Renaud Camus commentateur de Paul Celan : cachez-moi ce si kitsch Auschwitz (14/11/2012)

Crédits photographiques : Aris Messinis (AFP/GettyImages).
Renaud Camus et Israël dans la Zone.

«Sur mon avant-bras gauche je porte le numéro d’Auschwitz; il se lit plus vite que le Pentateuque ou que le Talmud mais l’information qu’il livre est plus éloquente.»
Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment (Actes Sud, coll. Babel, 2004), p. 197.


C'est par le biais d'un lien déposé sur un célèbre réseau social que j'ai lu un court commentaire où Renaud Camus nous expose, en quelques lignes moins denses que ridicules, l'ambiguïté de son rapport non point avec le judaïsme, une question dont nous pouvons avoir quelque solide aperçu en nous plongeant dans les strates de l'affaire dite Renaud Camus (1) qui fut déclenchée par des propos pour le moins peu prudents extraits de La Campagne de France (Fayard, 2000), mais, plus modestement, avec une certaine littérature, dite concentrationnaire.
Nous faisons le pari, dans les lignes qui suivent, que Renaud Camus, un homme cultivé au demeurant et qu'il serait insultant de considérer comme un cancre, connaît l’œuvre de Paul Celan qu'il a déjà évoquée dans Killalusimeno, tout de même mieux que n'est susceptible de la connaître un journaliste, mais qu'il la connaît toutefois assez mal, ne tenant pas compte de bien des dimensions de la vie et de l’œuvre célaniennes comme son rapport avec Mandelstam qu'il traduisit et à qui il dédia l'un de ses recueils les plus connus (2), La Rose de personne, ou son dialogue (aussi complexe que parcellaire) avec Heidegger.
Ces aspects, que je ne puis évoquer dans le détail comme j'aimerais le faire (et l'ai du reste déjà fait dans telle ou telle note indiquée en lien) sont essentiels pour tenter de comprendre de quoi il en retourne avec Celan et, plus largement, avec toute tentative artistique osant, le mot n'est pas trop fort, braver le trop tristement célèbre impératif catégorique édicté par T. W. Adorno.

«Dans la collection Lambert d’Avignon il y a un Kiefer incroyablement mauvais, une sculpture en hommage à Celan, qui figure une barque de passeur, suppose-t-on, chargée d’une pile de livres à demi-consumés. C’est d’une telle kitscherie qu’en est compromise non seulement toute l’œuvre de Kiefer, par contagion, mais aussi celle de Celan. Je ne suis jamais parvenu à oublier tout à fait que mon ami Didier Thévénin, que je crois mort tant il a solidement disparu, disait de Celan, que je lui avais fait lire, que c’était pour lui l’obscénité même, l’exemple-type de ce qui ne pouvait ni ne devait s’écrire, après Auschwitz. Il ne m’avait pas convaincu mais ce Kiefer d’Avignon lui donnerait presque raison.»

