Les Français de la décadence d'André Lavacourt (20/11/2023)
Photographie (détail) de Juan Asensio, Philippe-Auguste Hennequin, La Rage et le Désespoir, Musée de la vie romantique.
Léon Bloy, Raclure de tiroir in Le Chat noir, 12 juillet 1884.
«Le roman est un labyrinthe qui emprisonne le monstre du romanesque».
José Bergamín, L'importance du Démon et autres choses sans importance (Éditions de L’Éclat, coll. Philosophie imaginaire, 1993), p. 195.
Monstres romanesques.
«M. Lavacourt aura des lecteurs, et les amateurs de cochonnerie sous prétexte de vérité ne seront pas volés pour les 2 000 francs que leur coûtera le bouquin. Je passe la philosophie de l'auteur et ses vaticinations sur l'avenir de Dieu, qui est l'homme, M. Lavacourt étant un penseur, comme on voit. Je crois que je l'aime encore mieux devant les choses que devant les idées. Car, pour avoir montré des bêtes brutes, des tueurs, des ivrognes, des crapules et des malheureux, est-il en droit de parler des «Français de la décadence», fût-ce en les plaçant dans douze ans d'ici ? Malgré l'épaisseur de ce livre et sa pesanteur, son titre ambitieux ne fait pas le poids et ne correspond pas à son contenu.»
Extrait d'un article (payant) d’Émile Henriot, de l'Académie française, publié dans Le Monde daté du 29 juin 1960.
«Il est des livres dont on dit trop de bien, et auxquels un excès de louanges risque de jouer de mauvais tours. En voici un bon exemple. D'inspiration facile, confus dans l'intrigue, maladroitement grossier dans la langue, cet ouvrage a pourtant assez de qualités pour qu'on le retienne. Mais ce n'est pas en dissimulant les défauts qu'on permet à un auteur de mieux faire.»
Rubrique La vitrine du libraire par Raguenaud, revue Pensée française, n°10, octobre 1960, p. 67.
Rêve ridicule de grandeur retrouvée, reconquise : la France redevient la France
Je sais bien, comme le grand Léon Bloy, que, naturellement, tout est bien perdu, flambé et fricassé, surtout en France, où l'abus de tous les dons a été porté à un excès incroyable, mais je voudrais moi aussi, avant de mourir, qu'il me fût accordé de contempler encore un enthousiaste, un fanatique, un adorateur de quelque chose.... Je crois en avoir découvert un, rendez-vous compte, de ces enthousiastes réels, de ces fanatiques patentés, de ces adorateurs inflexibles (mais de quoi, grands dieux ?) qui a laissé une trace scintillante bien qu'éphémère de son passage, comme un bolide crevant le ciel et se consumant très vite dans les hautes couches de l'atmosphère, n'ayant donc même pas la possibilité de creuser un immense cratère d'impact tout en faisant passer directement de l'état solide à l'état gazeux (cette opération bénéfique se nomme la sublimation) la horde clabaudante des écrivaillons germanopratins...
Je sais bien. Comme Léon Bloy, je dois rêver les yeux grands ouverts : irruption d'une catastrophe d'ampleur nationale, continentale, planétaire qui seule nous laisserait penser qu'enfin, enfin, quelque chose se passe qui va radicalement modifier le cours de nos existences de plus en plus prises dans les mailles du réseau, réseau de pierre, réseau de fer, réseau de normes et de contraintes d'une incroyable complexité, presque toutes mortifères, réseau immatériel peu importe, prisons dans tous les cas ! Modestement, je tente de hâter dans ces lignes la survenue d'un événement rarissime, après tout, quand on y songe réellement : la redécouverte d'un grand texte de notre patrimoine littéraire si réputé, et peu importe, vieux Raguenaud atrabilaire, qu'il comporte des défauts, puisqu'il nous emballe et nous redonne le sens de l'urgence, nous refait nous enthousiasmer.
Imaginons, alors, l'impossible. Imaginons une rentrée dite littéraire qui eût été véritablement littéraire, polémique (ce mot creux adoré comme tel dans les salles de rédaction), une rentrée littéraire fanatique, enthousiaste, autrement dit : pas du tout résiliente, cet autre terme que l'on entend également partout, du club de belote jusqu'au cabinet ministériel et inversement. Imaginons une rentrée littéraire, véritablement littéraire, hautainement littéraire, méchamment littéraire, scandaleusement littéraire, donc, une rentrée : sans Ernaux, sans Enard, sans Schmitt, sans Houellebecq, sans Coulon, sans Despentes, sans Moix, sans Nothomb, sans Haenel, sans Delaume, sans Ono-Dit-Biot, sans les Musso et Lévy et leurs innombrables clones, sans aucun de ces puceaux à qui l'on donne du jeune premier et dont le premier-roman-envoyé-par-la-poste-comme-tout-le-monde étonnerait Dieu Lui-même s'Il avait du temps à perdre avec les rentrées dites littéraires et qui ne le sont pas du tout, qui le sont chaque année un peu moins à mesure que se rabougrit l'horizon du français, imaginons donc une véritable rentrée, une rentrée qui eût choqué les imbéciles mais surtout transporté d'enthousiasme et de joie féroce la poignée de plus en plus molle à quoi se réduisent, je le crains, les véritables lecteurs, une rentrée incontestablement littéraire, autrement dit : une fête de la langue, une fête de la langue française je me dois de le préciser, et non de cette langue managériale sans saveur ni sexe, à peine un genre que l'on réputera neutre avec Blanchot, qui est de plus en plus la norme a-verbale s'étendant du monde de l'entreprise jusqu'à la conversation de comptoir, une rentrée qui eût consterné le ban et l'arrière-ban de la valetaille journalistique, craquelé le masque de joie mécanique des catins de haute volée et des bitumeuses de sous-bonde des maisons d'édition, sans oublier, comme il se doit, les éditeurs eux-mêmes que nous assimilerons sans trop de difficultés aux rouflaquiers de notre petite scène bouffonne, mais une rentrée littéraire qui nous aurait laissé penser, l'espace d'un sourire étonné vite rentré, durant une seconde pendant laquelle ce monde renversé eût retrouvé son cours normal, et le vrai eût remplacé le faux, le beau le laid, le modeste le prétentieux, le fort le faible, imaginons donc qu'un antique courant venu des profondeurs aurait pu réussir à brasser la surface putride de la flache française, où barbotent nos clowns flanqués de grosses bouées.
Imaginons quand même l'impossible, dans un monde de plus en plus verrouillé, un pays qui, naguère (jadis) pouvait imaginer lutter contre les robots et ne s'est pas posé beaucoup de questions au moment d'en élire un, en Bakélite ripolinée, en guise de Président d'une République faisant eau de toutes parts.
Je parle de la France pourtant, je parle de ce qu'on a appelé l'esprit français, qui rappelle la bête crevée de Baudelaire et dont les journalistes sont la vermine !
La France, cette nation qui, jadis, a guidé les peuples par la prodigieuse vitalité de sa langue et de sa littérature, après une très longue période de vaches maigres et de complaisante repentance qui aura failli la dissoudre dans l'acide de sa mauvaise conscience, redevient mâle et n'hésite plus à déverser, mois après mois, les richesses accumulées dans les soutes de ses énormes navires, retour de grandes expéditions sur les mers du globe qui lui ont permis de planter son drapeau sur de nouvelles terres qu'elle a pillées sans vergogne, sûre de sa puissance, que symbolise l'étendard, claquant au vent, de sa langue aux mille et milles subtilités, puissance, rapacité si l'on y tient, que nul ne songerait lui contester, sans rituellement se contenter de dépecer, deux fois l'an, les charognes puantes de quelques cétacés des profondeurs à moitié aveugles, accompagnés (parasités) de tonnes en pleine décomposition d'une gelée de petits monstres translucides dont on ne devine même plus à quoi ils ont bien pu ressembler.
La puissance de la France est celle, d'abord, de sa langue. La grandeur de la France est celle, aussi, de sa littérature.
