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04/10/2008

Zone de Mathias Énard, 2 : mais qu'est-ce donc que la Zone ?

Crédits photographiques : Amy Sussman (Getty Images).

Réponse : rien. Enfin, pas grand-chose. Euh, non : la Zone est absolument tout ce que vous voudrez, y compris un bon roman, ce que ce livre n'est tout de même pas complètement, voire pas du tout. La Zone ? Elle est la nuit. Elle est la violence. Elle est la guerre. Elle est la guerre prolongée par d'autres moyens que la guerre, disons, dans ce cas, le commerce mafieux prospérant dans les zones de conflit. Elle est la passion. Elle est l'absence de passion. Elle est Achille. Elle est Hector. Elle est la demeure des souvenirs, celle des morts, celle des vivants hantés par les morts, celle des morts qui n'ont pas laissé de souvenirs, ou qui n'en ont laissé qu'à quelques témoins que Mathias Énard remercie comme il se doit en fin de livre. Elle est encore la demeure des agents secrets, celle des pauvres types qui ne savent pas comment garder près d'eux les femmes qu'ils aiment, celle des agents secrets encombrés de femmes qu'ils ne savent pas, eux aussi, garder près d'eux, ce qui fait qu'ils sont peut-être, en fin de compte, ces agents de l'ombre perdus dans le labyrinthe des coursives poussiéreuses, des pauvres types eux aussi. Elle est la demeure de...
Je reprends ici, en l'illustrant, le reproche que je faisais au roman de Mathias Énard salué, comme il se doit, par tous les petits soldats de la non-critique littéraire journalistique comme s'il s'agissait de l'unique événement littéraire de cette rentrée qui est bien davantage, pour tous les livres qui n'auront point reçu quelques lignes médiatiques, une sortie expéditive.
La Zone donc. Attention, la majuscule est importante, parce que lorsqu'elle porte un z majuscule, dès qu'elle est ainsi évoquée (page 28 de notre roman), la Zone n'est plus une banale et vulgaire zone industrielle (comme celle que traverse le train emportant vers Rome le narrateur, cf. page 89 ou encore 96 : «du désert d'usine ciel de lucioles d'apocalypse dans la poussière de l'immense zone industrielle qui cache, à l'ouest, les contreforts du Piémont») ou bien un espace militaire (page 117), mais donc la Zone, de laquelle nous ne savons strictement rien si ce n'est que, majestueusement orthographiée, elle risque bien de faire tourner les maigres esprits de nos critiques qui, remarquons-le mais nous n'en sommes point surpris, s'y sont perdus !
Soulignons aussi le fait que le personnage principal de notre roman peut prétendre qu'il s'agit de Sa Zone (il Y voyage même, page 110 et 137), voire de Ses zones (page 122, où il croise «des Algériens des Égyptiens des Palestiniens des Afghans des Irakiens») et pas de celle de son voisin, assis pourtant sur la même banquette de train filant dans la nuit que lui, voire la Mienne, de Zone, c'est-à-dire celle du grand Tarkovski qui est à mes yeux l'unique Zone, aussi poétiquement imprécise, donc éminemment suggestive, que la Zone de Mathias Énard est vaporeusement bavarde et fourre-tout, donc absolument pauvre. Sur cette pauvreté qui n'est pas même post-moderne vont cependant maigrement fleurir les plantes les plus bizarres, y compris les pissenlits structuralistes, rendez-vous compte comme ces taxons fort communs ont besoin de peu de fumier pour finalement s'épanouir...
Cette Zone qu'évoque notre narrateur est ainsi celle de sa mémoire (ou celle d'une mémoire inimaginable se trouvant à l'extérieur de celle-ci ?, page 211) mais aussi celle de son théâtre d'opérations plus ou moins clandestines, dont les contours géographiques sont pour le moins imprécis, voire mouvants : nous savons tout de même (pp. 349 et 350) que «Tanger est la gardienne, la porte de la lèvre inférieure de la Zone», qui correspond vaguement aux contrées (plutôt qu'aux pays) de l'Europe méditerranéenne. Ailleurs (page 132), la Zone est «la terre algérienne qui rendait des membres et des cadavres plus qu'en Bosnie» (nous supposons, dès lors, que la Bosnie fait également partie de la Zone). Ailleurs (page 484), Gaza est décrite comme «le fond du fond de la Zone», ce qui nous donne, sans aucun doute, l'idée que ce coin-là doit être quelque chose comme un endroit sacrément paumé, même si Jean Genet y a fait ce qui ne s'appelait guère, à l'époque, du tourisme sexuel mâtiné de considérations vaguement politiques.