Anselm Kiefer est donc l'auteur d'une sculpture non seulement, en premier lieu, incroyablement mauvaise aux yeux de Renaud Camus mais, en un second temps, convoquant la thématique trouble du kitsch, que nous ne prendrons pas la peine de définir, considérant que le lecteur se doit d'avoir lu les textes qu'Hermann Broch et même Milan Kundera ont consacrés à cette notion aussi difficile qu'intéressante.
Il y a quelque faute logique pour le moins troublante dans l'enchaînement des deux premières phrases camusiennes, le kitsch devant plutôt conduire à un avis négatif lequel, posé comme une pétition de principe ou l'acte de création souverain du jugement esthétique camusien, n'est précédé d'aucune théorisation : c'est nul, c'est donc kitsch, là où le strict respect de la logique, et à condition bien évidemment d'avoir au préalable explicité cette notion complexe, aurait commandé : c'est kitsch, c'est donc nul.
Nous pourrions trouver d'un humour plus que douteux et même fort méchant (cette méchanceté vipérine est l'une des marques de Camus, parfaitement illustrée par l'incise sur Didier Thévenin), à Dieu ne plaise, qu'un homme tel que Renaud Camus ait son mot à dire en matière de contagion, mais je ne vois pas pour quelle raison la réminiscence ou le commentaire d'une œuvre d'art, au moyen d'un texte, d'une image, d'une pièce de musique ou bien d'une sculpture devraient contaminer l’œuvre commentée.
Après tout, il existe des milliers de redites d'une pièce telle que l'Antigone de Sophocle et toutes ne sont pas de purs diamants d'intelligence ou de poésie.
Pareille remarque pourrait être faite à l'endroit de bien des illustrations d’œuvres séminales. Ainsi, Serviles servants de Tarik Noui est une lecture du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad à peu près insignifiante, et nul mauvais lecteur, pas même Léo Scheer, n'aurait l'idée d'accabler Joseph Conrad en le tenant responsable de la médiocrité de ses petits clones germanopratins, alors que T. S. Eliot, en citant quelques mots à peine de la longue nouvelle de Conrad en guise d'exergue de l'un de ses plus grands recueils, l'a creusée comme nul autre.
La fin du premier paragraphe constitue de loin l'aspect le plus intéressant du jugement (car c'en est un) de Renaud Camus, en ceci qu'il nous offre une illustration d'une thèse implicite et adornienne (il ne faut pas écrire après Auschwitz ou, plus précisément, il ne faut plus écrire après Auschwitz comme nous écrivions avant Auschwitz) reprise, apparemment, par l'ami si discret qu'il en semble mort de Renaud Camus, et, une nouvelle fois, une contradiction pour le moins flagrante dans le raisonnement de l'auteur : c'est à présent la sculpture de Kiefer qui, par sa médiocrité et son kitsch, non seulement a jeté une ombre de médiocrité sur la poésie de Paul Celan qu'elle illustre, mais indique aussi la véracité de la thèse, d'ailleurs si mal comprise, d'Adorno.
Après Auschwitz, il ne saurait donc y avoir de médiocrité dans les arts. Remarquons que, à l'aune d'un tel commandement, la presque totalité de l’œuvre de Renaud Camus, frivole, festive, jouissive, bavarde, uniquement préoccupée dirait-on par le commentaire midrashique d'un gouffre de profondeur mystique qui n'est autre que le nombril de son auteur, pourrait être qualifiée d'à peu près insignifiante, et je n'oublie pas les analyses de l'auteur sur la déforestat... pardon, sur le Grand Remplacement de la population française de souche (disons-le clairement, blanche, du moins européenne et de préférence chrétienne) par de sympathiques vagues bigaro-ethniques d'origine sub-saharienne qu'on dirait toutes prêtes à s'attaquer au Camp des Saints, moins la France que le magnifique château de Plieux, où Renaud Camus a établi sa modeste demeure, tel un maître du haut-château qui nous dévoilerait, comme dans le roman de Dick, la vérité sur notre monde malade et mensonger.

«Il faut bien convenir qu’il y a un kitsch spécifiquement auschwitzien qui tient, pour ceux qui font de l’art ou de l’idéologie, ou tout simplement tiennent un discours, autour de la Shoah, au fait qu’ils ont trop raison, raison à tout coup, et plus précisément qu’ils ne peuvent pas avoir tort. C’est cela, l’obscène : se mettre dans des situations où l’on ne peut avoir tort, où personne ne saurait oser vous dire que vous errez, que vous exagérez un peu. Kiefer indubitablement exagère un peu, avec son Celan d’Avignon, et il n’est pas exclu que Celan lui-même ait eu la litote un peu emphatique, avec le temps.»

Qu'est-ce que le kitsch ? Renaud Camus ne nous l'apprend pas, du moins dans ces quelques lignes, et je laisse aux renaulâtres (il paraît que cette chimérique espèce de lecteurs existe, lesquels se reconnaissent entre eux au fait qu'ils ne peuvent pas se souffrir les uns les autres) le soin de nous renseigner sur cette passionnante question. Plus étrange me semble le fait que Camus laisse penser qu'un kitsch spécifique à Auschwitz existe, dont d'ailleurs il ne prend pas davantage le soin de préciser les contours.
Qui est donc, ici, visé implicitement ? Primo Levi ? Jean Améry ? Imre Kertész ? Paul Celan bien sûr ? D'autres encore, comme Giorgio Agamben ou Emil Fackenheim, André Néher ou Hans Jonas ? Ce kitsch tiendrait au fait que, pauvre de lui, Renaud Camus serait bien incapable d'exercer son art si tendrement chéri de la bathmologie, tout droit puisé à la source si peu claire de Roland Barthes, lorsqu'il se trouve confronté, ou plutôt, semble-t-il nous dire, la mine dégoûtée, lorsqu'un de ces si vilains noceurs ou nocents s'avise de lui mettre sous le nez un peu trop de cendres de juifs partis, avec des millions d'autres, dans le lait noir de l'aube.
Il faut se demander si, de fait, Renaud Camus a fait une croix, si je puis dire, sur sa culture, paraît-il solide, et son intelligence, que d'aucuns nous assurent redoutable, en avançant de telles sornettes : car les auteurs que j'ai cités se caractérisent en premier lieu par la dimension absolument non apodictique de leur œuvre, et par l'exposition méthodique, souvent vertigineuse, de leurs propres doutes, leur inlassable quête d'une réponse en provenance de l'anus mundi qui, bien évidemment, ne leur en a livré aucune, et se caractériserait même par l'impossibilité de la plus maigre parcelle de réponse.