Alors, les éditeurs, au lieu de prétendre rassasier notre faim en organisant des raouts végétariens où le moindre bout de viande et même de chair de poisson vaudrait, au barbare qui saliverait devant le spectacle répugnant d'une mastication satisfaite, rééducation mentale immédiate, nous offriraient de véritables morceaux de littérature à déchiqueter puis longuement mâcher, de grandes bolées de cidre brut ou de breuvages encore bien plus forts, sans être obligés d'agiter sous nos nez les chiffons poisseux, dont nous finissons tout de même assez vite par identifier la provenance ignoble, qu'Annie Ernaux, ainsi que tous ses clones plus ou moins phocomèles, prétendent être des textes, et que les journalistes, qui ont un très bon odorat c'est connu, ont qualifiés comme étant de subtiles fragrances, exhalées par des paquets de linge souillé qu'ils affirment même être des livres dignes d'être lus.
Alors, la France redeviendrait la France et, qui sait, se dépasserait elle-même, dans une espèce d'assomption flamboyante dont la brièveté le disputerait à l'incandescence, la France ne pouvant dépasser les sommets qu'elle a conquis que par sa langue, les plus téméraires de ses écrivains comme autant de premiers de cordée tirant vers de nouvelles altitudes les moins téméraires, les plus fragiles et, parce que la force emporte tout sur son passage, l'ignoble queue de peloton des vivandiers, des parasites et des putains, au moins liés, dans leur escalade, par une mission qui les dépasse, l'idée d'une exemplarité, d'un sacrifice probable, qui sait.
Imaginons quel serait le spectacle inouï, le choc instantané se répercutant de caboche vide de journaliste à tête à peu près creuse d'attachée de presse, en passant par les boîtes crâniennes réduites à un chiffre de compte en banque des demi-mondaines qui ne manqueraient toutefois pas, sans rien savoir du livre scandaleux et en se gardant de le lire comme s'il s'agissait de renifler du jus de morgue, d'en parler dans tous les raouts qu'elles honorent de leur présence, le bruit n'en finissant pas de grossir jusqu'à toucher le grand public, consécration de toute campagne de presse comme le savait déjà Julien Gracq qui, avec les précautions de vieille fille qui étaient sa marque délicate, surannée, n'osait pas parler dans sa Littérature à l'estomac d'une marée montante de merde sonore !
Il y aurait ainsi, dans le puissant sillage de Villon, Rabelais, Baudelaire, Balzac, Proust, Bernanos, Daudet (fils bien sûr), Claudel, Céline, Rebatet que nous allons retrouver, sillage qui s'amenuisera en ruisselet avec Frédéric Dard et en flache croupissante avec Michel Houellebecq grand adepte des bains de siège dont il filtre le moindre dé à coudre de liquide suspect pour en faire un livre, la possibilité de faire émerger une île ou même d'aborder sur un îlot tout pelé, nous ne demandons pas davantage, où nous pourrions poser le pied, faire le point et, la main en visière vers l'horizon point complètement obstrué par un parc maritime d'éoliennes géantes, décider la direction à prendre, pour étendre notre empire, pour piller sans vergogne de nouvelles terres et rapporter, dans les cales remplies jusqu'à menacer le bateau de couler, des trésors que nous jetterions sans ménagement dans l'implacable maelstrom de notre langue, que nous incorporerions dans le vortex infatigable de notre littérature, dévorant de nouveaux mots puis les expulsant, mais transformés, à peine reconnaissables et composant le nuage organique descendant lentement vers les profondeurs invisibles, où il nourrira les monstres qui n'ont pas reçu de nom depuis Léviathan et Béhémoth. Ainsi grandit une langue, avant de mourir, dans l'explosion dirimante d'une supernova ou dans la contraction implacable d'une étoile qui s'écroule sous sa propre masse. Je crains fort que nous assistions, avec l'effondrement de notre littérature, au minuscule typhon se formant au moment où le rince-pieds se vide lentement de son épaisse crème de crasse.
Ce que la disparition soudaine d'un grand roman peut dire à propos de l'état de l'édition, de la réception critique et donc de la littérature françaises. The centre cannot hold
Un de ces îlots, comme il arrive d'ailleurs dans la réalité, pourrait avoir été submergé quelques années sous les flots et, à l'occasion d'un de ces mystérieux frissons des vertèbres terrestres, retoucher surface et crever la coupole bleue des eaux. C'est un roman que l'on a oublié et qu'un courant sous-marin, sans doute déréglé par le changement climatique que l'on nous assure être inéluctable, a de nouveau porté à notre connaissance.
Plus personne ou presque ne l'a lu, ce livre épais, jauni, dont la couverture est abîmée et les pages en surnombre, plus de 600 de bon format, se détachent, hormis quelques écrivains morts qualifiés de sulfureux, ou ceux qui s'en souviennent encore et qui ont l'âge de postuler pour bénéficier, moyennant une somme rondelette, d'une chambre strictement utilitaire dans une maison de retraite, car il reste à peu près introuvable, même à un prix élevé, et son auteur lui-même est mystérieux, puisqu'il n'a écrit qu'un seul roman sous ce nom qui n'est même pas le sien, André Lavacourt cachant, apparemment, un certain Pierre Couturier (tel que le mentionne le Catalog of Copyright Entries. Third Series de la Library of Congress, paru en 1961, à la page 1 185), médecin stomatologiste ayant décidé d'exercer en Algérie française, dans un gourbi aménagé sommairement par ses soins, où quelques livres sont visibles, dont ceux d'Augiéras signant alors lui aussi sous pseudonyme et de Simenon (1), mais également d'Anatole France qui sait, car il a été cité longuement dans notre texte (cf. p. 102).
Pas besoin de filer outre-mesure nos métaphores de gloutonnerie coloniale ou d'exposer les forts maigres fruits d'une recherche sur Les Français de la décadence qui n'est même pas un titre original puisqu'il fut celui que choisit Henri Rochefort pour un recueil de ses textes journalistiques, car notre roman appartient assez évidemment à la catégorie des monstres, où nous trouvons, rangés sans beaucoup d'application scientifique mais avec l'enthousiasme de ces chasseurs de cicindèles dans lesquelles Ernst Jünger voyait un infini microscopique, image et reflet de l'infini grandiose, des romans tels que 2666, Sous le volcan, Nostromo, La Mort de Virgile, Absalon, Absalon !, Voyage au bout de la nuit, Le Cheval rouge ou encore Moby Dick, auxquels nous pouvons sans trop d'exagération je crois ajouter, désormais, Les Français de la décadence, même s'il ne s'agit absolument pas de prétendre qu'il pourrait être rapproché plus profondément d'une façon ou d'une autre de ces textes remarquables, si ce n'est, sans doute, par le désir de décrire le monde tout entier, l'humanité dans la toile de sa splendide complexité en examinant une de ses pièces, la plus déparée peut-être et qui menace de s'effilocher, la France ou plutôt, comme l'illustra le caustique Manuel Arroyo-Stephens : les Français.
Ajoutons que Les Français de la décadence répond admirablement au tropisme déclaré de Roberto Bolaño pour les textes labyrinthiques, dont le feu s'entretient par la dévoration de tout ce qui l'entoure, roulant à toute allure sur chaque parcelle de vivant combustible, avant de s'éteindre subitement, sans le moindre signe annonciateur de faiblesse, comme s'il avait consumé le monde entier des choses, attisé par de puissants vents, ou bien comme si, tel le Lord Byron de Childe Harold (au chant III, XCVII), c'est dans un seul mot, alpha et oméga de la Création, étiré de page en page puisqu'il est censé contenir l'univers observable, que son auteur avait voulu faire tenir ses pensées les plus intimes, son esprit, ses passions, ses sentiments, tout ce qu'il sait, tout ce qu'il souffre, tout ce qu'il méprise et tout ce qu'il hait : André Lavacourt, à notre connaissance du moins, n'a publié qu'un seul texte d'une telle ampleur mais, à vrai dire, il eût été inconcevable qu'il en publiât un autre après Les Français de la décadence, à moins de se dédire ou de retomber, après avoir fixé sans ciller le pic à flanc vertigineux, dans la morne pénéplaine des soirées parisiennes et des grimaçantes rinçures qui dégoûtaient tant Rimbaud : un renvoi aigre en somme, ce qui passe, je crois bien, pour de la littérature en France, notre pays pouvant indéniablement compter sur plusieurs dizaines d'écrivaillons souffrant de problèmes gastriques qu'un peu d'Oméprazole, ce glorieux inhibiteur de la pompe à protons, réglerait assez vite.