Aussi largement étendue de par une planète (car la Zone est encore «Beyrouth Alexandrie Venise Florence ou Valence», page 335) que nous pourrions sans mal décrire comme une Zone grise (et qui dit gris (page 218) dit... Pardi, ne savez-vous donc rien de Primo Levi et de Giorgio Agamben commentant Levi ? : la couleur grise, depuis un demi-siècle, n'est plus que la couleur torve des camps de concentration voyons ! Et qui dit gris dit aussi : les limbes, page 317 et 381), la Zone, justement, connaît toutefois une météorologie peu variée : il y pleut et y fait invariablement nuit, et cela malgré la présence de Jupiter tonnant, pauvre dieu qui n'y peut rien (Ibid.).
Passablement étendue, pour ne point écrire : infinie, la Zone n'est pas seulement spatiale mais, notez attentivement ce point, spatio-temporelle (page 156) : «en m'enfonçant dans la Zone dans l'Algérie des égorgeurs et des égorgés, la Zone territoire des dieux courroucés et sauvages qui s'affrontaient à l'infini depuis l'âge du bronze au moins et peut-être même avant». Ce raccourci paraîtra prodigieux à ceux qui ne savent point lire qui y verront, sans doute, une dimension mytho-poétique de la guerre (sans bien sûr jamais s'interroger sur une dimension encore plus évidente mais taboue : la religieuse). Je n'y vois que paresse, facilité, image commode, Mathias Énard ne parvenant absolument pas à suggérer, en plusieurs dizaines de milliers de mots, l'existence d'une violence endémique se répandant d'âge en âge, alors que quelques lignes du McCarthy de Méridien de sang y parviennent, comme y parvenaient Joseph Conrad dans Heart of darkness et Shakespeare dans Macbeth (il est vrai que le dramaturge anglais a profondément influencé ces deux auteurs).
En grand expert des théories relativistes, Mathias Énard peut ainsi mélanger les lieux, les personnes, mais aussi les époques, quitte à affirmer que la race des salauds, urbi et orbi, est une, indivisible, de siècle en siècle roulant ses armes pour les fracasser sur les cervelles sans défense des pauvres Abel qui auront le malheur de croiser les chevauchées des Caïns conquérants. Risque de confusion, voire, le mot est lâché, plus horrible encore : risque d'inexactitude(s), comme François Monti le pointe dans le juste commentaire d'un texte d'Antonio Werli ? Voyons, pas du tout, c'est ce que l'on appelle un roman moderne, tout rempli et frémissant d'intertextualité, d'autres langues que la française, d'autres auteurs aussi («Joyce, Durrell, Hemingway, Pound le fasciste ou Burroughs l'halluciné», page 167), de zones (zut) de subduction, d'effondrement, de faille, d'entre-deux, d'entre-trois voire d'entre-quatre grâce à ce bon Albert, de schémas actantiels, de grilles psychanalytiques ou structuralistes, de grilles de grilles capables de procurer les jouissances les plus insanes, y compris pour nos cacographes les plus chastes. Et l'auteur de ce texte qui ne parvient toujours pas à me convaincre quant à la prétendue richesse du roman d'Énard, d'ajouter que le roman de ce dernier «donne à lire une époque confuse, saturée, excessive, absurde, illusoire, tente de dire tout et échoue certainement, en quelque sorte, pourtant ce n’est pas du tout un échec mais bien une réussite car aussi l’époque elle-même échoue dans sa tentative de dire tout, d'être tout, de devenir tout aimerais-je ajouter, dans sa tentative de s’affranchir du tragique plus que jamais alors même que celui-ci revient (retourne) au galop avec une cravache toujours plus cinglante».
