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04/05/2005
W. G. Sebald sur l'île de Jersey
Crédits photographiques : Courtesy of Nikon Small World.
«Pour comprendre un texte il faut tourner lentement autour de lui, car personne ne peut y pénétrer sinon par d’invisibles poternes.»
Nicolás Gómez Dávila, Le Réactionnaire authentique.
Dans ses somptueux et mélancoliques Anneaux de Saturne, W. G. Sebald ne se doute probablement pas que l'une de ses descriptions ressemble à s'y méprendre à celle contenue dans un roman presque inconnu lorsqu'il est signalé par son titre d'origine, Pique-nique au bord du chemin, assez célèbre en revanche lorsque le désigne celui que Tarkovski donna à son propre film, qui n'est rien de plus que l'adaptation, certes travaillée et comme épurée, du roman des frères Strougatski, Stalker. Sebald, visitant une région désolée du nom d'Ofordness qui servit, il y a quelques années, de terrain d'expérimentation pour les militaires britanniques, écrit en effet que plus il s'approchait «des ruines, plus se dissipait l'image d'une mystérieuse île des morts et plus je me crus, ajoute-t-il, au beau milieu des vestiges de notre propre civilisation anéantie au cours d'une catastrophe future. Exactement comme à un étranger, né ultérieurement et qui se retrouverait, sans rien savoir de la nature de notre société, parmi les montagnes de débris métalliques et de machines détruites que nous aurions laissés derrière nous, tout cela se présentait, à moi aussi, comme une énigme indéchiffrable, et j'étais là à me demander quelles étaient les créatures qui avaient vécu et travaillé ici jadis, et à quoi avaient bien pu servir ces rails d'acier sous les plafonds, ces crochets aux murs encore partiellement carrelés, ces pommeaux de douche grands comme des assiettes, ces rampes et ces puisards.»
Je ne sais pourquoi mais, outre le souvenir de la description de la Zone (dont nul ne sait trop si elle correspond, pour les très rares hommes capables d'en déjouer les pièges, à un miracle ou à une damnation), je n'ai pu m'empêcher de songer à un livre terrible de Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment (récemment réédité en poche chez Actes Sud), notamment un passage où l'écrivain décrit la pièce où il a été torturé et, bien sûr, les tortures qu'il a subies, pourtant indescriptibles comme il l'avoue lui-même : «Celui qui voudrait faire comprendre à autrui ce que fut sa souffrance physique en serait réduit à la lui infliger et à se changer lui-même en tortionnaire.» Pastichant un célèbre essai de linguistique, je pourrais ainsi écrire, de la torture : quand ne pouvoir dire, c'est faire...
Pourquoi ai-je pensé au livre d'Améry en lisant celui de Sebald ? Peu importe me direz-vous, tout lecteur, même modeste, sait parfaitement que sa lecture obéit à de subites impulsions, à des nécessités inexplicables, à de souveraines et incompréhensibles déhiscences, à des correspondances énigmatiques en somme qui ne le sont que pour une seule raison : le lecteur n'a pas été capable de déchiffrer les motifs complexes et souterrains qui président au tissage de sa lecture intérieure, je veux parler ici non pas de la quotidienne (je ne parle que de mon cas, hélas...) lecture de livres mais de celle du Livre puisque, d'auteur en auteur, nous poursuivons la lecture d'un seul et même ouvrage. Ainsi, si l'écrivain n'écrit qu'un seul livre selon l'adage, il n'est pas faux je crois d'avancer que le lecteur, semblablement, ne lit qu'un seul livre.
Peut-être cette imbrication des références a-t-elle été rendue possible, tout simplement encore, par le souvenir que je garde de ma récente arrivée sur les docks de Jersey, l'une des îles anglo-normandes où je me suis promené durant de longues heures d'une marche silencieuse, contemplative, faisant d'abord halte au lieu dit Devil's Hole avant de parcourir une partie de la côte, assez sauvage, du nord-est de l'île. J'ai toujours trouvé particulièrement inhumain le décor des ports, surtout sous un ciel gris (c'était le cas à Jersey en débarquant d'un rutilant ferry venu de Saint-Malo) et lorsque leur activité est étrangement réduite à quelques pantomimes de grues.
Allons, plus juste serait de dire que mon humeur même était mélancolique puisque je lisais Les Anneaux de Saturne durant mon petit voyage. L'interrogation n'est certes pas nouvelle sous la plume erratique de Sebald puisque le thème de l'anéantissement de l'homme (qui est évidemment son propre bourreau et celui de la planète qui le porte) est commun à chacun de ses livres. Ainsi peut-on lire, dans un texte intitulé All'Estero et recueilli dans Vertiges, ces lignes lucidement fatalistes : «Au fil des années, j’en suis arrivé à la conclusion que la vie désormais naît de tout ce fracas, celle qui vient après nous et qui lentement nous mènera à notre perte, comme nous menons lentement à sa perte tout ce qui a été là longtemps avant nous.»