Après tout, Lautréamont a bien apostillé ses célèbres Chants de Maldoror d'une palinodie ressemblant elle-même à une imposture savante, et André Lavacourt, constatant le peu d'écho que faisaient ses Français de la décadence, a peut-être hurlé de rage, qui sait, mais c'est son silence scandalisé, son mutisme définitif qui nous a préservés d'une dédite, ou même de simples commentaire à une œuvre qui, évoquant tant de directions, animant tant de personnes, soulevant tant de thèmes, est pourtant comme close sur elle-même, provoquant par sa seule existence la zone d'effondrement dans laquelle elle s'est elle-même jetée. Permettez-moi de vous dire que l'unique roman d'André Lavacourt est un de ces astres occlus, férocement repliés sur les courbes d'un espace-temps qu'ils déforment. Comme les autres romans monstrueux que j'ai cités, Les Français de la décadence est un trou noir, et il était donc parfaitement logique qu'André Lavacourt, dont nous savons finalement assez peu, et dont le peu que nous savons ne présenterait sans doute pas grand intérêt, disparaisse, tombe dans le formidable disque d'accrétion de son si singulier roman, puis en rejaillisse sous forme d'énergie, puisque, dit-on, rien ne se perd.
Un faible signal peut encore être capté, qui nous indique que cet astre glouton se situe tout près de nous, à quelque 60 années-lumière : notre toute proche banlieue astronomique, pour ainsi dire.
Ou bien, version parodique de notre champ lexical lorgnant vers l'astrophysique, nous pourrions prétendre, reprenant en le déformant le grand mot de Lamennais (qui affirma plutôt que le blé ne poussait pas sur les grandes routes), que si les grandes routes, comme les courtisanes, sont stériles, les chemins qui ne mènent nulle part, en matière de romans, n'ont visiblement pas davantage de postérité.
De la Presse française, à peu près acéphale, estomaquée, mâchoire pendante dans le meilleur des cas. Et aussi : quel éditeur pour un tel roman ? Gallimard qui l'a laissé disparaître ? On m'a dit que (feu) Philippe Sollers et (feu aussi, hélas) Dimitrijevic, un temps, avaient envisagé la possibilité d'une réédition...
Publié en 1960 (2), après que le manuscrit, envoyé par La Poste avec une lettre d'accompagnement de trois lignes selon Nimier, a été lu par Jean Paulhan et Raymond Queneau, durant une année qui vit la parution de La Nuit d’Élie Wiesel, du Cardinal d'Espagne de Montherlant, de La Route des Flandres de Claude Simon ou encore de Chaque homme dans sa nuit de Julien Green, quatre romans qui, jusqu'à ce jour du moins, n'ont pas été oubliés, Les Français de la décadence semble être l'un de ces exemples, finalement assez rares, de roman n'ayant laissé aucune trace notable, et je crois que nous pouvons être pratiquement certains, hélas, que son éditeur, Gallimard, jamais ne le rééditera, ni même n'aura la folle idée de le republier bardé d'un avertissement clignotant de trouille aux lecteurs, vu qu'il se garde d'en rappeler la toute banale existence; un tel monstre illustre une sentence prononcée par un des personnages qui affirme que «la littérature vaut par l'exposé du monde et le reste, c'est du chienlit...» (p. 234) : autant dire que la noirceur de la société française telle qu'André Lavacourt l'expose ne dépare guère par rapport à la nôtre, comme si nombre de questions évoquées dans ce roman (le racisme, l'antisémitisme, la prospérité du vice, la place disproportionnée donnée aux femmes et, pire que cela, au féminisme, les attentats, la nullité de la classe politique, la guerre civile larvée dans une démocratie parlementaire impuissante et bavarde et, bien sûr, la faiblesse du lien social ou, pour le dire avec les crétins, du vivre-ensemble) n'en finissaient pas de crever, ainsi que des bulles de gaz explosant à la surface d'un marécage en plein dégazage.
Imaginons la suite de notre idyllique vision, c'est-à-dire le spasme épileptique, le hoquet ou même le franc renvoi de la Presse française qui, de gauche à droite du bassin crasseux où elle patauge depuis sa naissance, n'en finirait plus, pendant quelques jours ou semaines, de presser le goitre rempli de bile, de morve et de pus qui lui sert de cerveau ! Quelle fantastique clameur ce serait, quel scandale assuré, aussi, quel dégorgement d'étrons et de sanie ! La Presse dite progressiste clouerait au pilori les saillies très franchement réactionnaires et même spontanément fascistes de l'auteur, son homophobie assez paradoxale, sa misogynie, sa haine des pauvres (lorsqu'ils sont vulgaires, et ils le sont presque toujours) et des riches (dans tous les cas de figure), son racisme contre les Arabes (cf. p. 279, Houellebecq eût aimé l'insulte !) et les Juifs, son coruscant mépris des Français, lamentables crevures dont les mœurs dégoûtantes sont analysées, selon la vieille technique ma foi efficace des Lettres persanes, par un diplomate américain du nom de MacLellan plus français, plus conscient des travers mais aussi de la richesse prodigieuse et si souvent dilapidée de notre pays, que les autochtones eux-mêmes !
Roger Nimier a raison d'affirmer que, de ce roman, «la valeur tient à sa violence dans le réalisme, violence qui lui enlèvera tous les lecteurs délicats qui constituent notre public littéraire». Ah oui, elle s'étoufferait de rage, cette Presse si bellement progressiste dont la disparition, certes impossible, hâterait pourtant la venue du Messie précédé d'un silence inimaginable, bloyen, krausien, et trouverait décidément bien suspecte la facilité avec laquelle André Lavacourt évoque les odeurs intimes, tel «déploiement démesuré d'odeurs» est-il ainsi dit à propos d'un des innombrables accouchements de Mme Pichegru (p. 249), odeurs qui sont toutes pestilentielles, l'étendue de ses connaissances en matière de suintement de liquides, essentiellement féminins (3), ou encore sa fascination pour la merde, et tous les moyens de la produire et l'évacuer (4), sans oublier l'expulsion, par une belle femme parfaitement idiote, d'un ténia, dans un passage dont le rythme semble mimer le fait de hacher en plusieurs morceaux l'intestinale créature : «Est-elle habillée sous sa robe ? Sans doute pas. Un geste souple de la taille et des hanches, celui qu'elle doit avoir, dans sa maison de couture, pour mettre en valeur les petites robes simples du matin, et Breuil, en se retournant, peut admirer, sur le chemin, dix bons centimètres de ténia qui s'étalent dans les herbes» (p. 408). Ce n'est là qu'une scène rocambolesque parmi tant d'autres du même tonneau ou plutôt, du même bocal rempli de formol.
La Presse dite conservatrice, elle, qui, sous prétexte qu'une phrase est riche d'un sujet, d'un verbe et d'un complément crie au chef-d’œuvre, après avoir toutefois humé l'air ambiant de son petit museau tout rose et frémissant, au cas où elle y décèlerait la présence lointaine d'une fouine cherchant qui dévorer, s'extasierait devant la trouvaille somptueuse, cette colossale créature résistant aux classifications taxonomiques, rapprocherait sans nul doute Les Français de la décadence du piètre Camp des Saints de Jean Raspail (5), ce si commode bréviaire de toute saine réaction géopolitique sans beaucoup de style quoi qu'en pensent certains je l'ai dit, rejouant l'histoire qu'écrivit le capitaine Danrit dans bien trop de volumes mais au moins plaisants à lire, infantiles dans leur transposition des contes de Jules Verne détournés par la constante obsession de l'invasion étrangère, noire ou jaune, et elle ne manquerait pas de rappeler, par exemple sous la plume d'Eugénie Bastié, cette ramasseuse attentive de tout crottin droitard, qui aurait découvert d'un seul coup l'existence de trois ou quatre écrivains, ce qui se fête n'est-ce pas, que Michel Déon, Roger Nimier et même Lucien Rebatet (ou Jean Cocteau qui le possédait apparemment dans sa bibliothèque), tenaient le texte d'André Lavacourt, dont le titre reprend au mot près celui d'Henri Rochefort, pour étonnant voire tout bonnement remarquable, s'il est vrai, comme Déon le rappelle, qu'«il y a des livres sur le destin desquels il n'est même pas besoin de s'interroger. La conspiration du silence et l'indifférence sont là pour sanctionner leur outrecuidance» (in Journal 1947-1983, L'Herne, 2009, p. 53) ! Drôle de conspiration du silence tout de même, pour un roman qui, aussitôt publié, est salué par ces fines lames, tel Nimier qui évoque, dans le numéro du 5 juillet 1960 d'Arts, avec un amusement non feint, l'imaginaire naissance d'un tel monstre, engendré par Jules Romains et l'auteur des Décombres que l'on aurait enfermés dans «une petite pièce claire», non sans les avoir pourvus en «vin blanc de la Villette» !
