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29/10/2006
Comment lit le mauvais critique : Pierre Assouline face à Paul Celan
«Ces ténèbres, de plus en plus denses de page en page, jusqu'à un ultime balbutiement inarticulé, consternent comme le râle d'un moribond, et le sont en effet. Elles nous attirent comme attirent les gouffres, mais en même temps elles nous flouent de quelque chose qui devait être dit et ne l'a pas été, et donc elles nous frustrent et nous repoussent. Je pense, quant à moi, que le poète Celan doit bien plutôt être médité et pris en compassion qu'imité. Si son message est un message, celui-ci se perd dans le “bruit” : il n'est pas une communication, il n'est pas un langage, tout au plus est-il un langage obscur et manchot, tel celui de qui va mourir, seul comme nous le serons tous à l'agonie.»
Primo Levi, Le métier des autres.
«Et il faut se garder des réminiscences littéraires que l’on délègue pour prendre la relève des mots ou des sentiments impuissants. Pas de place pour Celan.»
Jean Améry, Lefeu ou la démolition.
J'ai presque honte de rapprocher ces deux noms : Pierre Assouline, Paul Celan. Il le faut pourtant, la Zone autorisant, favorisant même ce genre de rencontres, plus incongrues que celle d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection. Le premier est à mes yeux synonyme de la plus impeccable et surtout constante facilité journalistique (non tout de même, je dois me montrer juste : Pierre Assouline est à des coudées au-dessus d'un Pierre Marcelle et à des années-lumière d'un Jean-Louis Ezine...), Assouline constituant le chiffre et comme le rébus transparent de la pire conjonction entre diverses approximations (celles qui truffent le moindre de ses papiers; dans celui du 28 octobre, qui nous occupe, le terme translation en lieu et place de translittération, etc.) et une abondance, que dis-je, une dégoulinade tiède de livres aussi vite écrits que, semble-t-il, vendus. Peut-être même sont-ils lus, à grand renfort de publicité gallimardisée, sur son site, lui-même sponsorisé par Le Monde. On nous indique que le journaliste exerce bénévolement son talent, nous voici donc rassurés. Assouline donc, cédant, ainsi qu'une partie de l'Alma mater apparemment oublieuse du maigre sort qu'elle réserva au poète de son vivant, aux sirènes d'une célanomanie parfaitement dégoûtante, qui faisait écrire à Finkielkraut dans L'Imparfait du présent : «Il [Celan] n’était pas alors un rescapé juif de la Shoah, mais un réfugié politique antistalinien et, à ce titre (si l’on en croit son ami Isac Chiva), il était traité comme un pestiféré par le milieu intellectuel qui, aujourd’hui, fait du zèle en commémorant avec une piété sans discrimination son destin tragique, sa correspondance familiale et l’œuvre rare qu’il s’est acharné à construire.» Le second nom, celui de Paul Celan, ne peut qu'être, à l'inverse de celui du publiciste Assouline, qu'un patronyme secret, ce nom second, mystique, que Gershom Scholem déchiffra ou crut déchiffrer dans la signature de son grand ami, Walter Benjamin. Il me faut pourtant rapprocher ces deux noms, l'un ouvert à tous les yeux et traînant dans toutes les bouches, l'autre s'étirant finement comme une mandorle (cette figure récurrente de ses poèmes) imprononçable. L'un donc, Assouline, évoque la correspondance de Paul Celan avec Ilana Shmueli, remarquablement éditée et commentée par Bertrand Badiou pour le Seuil (dans la collection Librairie du XXIe siècle), en notant, pour ne pas même tenter de l'expliquer, l'obscurité du poète, celle-là même qu'avec toutefois beaucoup plus de talent (et quelque raison objective de surcroît), Primo Levi, dans Le métier des autres, reprochait à l'auteur de Renverse du souffle. L'autre, Paul Celan, n'ayant cessé de rejeter, dans presque chacune de ses lettres que l'on dirait extraites d'une très profonde veine de silence (parfois, lui-même le reconnaît, de mutisme), l'accusation imbécile, maintes fois répétée, d'obscurité justement, admettant en revanche, à condition de préciser immédiatement le sens de ce mot chargé d'une longue histoire éminemment littéraire, son hermétisme. Celan encore insistant, au contraire de celles et ceux qui ne font point l'effort, qui ne consentent point à faire l'effort que demandent, qu'exigent ses poèmes, sur l'ouverture au monde de ces derniers, leur «ancrage dans le concret» le plus prosaïque, comme l'écrit Badiou en note (cf. p. 226). Car, à la différence d'un Benn, Celan ne vise absolument pas la réalisation, chimérique, du «poème absolu, le poème sans foi, le poème sans espérance, le poème adressé à personne, le poème