«Cette obscénité de l’excès de raison est celle de l’antiracisme dogmatique, que je dénonçais hier matin. Je pense toujours à la remarque de Houellebecq selon laquelle on soupçonne toujours les champions des droits de l’homme (et de l’antiracisme vernaculaire, ajouterais-je) de faire du deuxième degré. On en soupçonne aussi Kiefer. Et puis on se dit que ce n’est pas possible, qu’il est certainement tout à fait sincère, et l’on trouve que c’est encore pire.»

Renaud Camus, dans ces quelques lignes, nous livre le fond de son argumentation. De fait, il tend à confondre le kitsch, qu'il n'a toujours pas défini, comme une extension de l'obscénité de l'excès de raison, à moins que le kitsch et l'obscénité ne soient, dans son esprit, qu'une seule et même chose.
Il serait assez facile de retourner la proposition camusienne en lui faisant remarquer qu'Auschwitz peut être lu comme l'obscénité terminale d'un excès de la raison livrée à une mécanisation forcenée bien que parfaitement rationnelle, de la mort.
Remarquons également le glissement qu'opère l'auteur, passant, de ce que nous pourrions appeler, sans mauvais jeu de mot, la suffocation auschwitzienne (à savoir le fait que nous sommes, depuis la révélation au grand public des camps d'extermination nazis, suffoqués, nous tous, Occidentaux, responsables et coupables, par le poids de notre impuissance et de notre lâcheté), à l'antiracisme, qui selon Renaud Camus présente le défaut d'être implacable dans son morne contentement de lui-même.
L'antiracisme est lui aussi raisonnable selon Camus, parfaitement raisonnable, tellement raisonnable qu'il est le kitsch porté à son plus haut degré de malfaisance et que donc, comme tel, il ne peut souffrir le moindre déni, le moindre humour puisqu'il s'agit bien, in fine, de faire preuve d'humour, ce dernier pouvant être compris comme le refus de la pesanteur ou plutôt de l'esprit de lourdeur, la merveilleuse et jouissive aisance de faire vaciller les lignes trop sémantiquement rigides, pour y faire triompher l'esprit qui ne peut faire siens aucun oui et aucun non définitifs.
Renaud Camus, en fait, ne parvient pas à digérer le fait tout simple, comme je le lui ai fait remarquer sur le plateau de Frédéric Taddeï, qu'Auschwitz constitue, pour l'Europe et même la culture occidentale tout entière (certains auteurs n'hésiteraient pas à affirmer : pour l'humanité tout entière) ainsi que pour le cacographe François Rastier, non seulement le désastre absolu, l'effondrement ultime, en ce sens qu'aucun nouveau désastre ne pourra en surpasser l'horreur, qu'aucun effondrement ne pourra avoir pour but l'élimination méthodique et programmée d'une race entière, mais le puits sans fond dans lequel nous sommes tombés, et que certains écrivains, dont la figure tragique de Paul Celan, ont essayé, comme ils l'ont pu c'est-à-dire, par exemple, au moyen de la langue allemande qu'il s'est agi pour eux de rédimer, d'explorer d'abord, puis dont ils se sont efforcés de vaincre l'attirance fatale, à vrai dire infernale.

«À ma connaissance, l'une des rares œuvres, la seule peut-être, qui se soient montrées tout à fait à la hauteur, si c’est bien le mot, de pareil impossible sujet, ce sont les Six Prayers d’Anni Albers, au Jewish Museum de Brooklyn (Journal, 5 novembre 2012).»

Je me suis contenté d'ajouter à ces lignes un lien. Il serait assez facile d'indiquer à Renaud Camus bien d'autres œuvres d'art, littéraires, musicales ou picturales, à l'instar de celles du grand peintre méconnu qu'est William Congdon, dont l'une des toiles a servi de couverture à mon livre sur Judas, lui aussi, ai-je besoin de préciser ce point, échappé du trou noir d'Auschwitz.

Notes
(1) Affaire qu'il me serait impossible de résumer en quelques lignes forcément hâtives et incomplètes. Le lecteur curieux pourra se faire une idée assez juste des différents enjeux de cette polémique grâce à cet article.
(2) Celan admirait Mandelstam, et il est sans doute utile de préciser que l'un et l'autre de ces poètes majeurs ont écrit devant les bourreaux, en se tenant face à eux, leurs textes ne pouvant dès lors, dans leur esprit même, pas être considérés comme autre chose que des bouteilles jetées à la mer, en quête de l'idéal lecteur, périple de toute grande œuvre que signifie peut-être la sculpture d'Anselm Kiefer.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, paul celan, renaud camus, judaïsme, antisémitisme, auschwitz, françois rastier, william congdon | |  Imprimer