Et puis je n'ai pas besoin de forcer beaucoup mon imagination car, à vrai dire, l'effroi des épiciers et des dépendeurs d'andouilles à peu près incultes de la droite actuelle n'a pu que s'aggraver depuis l'époque où ce même Lucien Rebatet, dans Rivarol (4 août 1960), déclarait que Les Français de la décadence ne pouvaient être que «naturellement épouvantablement outranciers aux yeux de la bourgeoisie littéraire du type figarien», alors qu'ils «appartiennent au contraire au rayon des livres lucides, salubres, dans leur violence réaliste et leur pessimisme qui toujours ont précédé les vraies redressements». Bien entendu poursuit Rebatet, «ils ont toute la saveur du non-conformisme, qui a complètement déserté la littérature «de gauche», rabâchant les truismes antiracistes et progressistes qui appartiennent désormais au répertoire officiel, académique». Louons la justesse de l'analyse, et modérons toutefois l'optimisme de Rebatet affirmant que ce genre de livre augurerait d'une renaissance... Quelle renaissance un livre oublié comme Les Français de la décadence pourrait-il ne serait-ce que hâter, et que dire d'imaginer une cause directe entre l'effet d'une prise de conscience de quelques lecteurs, par un livre qui leur crache leur vérité à la figure car, oui, comme Rebatet a raison de le dire, «on voit défiler toutes nos grotesques contradictions, tous nos ridicules» dans un tel livre, et leur passage à l'acte ? Au fait, quel acte ? Va-t-on imaginer quelque conjuration secrète autour d'un livre qui a été apparemment rayé des mémoires et, tout simplement, oblitéré, comme si, en fait, il n'avait tout simplement pas existé, pas paru, pas été édité, pas été salué ? En France, rien de ce qui est écrit actuellement, ou, devrais-je dire, produit, fait, n'a la force toute simple de pousser un lecteur moins sot que ses congénères à se dresser contre le mirage que ce pays est devenu, à tenter d'en traverser l'apparence de grandeur, quoique passée, parfaitement fallacieuse, à la recherche d'une vérité engloutie ou qui n'a peut-être même jamais existé. Pour qu'un livre bouleverse un homme, il faut autre chose, nous pouvons je crois le supposer, que la bouillie prédigérée par le service juridique et, désormais, les sensitivity readers des maisons d'édition, qui nous est servie et puis, André Lavacourt lui-même ne se fait aucune illusion, puisque les révolutions ne sont qu'une haine longtemps étouffée, qui finissent par exploser, mais qui, franchement, ne changent l'ordre du monde qu'à la marge, de façon accessoire, cosmétique pourrait-on dire.
Nous sommes décidément coincés. Nous sommes les hommes sans volonté, pour reprendre le titre de l'article que Nimier a consacré aux Français de la décadence, nous sommes les hommes creux, le cerveau rempli d'un peu de bourre, nous sommes les Français de la décadence. Nous sommes les Français qui méritent le mépris que leur cracha à leur face blême André Lavacourt.
Le problème d'un pareil roman est qu'il est inclassable ! Là commence, en théorie du moins, l'angoisse du critique littéraire
On comprend assez vite la raison superficielle pour laquelle Rebatet a pu tenir en haute estime ce roman rongeant comme l'acide de Leurs Figures de Maurice Barrès, s'écoulant goutte à goutte par un minuscule trou percé dans l'acier le plus pur ou, au contraire, tour à tour, balayant tout sur son passage, comme un torrent dont les flots, parfois, rappellent ceux de La Route de la chapelle de Louis Paul Boon. Ce torrent ne se contente pas de tout emporter sur son passage, et d'abord la prétention des Français, car il est maîtrisé grâce à un texte savamment construit selon une technique chère à John Dos Passos reprise par John Brunner dans Tous à Zanzibar (curieusement présent dans notre texte, sous la forme «d'un café qui s'appelait Zanzi-Bar», p. 14) puis dans Le Troupeau aveugle ou encore utilisée par Raymond Abellio dans ses romans à tiroirs plus ou moins hermétiques. Quelle est cette raison immédiatement visible ? : les Juifs bien sûr, les Juifs qui, en effet, ne sont guère épargnés par Lavacourt, qui imagine même que l'un d'entre eux, devenu dernier Président du Conseil de la dernière République, Mandrusse-Duquert, n'a pas une seconde d'hésitation lorsqu'il s'agit de livrer le pays d'adoption qu'il dirige et hait de toutes ses forces à l'envahisseur russe ! Cet antisémitisme assez notablement discret, si je puis dire, puisqu'il sera contrebalancé par l'évocation d'un des personnages, Breuil, lui-même Juif désirant retourner, à la fin du roman, en Israël, n'est bien évidemment pas le seul motif de l'intérêt prononcé que Rebatet manifeste pour ce pavé devant lequel il a renâclé bien que, nous assure-t-il, il est par ailleurs bien certain qu'il «n'y a pas de vrai roman, avec la densité et la durée que suppose le mot, au-dessous d'un certain volume» (in Rivarol du 4 août 1960).
Les raisons plus profondes, elles, sont d'ordre politique ou plutôt : esthético-politiques, puisque Rebatet écrit qu'il serait sans doute possible de «gloser à l'infini sur la difficulté d'insérer dans la vraie littérature la politique contemporaine, cet immense, cet éternel sujet qui n'a jamais été plus obsédant, plus omniprésent» qu'à l'époque de sa chronique mais qui, à la nôtre, semble avoir été remplacé par l'exploration obstinée des différents conduits dont s'honore le corps humain, surtout s'ils ont été salis ou profanés. Cette littérature des orifices plus ou moins vierges porte un beau nom : c'est la littérature du témoignage.
Ces raisons tiennent aussi à une autre préoccupation esthétique bien que farcesque, carnavalesque, inversée puisque Rebatet salue l'écriture savante et ordurière (savante et ordurière, Philippe Bordas, prends-en de la graine !) d'André Lavacourt, inventive en diable, ultra-technique parfois dans certains de ses termes médicaux (comme tel «phagédénique», p. 427 pour lequel il nous a fallu consulter un dictionnaire), bloyenne, darienne ou, plus sûrement, rabelaisienne, picaresque ou burlesque selon René Marill Albérès dans son Histoire du roman moderne (Albin Michel, 1967, pp. 16-18), puisqu'elle n'hésite jamais à s'aventurer dans les conduits des gentes dames et des beaux messieurs, à décrire des scènes qui auraient pu être peintes par Goya, qu'il s'agisse de la peinture d'une colonne de pauvres diables affectés à une mine de sel qui les a hideusement rongés, des amours nécrophiles de Fernand qui ne bande jamais face au vivant, ou bien des tribulations avinées et incestueuses de la famille française Pichegru, pourtant consacrée comme étant un modèle pour la société, famille dont une des petites, Raymonde, est ébouillantée vivante à cause de son père, dont l'aînée, Josiane, à peine jeune femme puisqu'elle a 13 ou 14 ans, est engrossée par son propre père, puis accouchera d'un moutard passablement amoché par plusieurs tentatives sauvages d'avortement, fruit déjà tavelé que ladite jeune mère n'hésitera pas à abandonner dans la débâcle généralisée comme, d'ailleurs, elle n'a pas hésité à abandonner à leur sort sa ribambelle de frères et de sœurs après qu'ils ont été eux-mêmes abandonnés par leurs géniteurs soiffards partis saluer l'arrivée des troupes communistes censément libératrices. Il faut noter que, comme un animal, cette mère parfaitement indigne n'a pas hésité à dévorer son propre placenta, et a hésité à l'idée de dévorer son propre rejeton, même si, au dernier moment, «le patriotisme de l'espèce» finit par «jouer pour elle, de lui représenter avec de hideuses couleurs le crime de manger son semblable» (p. 575).