fait de mots que vous montez pour qu’ils fascinent» (cité par Hadrien France-Lanord dans Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d’un dialogue, Fayard, coll. Les quarante piliers, 2004, p. 89). L'un donc, le journaliste graphomane, tentant, en quelques dizaines de lignes mal fichues, de percer le mystère de ce rosebud inédit qu'est la poésie de Paul Celan, essayant, avec quelle témérité érudite, de résorber cette damnable obscurité, peut-être lentement exsudée de l'antre maudite de quelque Kurtz lecteur de Trakl, par les entretiens, apparemment fort clairs, eux, d'un autre poète, palestinien celui-ci, Mahmoud Darwich, à ses heures rédacteur des discours d'Arafat et justifiant les attentats-suicides à condition, toutefois (les familles des victimes apprécieront sans doute la subtile nuance), qu'ils visent des militaires plutôt que des civils. L'autre, le poète, évoquant dans les lettres envoyées à son amie, Israël, son histoire géopolitique la plus immédiate et frappante (nous sommes alors en pleine guerre des Six-Jours), dans des termes qui, a priori, devraient ne point sembler obscurs, y compris dans l'esprit enténébré de notre journaliste : «ma pensée pour Israël est aussi une peur pour Israël» (lettre du 7 novembre 1969, op. cit., p. 57). De ce qu'Assouline, le journaliste, grâce à Darwich, le poète clair, a cru comprendre de l'obscurité des textes célaniens, nous ne saurons absolument rien, si ce n'est que, par-dessus les lamentables frontières érigées par les politiques, il semble évident à Assouline que Celan eût goûté la poésie de Darwich, poésie qui, nouvelle banalité, en atteignant la catégorie fort pratique de l'universel, résorbe toutes les haines petitement personnelles. Je donne quelque aperçu de l'infâme bouillie conclusive, où surnagent quelques soupes gorgées du plus béat optimisme journalistique, en citant la prose Assouline puisque, après tout, selon Karl Kraus, la pire des injures que l'on puisse commettre à l'égard de celui que l'on veut ridiculiser est encore de citer in extenso ses textes. Goûtez-moi donc de ce très fin potage. Quoi, vous faites encore la fine bouche ? : «Qu'elles soient hantées par la Palestine ou par la Shoah, leurs œuvres [celles de Darwich et de Celan] atteignent à l'universel en ce qu'elles se dégagent des circonstances qui les ont fait naître pour toucher des consciences en tous temps en tous lieux.»
Je vous en sers une nouvelle louchée ? Non ? Mais, que vous arrive-t-il ? Votre grimace serait-elle le signe avant-coureur de quelque renvoi fort peu diplomatique ? Diable, devant notre invité qui plus est...
Et, pour finir de confondre notre barbouilleur, j'évoquerai cette mise en garde adressée par Jean Bollack à toutes celles et tous ceux, mauvais lecteurs, lecteurs faciles, lecteurs pressés, journalistes en somme ou plutôt âmes journalistiques, qui n'ont cessé, par-dessus le désespoir, la folie ou la mort, de réconcilier les irréconciliés, par le biais d'une illusoire théologie négative. Bien sûr, chers lecteurs, l'expression, assurément peu obvie, est bien trop forte pour l'étiage intellectuel de notre journaliste, Pierre Assouline. Bien sûr encore, mais vous allez vite vous en rendre compte, voici une prose d'une tout autre qualité que le brouet insapide, aussi épais et grossier que ténue paraît être, aux yeux de notre mauvais lecteur, la frontière entre obscurité et hermétisme : «La désintégration ne peut pas être récupérée, comme on le fait souvent, dans l'ordre des contenus, au moyen de la théologie négative, comme un signe ou témoignage (par reproduction) de la désintégration ordinaire du langage, en raison de la disparition d'un monde intact et de la destruction des valeurs. Ce serait réintroduire, par la voie d'une nostalgie, l'empire et la primauté d'un ordre constitué, reproduit dans le langage, par rapport auquel la liberté dispose dans l'hermétisme justement d'un organe qui lui permet de prendre toujours les distances critiques.» (Sur quatre poèmes de Paul Celan. Une lecture à plusieurs, Revue des Sciences Humaines, n° 223, Lille, 1991, p. 21).
En d'autres termes, Pierre Assouline, la plus élémentaire des politesses herméneutiques consisterait à ne point tenter de conclure, sur le dos d'un mort, fût-il en apparence (en apparence seulement) aussi commode que l'est le pauvre suicidé Paul Celan désormais célébré et sincèrement pleuré par tout ce que l'Université parisienne compte de croque-morts plaintifs, quelque alliance contre-nature n'ayant pas même la vertu de rendre clair un verbe qui se pare d'une rayonnante obscurité.
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