Je ne puis concevoir par quel tour de passe-passe dialectique l'échec d'un roman serait légitimé par celui d'un monde tout entier : c'est faire non seulement correspondre deux réalités pas même définies (surtout, ici, ce que l'auteur entend par le terme époque) mais mélanger deux plans, l'évidente confusion de ladite époque avec l'incapacité du romancier à en ordonner quelque peu la matière. Après tout, cher Antonio Werli, Kafka, Joyce, Musil, Canetti, Mann et Broch, pour ne citer que quelques noms de grands romanciers européens qui ont tenté de tout dire (et n'y sont point parvenus, bien évidemment), n'étaient-ils pas eux aussi, avant même que Mathias Énard ne naisse, confrontés à une époque tout aussi complexe que la nôtre et sans doute infiniment plus tragique, n'en déplaise à Jean-Marie Domenach et à vous-même (1) ?
Alors, pourquoi donc devrais-je faire la fine bouche d'amoureux de la littérature mal embouché puisque ce roman est promis à tous les prix, sauf à celui d'un des romans les plus surestimés de la rentrée littéraire 2008, ce qu'il est, je le répète, à mon sens ?
Et pourquoi donc devrais-je me lamenter que ce roman soit sorti d'un endroit, ou plutôt d'un banal objet, petite valise discrètement menottée au porte-bagages d'un train fonçant vers Rome (page 489, celle-ci contient, en vrac, «des morts, des destins croisés, le monde en entier, un fœtus dans un bocal de formol, l'essence de la tragédie, l'énergie de la vengeance» et tout ce que vous avez toujours rêvé de fourrer dans une valise sans, nom de Dieu, jamais y parvenir...), petite valise dans laquelle, comme dans un trou noir, tombe la Zone tout entière ?
Je fais la fine bouche, je peste et je rechigne, parce que ce roman, qui effectivement, à la différence de ce que les imbéciles ont écrit, ne révolutionne absolument pas la forme romanesque, est un double échec : d'abord dans son ambition même qui n'est point métaphysique (voyez ma prudence, je n'emploie pas le terme tabou, horrible, l'adjectif le plus infréquentable de la langue française : religieux), ensuite dans sa structure même qui est confusion (l'unité narrative, feinte, s'étirant, progressant entre deux points sur une carte), qui se sert de la confusion du monde pour plaquer la sienne, décrivant donc une réalité deux fois confuse, confondant la complexité et la complication. Zone n'est donc point la tentative d'organiser le chaos du monde, but et évidence de tout grand roman et, plus certainement, de l'art.

Note
(1) Auteur qui écrivait : «Assez joué à la révolution; vivons le nihilisme contemporain, mais sérieusement, en le poussant jusqu'au terme où il tend de toute sa pesanteur et de toute son esthétique, jusqu'à cette ultime dérision d'où resurgira, irréfutable, le visage de l'homme rajeuni, un langage, un amour, un sacré» (Le retour du tragique [1967], Seuil, coll. Points Essais, 1994, p. 15). Je fais également remarquer à Antonio Werli que Domenach, par avance, réduit à néant les prétentions d'Énard quand à la matière tragique de son roman. Selon l'auteur, «La tragédie ne résout pas le problème du mal, mais elle le pose, et elle l'approfondit, il me semble, loin de s'en décharger sur une sorte de grand guignol théologique» (op. cit., p. 26). Éh bien, je défie celles et ceux qui défendent le roman d'Énard de me montrer (je suis aimable, j'aurais pu nourrir une autre exigence, en demandant des preuves) par quel biais le romancier approfondit le problème (non, il faut écrire : le mystère) du mal. Je ne vois dans Zone que banale juxtaposition de cadavres, de viols, d'atrocités, de guerres et de salopards qui aboutit à cette plate évidence : il n'y a pas de bien, pas de mal, pas d'innocents et pas de tortionnaires, puisque toutes ces notions sont déconstruites par mon écriture souveraine qui pourtant s'amuse à unir ce qui ne peut l'être. Bêtise de potache, métaphysique de cancre, échec, je le répète, du romancier, mensonge d'un créateur et peut-être même d'un homme.