Ces raisons-là, aussi, s'expliquent sans doute par le dialogue aux consonances dostoïevskiennes que tiennent les deux amis que sont Jarteaud et Breuil, dont les conversations brassent bien des thématiques que Rebatet a illustrées dans ses Deux Étendards, et que dire du long dernier chapitre du roman évoquant la question essentielle, celle de Dieu ou plutôt, de l'homme dans son rapport à Dieu. Si Rebatet a admiré ce livre, Lavacourt, lui, a dû se souvenir de certaines des pages cauchemardesques de l'extraordinaire ouvrage, si j'en considère la puissance de langue et la radicalité, que sont Les Décombres. Si nous continuions à multiplier ce genre de petite supputation voire de paradoxe temporel, nous pourrions après tout penser que Soumission n'est qu'une très pâle copie des Français de la décadence et qu'André Lavacourt, auteur de telle «aguda utopía» (Enciclopedia universal ilustrada europeo-americana. Suplemento anual, 1959-1960, Madrid, 1964, p. 1472), est un Michel Houellebecq d'une toute autre ampleur que le dolent et chlorotique auteur du navet bouilli Anéantir, point hélas promis à la gloire putassière, réellement pornographique, car Houellebecq monnaie après tout lui aussi son corps décati, mais au bref sillage de météore littéraire !
J'ai parlé de Georges Darien dont La Belle France pourrait peut-être être considérée comme la matrice secrète du roman d'André Lavacourt, tant ce dernier témoigne, comme son illustre prédécesseur, d'une haine qui ne semble pas, trop facilement, se concentrer sur telle ou telle catégorie de population mais sur toutes ses couches, de la plus vermineuse à la plus esthète et riche, puisque ce sont bel et bien les Français eux-mêmes, en tant que peuple tombé de son antique grandeur, qui représentent une véritable calamité; c'est bien simple : la France s'est enlisée dans la vulgarité et c'est même «une nation de petites gens» (p. 51), expression à laquelle l'auteur, qui n'était pourtant pas un technocrate ni même un quelconque inaugurateur de rond-point, n'accorde absolument aucune sympathie, et dont il moque jusqu'à satiété le langage, selon un refrain niais qu'entonne «une chanteuse comique» gonflant son ventre «pour indiquer qu'elle était enceinte» :
«Qui c'est-y qu'c'est
Qui m'a fait ça ?
C'est-y Julot
Ou bien Toto,
C'est-y Dédé,
Sinon qui ça ?» (p. 137).
Décadence ?
Nous reviendrons sur l'état de la langue, avec lequel le romancier ne manque évidemment pas de jouer, s'il est vrai qu'un écrivain digne de ce nom n'a qu'une seule pâte à tenter de faire lever, la pâte des mots usés, blets, tavelés, impossibles à reconnaître, pourris tout simplement, passés de bouche en bouche et qu'il faut bien, quand même, avant de prétendre soi-même les utiliser, décrasser un peu. C'est paradoxalement en multipliant les images ordurières, fécales, intestinales, qu'André Lavacourt nettoie et polie la langue, lui donnant une alacrité que l'on ne lui connaissait plus depuis quelques-uns des auteurs que j'ai nommés, dont le plus féroce n'est peut-être pas tant Céline, auquel on pense immédiatement, que Léon Daudet. André Lavacourt a l'intelligence, ou bien la prudence, de ne point dater trop précisément le début de la décadence française, mais le premier échange entre les amis Jarteaud et Breuil semble pointer le doigt vers une époque bien précise, celle de Louis XIV; il est incontestable, selon Jarteaud, que «nous ne pouvons même plus imaginer» quelque chose que nous avons bel et bien perdu : «Une impression de certitude, d'absolue confiance, qui est, je crois, le trait dominant du siècle et en colore toutes les secondes. Ces gens-là se sentent au milieu du monde. Rien ne les menace. Tout durera plus longtemps qu'eux. L'ordre des choses ne saurait changer que pour leur apporter des plaisirs nouveaux. Ils ne doutent pas» (p. 19).
Nous pourrions, ici, citer les excellents travaux d'un spécialiste de la question, Jean de Palacio qui, dans l'un de ses ouvrages, La Décadence. Le mot et la chose (Les Belles Lettres, 2011, p. 8), remarque que la thématique de la décadence est «intimement liée à la politique du temps», qui a attisé, sinon suscité, précise l'auteur, sa propagation, «et donc à l'Histoire. Elle est, en effet, contemporaine de deux faits majeurs : le déclin de l'aristocratie de sang et la naissance de l'esprit républicain, d'une part», mais aussi de «la fin de la dynastie des Bourbons (1883) et [du] déclin du monarchisme».
Cette décadence, malgré plusieurs passages assez didactiques évoquant ses effets, n'est finalement jamais mieux exprimée que par la stupidité de plusieurs des personnages, comme le pauvre type qui se fera prendre en train de montrer son sexe à une gamine sortant d'école, puis se fera manipuler, en échange de sa compréhension, par un inspecteur de police qui l'emploiera comme espion, ou bien par l'insurmontable déchéance, d'une dimension quasiment sacrale, de la famille Pichegru rompue à tous les vices, lâcheté, ivrognerie, inceste, crasse millénaire; cette inintelligence profonde, cette stupidité obsidionale menaçant de tout submerger, cette décadence de la race, appelons les choses par leur nom, est bien évidemment, aussi, celle de nos représentants politiques, incapables de résoudre la crise de Madagascar où l'armée française subit une nouvelle déroute, comme elle sera tout aussi incapable d'anticiper l'invasion russe, puis de lutter contre elle, et que dire de l'armée elle-même. C'est bien simple, ce n'est plus une décadence, d'ailleurs évoquée par de puissantes références historiques rendant la situation de la France parfaitement ridicule, mais une véritable débandade, et même, selon Michel Déon, un «grouillement maléfique» (op. cit., p. 54), qui rappelle, je l'ai dit, Les Décombres mais aussi plusieurs romans de Céline, ou encore La Grande Peur des bien-pensants de Georges Bernanos, un essai que l'on dirait avoir été écrit d'un seul cri de colère, et qui se lit comme un roman.
Cette décadence est entretenue par l'existence d'une cinquième colonne à laquelle André Lavacourt fait plusieurs fois référence, ne serait-ce que par le truchement de son personnage, Jarteaud, lorsqu'il dit à son ami Breuil qu'il faudra compter sur lui, au moment où, «un de ces jours», la France ne manquera pas d'être colonisée, pour l'entourer «des soins les plus tendres et les plus assidus» (p. 24), ou bien lorsque nous constatons, avec quelques grincements de dents et pas mal de fous rires, avec quelle extraordinaire facilité les Français se livrent aux Rouges comme, d'ailleurs, mais cela n'est suggéré qu'à la fin du roman et en quelques mots à peine (6), ils ne manqueront pas de se livrer à l'Islam, maître sans doute beaucoup plus dur encore que les Soviétiques.
Du reste, «la France est si largement noyautée par l'ennemi que les Alliés ne peuvent jamais compter sur un appui certain» (p. 538). Qu'attendre, en plus, d'un ministre de la Défense qui cite Racine, même s'il est rusé et mène prudemment sa barque, et d'un Président de la République qui ne songe qu'à se venger de la France, et sabote sa défense ? Il n'est vraiment pas étonnant que Lucien Rebatet ait aimé ces pages impitoyables qu'André Lavacourt a consacrées à la déroute de l'armée française car, comme Michel Déon a raison de le dire, le romancier ne semble jamais manifester l'ombre d'un regret lorsqu'il tape méthodiquement sur les immenses colonnes, à la base certes bien vermoulue et, désormais, en voie de saponification accélérée, de l'édifice majestueux que fut la France.
