-à-dire des créatures qui ne sont pas humaines, ou ne le sont qu'à moitié, mais nous rappellent encore, de façon grotesque, ce qu'est la beauté d'un visage et d'une intelligence humains.
Il est donc grand temps, en le débarrassant de ses visées socialistes, d'adresser aux écrivains français le même appel que celui qu'une poignée d'écrivains espagnols, ulcérés par le texte d'Ortega, lui lancèrent en 1933 : «en cette heure universelle de crise et de décadence de la société et de la culture, lorsque tous les problèmes humains acquièrent une vigueur dramatique [...], se reclure dans la solitude pour produire une littérature et un art purs et déshumanisés, est une lâche trahison et un crime de lèse-culture» (4).
On me rétorquera : accumulation de généralités, manque criant de cas pratiques et d'hypothèses précises étayant mes dires, flou le plus artistiquement trompeur, et on n'aura ma foi pas tort puisqu'il faudrait, en effet, une ou plutôt plusieurs lourdes thèses, et balayant plusieurs disciplines, pour commencer à apporter quelques explications valables à la médiocrité globale de la littérature française.
Mais je crains qu'une bibliothèque entière de livres se lamentant sur la décadence ne puisse absolument rien faire que constater l'évidence même de la décadence. Encore, si nous avions un Huysmans moderne capable d'écrire un nouvel À rebours, ce serait déjà cela, mais rien, Des Esseintes n'étant de nos jours plus rien d'autre qu'un clown pas même drôle singeant le génie devant les glaces des bars parisiens huppés !
Demeure l'évidence, sans cesse rappelée par une quantité point négligeable d'auteurs livrant leurs analyses sur ce qui est devenu un genre à part entière, celui des livres évoquant la crise contemporaine de la littérature française, demeure l'évidence d'une médiocrité, d'autant plus insupportable qu'elle semble non seulement acceptée mais encore encensée par la bouche anonyme du journalisme.
Demeure une autre évidence : je ne prétends absolument pas que de grands romans pourraient nous sortir de l'espèce d'ataraxie dans laquelle nous sommes plongés, et qui s'explique cependant, pour une part, je l'ai dit, par la réduction drastique et dramatique des territoires de l'imaginaire.
Mais continuer à éditer, au milieu d'un flot de mots eux-mêmes putanisés, des textes qui jamais ne devraient être publiés, comme ceux que j'ai désignés à titre d'exemples éloquents, c'est nous conduire vers un être sans mystère qui, rappelait fort justement le grand théologien Han Urs von Balthasar, est un des autres noms de la prostitution (5).

Notes
* Il s'agit de deux vers (91-92) du Pervigilium Veneris ou La Veillée de Vénus que l'on peut traduire par : «J'ai perdu la muse en me taisant, et Apollon ne me regarde plus : / Ainsi en fut-il des Amycléens; ils se taisaient, le silence les perdit.»
(1) Rodomontades que seule la place de Richard Millet chez Gallimard lui permet de lancer contre des livres qu'il ne manque du reste pas d'éditer !
(2) Cette mort lente de la littérature française due au triomphe du régime démocratique («diversifié, plurivoque, aéré de courants multiples s'ignorant les uns les autres et tolérants les uns à l'égard des autres») est d'ailleurs l'une des hypothèses qu'Henri Raczymow évoque dans La mort du grand écrivain (Stock, 1994, p. 139) pour expliquer la dégénérescence de la littérature française.
(3) Tout comme un Richard Millet d'ailleurs, bon romancier et critique à peu près nul (à la réserve près que constitue, à mes yeux, Le sentiment de la langue), dont l'intenable position ne sera dénouée que lorsqu'il ne se servira pas du formidable levier que constitue la puissance de Gallimard, chez qui il édite, du reste, tous ses livres...
(4) Llamamiento de Unión de Escritores y Artistas revolucionarios, El Pueblo, Valence, 7 mai 1933. Je souligne.
(5) Dans Verità del mondo (Milano, Jaca Book, 1989), p. 86. Cette édition est la traduction italienne de l'ouvrage intitulé Wahrheit der Welt (Johannes Verlag, Einsiedeln, 1985).

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