C'est après tout assez évident, pour l'auteur que la France, qualifiée comme étant devenue un «affreux pourrissoir» (p. 129) par MacLellan dans une de ses lettres à une certaine Betty, «est entrée, par sa faute du reste, dans un imbroglio d'idées dont elle a si peu de chances de sortir qu'elle se déchirera pour tenter de trouver une réponse à ses faux problèmes» puisque, en fait, «cette réponse n'existe pas» (p. 73). Il ne faudrait cependant pas croire que la décadence de la France est uniquement d'ordre historique ou politique, voire intellectuel, car André Lavacourt se montre féroce, à l'instar d'un Darien que j'ai cité plus haut, contre ce qu'il est convenu d'appeler, depuis quelques lustres tout de même, les petites gens, sur lesquelles il ne se prive jamais de décocher ses flèches les plus empoisonnées; ainsi : «Rien ne ferait que la France actuelle ne soit pas le pays de la médiocrité organisée, des petites gens, de la camelote et du faux chic» (p. 104, je souligne), alors que «les fantômes de Marly», jardin royal désormais «défiguré comme un cadavre de supplicié», semblent plus jeunes que la foule en liesse dominicale, parfaitement grossière, et tandis qu'il est encore possible à Breuil et à son ami Jarteaud d'accueillir «le reflet d'un siècle où les dieux eux-mêmes s'étaient civilisés à la cour du Grand Roi» (p. 105), puisque ne sont belles que les époques qui «sont sûres d'elles» (p. 162) selon ce même Breuil.
Autre raison invoquée par André Lavacourt et l'on comprend assez vite quand même que, décidément, il serait inconcevable d'oser publier un tel roman, le triomphe des femmes ou bien, pour le dire plus crûment avec l'auteur, «l'émasculation organisée de notre belle et chrétienne société» (p. 613), «l'intoxication par le vagin» qui, selon Breuil reprenant une parole élégante de son ami Jarteaud, «ne date pas d'hier», ce dernier affichant même clairement sa haine des Américaines qui «sont en train de féminiser horriblement le peuple américain. Elles sont l'arme secrète de la Russie. Parce qu'on ne fera plus rien de l'homme qui commence à aimer la femme artificielle, la femme préparée. Et, dans ce domaine, la femme américaine me paraît imbattable» car, «quand une femme commence à superposer à son vrai visage un masque fait de colorants, de pâtes et de matériaux divers, quand elle vit dans l'idée fixe de coloniser les hommes, elle est devenue un joujou» (p. 163). Qu'en diraient nos chères féministes, si tant est qu'elles sachent lire et qu'elles ne vomiraient pas de dégoût à la seule lecture du titre du roman d'André Lavacourt ? Et, aussi, qui oserait prétendre qu'André Lavacourt, comme l'a justement fait remarquer Michel Déon parlant de messianisme allègre (dans le numéro du 5 octobre 1960 de la revue Carrefour), n'a pas réussi à annoncer notre présent et même, probablement, notre futur le plus proche ?
Haine du religieux ?
Aux premiers communiants à sourire lustral et aux rédacteurs en chef ne manquant jamais de s'alarmer lorsqu'une paroisse désaffectée depuis des années, faute de paroissiens et de prêtres pour y célébrer la messe, est transformée en salle de concerts ou bien tout bonnement rasée, je dois tout de suite dire qu'il serait assez comique de faire d'André Lavacourt le Léon Bloy d'un seul ouvrage, fût-il un Bloy mineur même (7), car ce serait une erreur assez manifeste de considérer que l'une des raisons de la décadence évoquée par notre roman tiendrait à la si fameuse mort de Dieu, que tant de grands esprits corrosifs ont affirmé être à l'origine profonde de tous nos maux, du moins des plus essentiels, intimes et secrets, expliquant, par exemple, la médiocrité du (petit) personnel politique se succédant à la tête de républiques de plus en plus corrompues et pourries (8). La préoccupation religieuse semble être parfaitement étrangère à André Lavacourt, comme elle le fut à Lucien Rebatet qui pourtant consacra à cette question un roman aussi intelligent que puissant, puisque notre auteur ne se prive jamais, par l'intermédiaire de son personnage révolté et matérialiste, Jarteaud, de critiquer ce qui paraît-il fut l'opium du peuple; ainsi, c'est en évoquant avec son ami la question du Mal dont il est parfaitement inenvisageable, lui déclare-t-il, de s'accommoder, qu'il est impossible encore d'admettre et qu'il faut donc détruire, qu'il raille vertement la religion, le «Dieu juif» de Breuil et, dans ce passage, le christianisme et «le répugnant Dieu des chrétiens» lequel, pour le coup, tolère le Mal «et transige avec lui quand il ne se vautre pas dans les horreurs et la souffrance»; ah, c'est certain, Jésus a dû lire Anatole France (longuement mentionné aux pages 362-4), «cette espèce d'eunuque qui croyait que la pitié remplace la colère !» (p. 204).
Ce mépris voire cette haine pour la religion est pour le moins paradoxale, puisque plus d'un des personnages de notre roman semble adopter une position assez ouvertement pessimiste, et, même, contre-révolutionnaire (9), comme c'est le cas de l'Américain MacLellan, plus français que n'importe quel Français nous l'avons dit; ainsi, parlant de nos compatriotes, il n'hésite pas à dire qu'ils se sont «vautrés avec une férocité innommable dans le sang de tout ce qui se réclamait du roi, mais ils en gardent la nostalgie comme s'ils sentaient que la République, ils n'en sont encore ni capables ni dignes»; en fait, c'est comme si «la tête coupée de Marie-Antoinette» leur flanquait «des cauchemars». MacLellan, lorsqu'il nourrit ces sombres pensées, se promène dans ce qui fut autrefois Marly, dont tel guide touristique vante «la rigoureuse ordonnance du site, l'incomparable descente des bassins, l'harmonie sans égale du plus parfait ouvrage classique» (p. 392), et il faut alors bien se dire, devant l'évidence de la réalité beaucoup moins grande et noble, la «solitude immense» étant seulement traversée par «les cris des coucous qui semblent se répondre», il faut bien se dire, oui, que «les Français qui viennent ici chercher le souvenir de leur grandeur déchue ne manquent pas d'imagination !». Il se peut ainsi, poursuit MacLellan en silence, «que les crimes de l'histoire soient plus durs à porter que les crimes individuels» (p. 393), comme s'il y avait, de façon certes profane, une transmission de quelque faute inimaginable, perpétuellement réactualisée, reprise, comme le montre le désastre des troupes françaises décimées à Madagascar, que ne cessent d'évoquer les différents personnages, non pour s'en désoler, ou bien si peu, mais pour consigner une confondante évidence : la France est fichue et, mon cher Monsieur, elle l'est tout de même depuis quelque temps déjà.
Du terrorisme : que l'un est plus puissant que l'autre, qui n'en est pas vraiment un
Lorsqu'un romancier conchie la ou plutôt les religions, lorsqu'il affirme, à raison, que «la foi qui n'agit pas» n'est sans doute pas une «foi sincère» (p. 528), il y a fort à parier qu'il dresse, face à la fausse idole crevée, une haute figure d'homme libre, du moins se prétendant plus libre que les autres, ses congénères moutonniers, l'anarchiste Jarteaud dans notre roman, que Lavacourt fait dialoguer avec un Arabe du nom de Mostefa désireux de poser, ici ou là, quelques bombes; mais le plus dangereux des deux hommes n'est pas celui que l'on croit, car Jarteaud ne manque pas de souligner ce qui oppose sa volonté terroriste, nihiliste à vrai dire, à la foi de Mostefa : «Ce qui me fait plutôt peur, c'est moi. Je crois que, monter de toutes pièces un système d'idées personnelles, c'est plus dur que de monter des bombes» (p. 283). Quelques lignes plus loin, Jarteaud continue à opposer son nihilisme avec la foi destructrice de l'Islam en déclarant : «Mon espèce à moi, Mostefa, doit, à chaque instant, tout remettre en question. Elle est condamnée à l'intelligence et c'est son grand malheur. Toi, tu appartiens à une race pour laquelle la vie n'a jamais eu de prix et n'en aura jamais. Tu as hérité d'une religion qui a fait de l'égorgement une vertu. Tu aimes tuer. Moi, ce que je ferais ne serait jamais que le résultat d'un calcul, qu'un devoir accepté. Tu vois que, de nous deux, le terroriste, c'est moi. Aucun penchant à mettre au point des recettes de mort violente» (pp. 283-4), même s'il estime plus loin que «la résistance absolue, intransigeante, au mal [n'est] pas un sentiment égoïste» (p. 375) (10). En tout cas, c'est le christianisme qu'il faut abattre, si «le surhomme change le monde», et si «le surhomme, pour l'instant, c'est celui qui jette des bombes : l'antidote du christianisme» (p. 377) et enfin si l'on finira par se rendre compte, en pensant à notre époque, que «le terrorisme [est une] réaction contre le décervelage» (p. 379).
Notons encore cette magnifique définition du terroriste, qui est «un de ces hommes dont le destin est de faire toujours courir un risque à leurs contemporains» (p. 406). Qu'attend le terroriste ? Certainement pas la guerre, ou plutôt, sa burlesque parodie, qui va arriver avec l'invasion russe de la France; la fin des temps bien sûr, «arrêt brusque dans le déroulement d'une jeunesse qu'est une secousse de cet ordre» (p. 441).
Remarquons aussi cette analyse, ô combien juste à notre époque, ô combien pertinente pour expliquer l'état de molle sidération et, surtout, de comique, d'irréparable impuissance se diluant dans des bassines de slogans et de formules mais restant incapable d'agir, de produire ne serait-ce qu'une seule action un peu honorable, forte, décisive, dans laquelle se trouve un pays comme la France, plusieurs fois frappé par le terrorisme : «La physionomie de la guerre moderne est tout entière dominée par une autre réalité : le terrorisme. Il est surprenant d'avoir à constater qu'il a fallu attendre la seconde moitié du XXe siècle pour qu'un moyen si simple de gouverner les foules devienne, dans tout conflit, un facteur décisif. Une dizaine d'individus, décidés et immoraux, terrorisent toute une ville, une centaine tout un pays, et la frayeur décide des âmes, plus sûrement que des corps. On prend toujours et partout le parti du plus fort. Devant une menace de tous les instants, rares sont les hommes qui ne pensent pas : «Pourvu qu'on en finisse vite !», rares sont les hommes qui ne sont pas prêts à tout abandonner pour sortir d'un cauchemar et plus rares encore ceux qui ne sont pas disposés à prêter une oreille complaisante aux sirènes du défaitisme et de la trahison. Les soldats qui combattent veulent combattre coude à coude. Quelques bombes à l'arrière font plus pour l'ennemi que dix attaques de front» (p. 540). Du reste, Jarteaud, ayant juré de se venger de la République et, plus largement, d'un pays à l'agonie où le ciment judéo-chrétien, vaille que vaille, continue de condamner des pratiques sexuelles jugées déviantes comme les siennes et celles d'un pauvre diable exhibitionniste, tapissier de son métier travaillant pour l'ambassade américaine, par qui il apprendra toute l'affaire (n'en disons pas davantage aux lecteurs, hormis cela : le roman d'André Lavacourt se lit aussi, d'abord, comme un roman policier), sera l'homme par qui le scandale arrivera puisque c'est lui qui, au gré de péripéties dignes d'un vaudeville, apportera aux espions russes l'information qu'ils voulaient à tout prix posséder avant de lancer leur invasion, au mois de juillet 1973, d'un pays défait, mûr pour tomber entre les mains puissantes de n'importe quel assaillant.
C'est la pente d'André Lavacourt, et cette pente est révolutionnaire, pour ne pas dire apocalyptique, et comment ne le serait-elle pas, puisque «trop d'Occidentaux jugent encore la France d'après des souvenirs de la guerre de 14»; c'est en effet «le malheur de l'Occident d'avoir à défendre une nation âgée et faible et de devoir soutenir un peuple effondré» (p. 486). Plus loin, au moment où la France est envahie, Paris quasiment occupé par les troupes russes, émerge dans la conscience de Breuil une explication de la décadence manifeste de la nation française. Dans ce superbe passage, André Lavacourt pourrait être rapproché de Léon Bloy : «Sourde, obstinée, térébrante, la peur gagnait Paris. Non pas l'inquiétude sœur de l'imagination créatrice, l'anxiété, inexplicable et maladive, mais bien la peur déshonorante. Ce soir, Breuil supposait à tous les Parisiens des sentiments ignobles. Il avait descendu le boulevard Saint-Michel jusqu'à la place. Maintenant sur un banc, près de Saint-Julien-le-Pauvre, il lui semblait comprendre la vraie cause du mal qui rongeait cette ville, son ver intérieur, son avarie : la peur. Elle venait de loin, la peur de Paris. Elle avait commencé son règne quand on enlevait à peine, en 1918, les oriflammes de la victoire. Elle avait grandi, insensible d'abord, vaguement cachée sous les plis des drapeaux, sa voix disparaissant dans les flonflons des proclamations conquérantes. C'était pourtant cette voix qu'on avait seule entendue en France, tandis qu'en Allemagne une jeunesse omniprésente, dictatoriale, régissait le pays tout entier, et Breuil croyait en retrouver partout la navrante réalité, sur la rue, sur les visages des hommes, sur la ville illustre et, planant derrière les tours de Notre-Dame, sous ce ciel trop bleu malgré le soir, tellement immobile, tellement éternel» (p. 499).
Art poétique
Si la France est en décadence, si son écroulement impressionnant, à la différence de celui de l'Empire romain qui a duré cinq siècles, a duré, lui, cinq jours (cf. p. 546), nul doute que sa langue le soit également, vérolée elle aussi jusqu'au trognon, comme MacLellan le pense, lui qui parle et écrit pourtant un français parfaitement correct, mais qui n'en estime pas moins que son amie Betty, plutôt que de travailler «encore à se perfectionner dans cette langue morte», ou plutôt «mourante», ferait bien mieux «d'apprendre l'arabe» (p. 346), tandis qu'un autre personnage, Gaston, détaille, lui, ses conceptions sur la littérature à son amie, Edwige, qui n'y comprend goutte mais peu importe, puisque ce jugement semble porté par l'auteur contre l'auteur lui-même ! : «Je déteste les écrivains qui allongent la sauce. Il faut éliminer impitoyablement tout ce qui n'est pas essentiel, supprimer les pompons et les nœuds de rubans, les rouflaquettes et les accroche-cœur», et il faut même «désarticuler la langue française, lui faire rendre des effets nouveaux et, d'abord, éviter soigneusement la concordance des temps», «mélanger à tout instant le futur, le présent et le passé», car «il y a beaucoup trop de gens en France pour écrire honnêtement et sans âme, beaucoup trop d'écrivains qui font du faux Simenon, du faux Untel» (p. 342). Il faudrait aussi que les romans ressemblent aux «romans de la vie» qui, eux, ne s'arrêtent jamais, puisqu'ils sont sans queue ni tête et sont «bêtement emmêlés» (p. 459).
Mais la langue française, elle aussi, finira par disparaître, à tout le moins s'appauvrir de façon drastique car le monde qu'elle a magnifiquement signifié au travers des siècles aura disparu, laissant la place à «un lendemain asiatique et balourd» qui finira forcément par «remplacer le règne des jeux et des grâces faciles», et parce qu'il n'y aura plus de «femmes élégantes ni de foules heureuses», il n'y aura plus jamais de «restaurants de luxe, de revues d'art ni de cocktails mondains où se côtoient toutes les classes décentes d'une société superficielle, mais, de bas en haut, acharnée à construire de l'homme une idée supportable. Il n'y aura plus jamais, sur la Croisette, de gens pour se retourner sur une jolie robe puisqu'il n'y aura plus de jolies robes. Il n'y aura plus jamais de cavaliers joyeux, dans les matins du Bois, pour la saluer et lui sourire. Elle a vécu d'un univers qui s'écroule, qui, en ce moment même, entraîne vers le chagrin des obligations dures, des certitudes imposées, des vérités apprises» (p. 590).
C'est encore et toujours la possibilité d'une île que cherche l'écrivain
Il est assez étonnant de constater que ni le savoir ni la langue ne nous permettront de bien mesurer l'ampleur du désastre s'il est vrai que «c'est l'énormité même de la catastrophe qui empêche de la bien situer. Il y faudra dix ou vingt ans... Car, dans Byzance envahie, les rares survivants des massacres ont dû mettre quelques années à réaliser l'exacte ampleur du massacre»; dès lors, «cet écroulement de la France», et MacLellan corrige immédiatement son propos, «dans cinq cents ans, plus personne n'y pensera...» (p. 606), et cela alors même que «ce dont souffre la race, c'est d'abord du vieux fonds latin, une ineptie à base de rhétorique» qui n'est pas près d'être corrigée par les événements, pourtant dramatiques, que vit la France : «Or, il arrive maintenant que la formidable pression extérieure se double à l'intérieur d'une crise de l'autorité et d'un vertige de discutailleries jamais atteint» (p. 607), ces discutailleries contre lesquelles un Donoso Cortés puis un Léon Daudet ne cessaient de fulminer.
Que faire ?
Vers quel port se diriger, sinon vers la quête d'une réelle présence qui aurait, miraculeusement, résisté à cette décadence rongeant, salissant, déformant tout, y compris les mots qui ne veulent plus rien dire ? Les dernières pages du roman d'André Lavacourt, peut-être, nous donnent une piste à explorer, qui consisterait à abandonner la France à son sort et se confronter à la beauté inaltérable, pour qui sait voir, comme c'est le cas de Breuil : «Il prend, avant l'aurore, un bateau grec qui doit le conduire à Haïfa. C'en est fini pour lui des hésitations; voici bientôt le port. Légère, irréelle dans la lumière incomparable, une montagne bleutée, la première montagne d'Afrique, émerge de l'eau pâle où se confondent et se séparent, deux mers, deux continents, deux mondes» (p. 598). Rien à faire pourtant, car même la miraculeuse aube grecque paraît être contaminée par «des régurgitations scolaires» : «Les Colonnes d'Hercule; Atlas soutenant le monde; les Pléiades; l'Atlantide... La fin de la mer vivable au-delà de laquelle sont tous les gouffres. Quel carcan ! Si je vais un jour en Grèce, je sais que les îles les plus dorées auront le vieux goût de ma grammaire grecque dont la couverture était noire et dont la colle sentait le poisson» (p. 610). Phrase réellement extraordinaire, qui condamne toute tentative d'évasion, et aussi signifie ce qu'est vraiment le roman d'André Lavacourt : une implosion ou, mieux, un astre glouton qui s'effondre sous son propre poids. Autrement dit : un trou noir, que j'ai évoqué dans Maudit soit Andreas Werckmeister !, un petit texte qui, comme l'énorme roman de Lavacourt, n'existe plus.
La libération, par le voyage, hors de l’Europe aux anciens, à vrai dire croulants parapets est un leurre, tout comme elle l'était du reste à la fin du XIXe siècle, ainsi que le montrent plusieurs romans décadents comme Monsieur de Phocas de Jean Lorrain, et c'est à une autre forme de libération, païenne dans un premier temps par rejet du Dieu monolithique des trois révélations, puis par lente compénétration, au travers des siècles, entre les efforts des générations humaines et leur volonté de chercher le Créateur semblant de plus en plus affaibli et nécessiteux, qu'André Lavacourt nous invite, dans le dernier chapitre de son roman au si beau titre, ...Où dorment les dieux morts, si, en effet, nous ne vivons que dans «un christianisme de convenance, celui de tant de «croyants» indifférents ou endormis» qui ne se soutient que «grâce à la vitesse acquise» (p. 618), notre rôle, mais éminent, n'étant plus que de tenter de concourir à la préservation et à l'édification du monde car «votre indignité, c'est nous comme c'est encore nous toutes les qualités d'un Dieu qui ne peut naître à l'existence et à la conscience que par notre désir».
Et voici les toutes dernières lignes du roman boursoufflé et génial et impubliable et oublié d'André Lavacourt, Les Français de la décadence : «Et votre indignité, Seigneur, c'est Votre traduction de nos crimes contre la vie. Elle cesserait avec eux. Alors, il n'y aura plus besoin ni de Dieu ni de nous et peu importe au fond que le jour de justice vienne demain ou plus tard puisque l'acharnement des hommes à Vous construire date du début des âges et qu'il doit continuer dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il» (p. 619).
Ne nous faisons aucune illusion sur le silence qui, très peu de temps après que Nimier – lequel en parla à Paul Morand (11) –, Rebatet et Déon n'eurent salué, et avec quel enthousiasme nous l'avons vu, la parution des Français de la décadence, engloutit pourtant très vite ce roman, silence encore épaissi, redoublé, bien des années plus tard et alors que ce texte sembla remonter à la surface de la flache germanopratine mais seulement pour une poignée de lecteurs une fois de plus, comme s'il s'agissait d'un noyé décidément fort encombrant qu'il fallait à tout prix lester d'un poids suffisant pour qu'il demeure au fond des eaux, ne nous faisons vraiment aucune espèce d'illusion sur ce silence épais, épaissi, compact, semblant même, avec le temps, avoir acquis une consistance minérale, qui risque de recouvrir de nouveau, va de nouveau recouvrir le grand roman si remarquablement bruyant et clabaudant d'André Lavacourt, comme s'il n'avait tout bonnement jamais existé ou plutôt : comme si un certain nombre de bons et même d'excellents lecteurs, Queneau dès 1959 (12), Nimier, Rebatet, Déon, Morand, avaient eu le temps d'enregistrer sa tumultueuse naissance mais n'avaient tout simplement pas eu le pouvoir d'en transmettre la nouvelle suffisamment loin de leur propre cercle de connaissances pour assurer autre chose qu'une survie fantomatique de ce texte, absent, des mémoires et des rayons des librairies, comme s'il avait été effacé ou, mieux, n'avait jamais existé.
Je n'ai aucun pouvoir particulier dans le journalisme, encore moins dans le monde si feutré de l'édition, et ne prétends même pas que j'en aurais, comme un Maxence Caron faisant preuve d'un désopilant narcissisme lorsqu'il répète qu'il n'a aucune influence réelle en cette matière, bien qu'il ait édité chacune de ses exponentielles baudruches gonflées à l'hélium de la plus comique prétention chez un éditeur différent, mais, au moins, aurai-je tenté de desserrer quelque peu l'étau de silence ayant entouré ce livre, l'ayant étouffé puis fait disparaître comme s'il n'avait jamais existé, ajoutant ainsi mon nom à la fort maigre liste des lecteurs enthousiastes de «l'extraordinaire roman d'André Lavacourt» selon Michel Déon, véritable «déchaînement dans le sordide et l'horreur qui étrangle le lecteur», extraordinaire roman qui est bien davantage que cela, nous l'avons vu, et que j'espère au moins avoir donné envie de découvrir, même s'il reste pour l'heure introuvable.
Il continuera sans doute à le rester, ce roman méthodique et boursoufflé, obsédé puis s'ouvrant tout à coup, au détour d'une ligne anodine, à quelque strate profonde d'eau pure où il étanche, un temps du moins, sa soif, ce roman haineux et puissant, puissant parce que haineux, cruelle leçon de dépucelage pour belles âmes et lecteurs de Christian Bobin, ce roman égalitaire dans sa volonté forcenée de montrer qu'il ne reste absolument rien, en France du moins, qui mériterait d'être sauvé, ouvrant les vannes de notre langue comme peu d'autres, avant lui, l'ont fait, hormis, en France, le Guyotat des tout premiers romans, le bien trop prolifique Lobo Antunes, le remarquable William Gaddis ou l'inégal William H. Gass si nous nous ouvrons à d'autres pays, et, retour dans notre pays éreinté, les textes de Cendrars, ceux de Céline et bien sûr, mais dans un genre bien différent, ceux de Proust.
Mais voilà, ce livre n'existe plus, c'est un fait incontestable, une de ces évidences sur le ciment desquelles les maisons d'édition comme Gallimard bâtissent leurs résultats financiers, fait et évidence après tout assez peu susceptibles de nous étonner, dans un pays dont la littérature, comme bien d'autres domaines qui devraient témoigner pour l'Esprit et non contre lui, pour la Beauté et non contre elle, pour la Force et non contre elle, tombe sous le couperet d'une belle phrase désolée de Léon Bloy, extraite d'un article où il évoquait la disparition, dans notre monde, de l'enthousiasme, qui est un cri, un sanglot, un râle, et encore, une poussée de clameurs farouches dont le désordre même atteste la puissance, article dans lequel il écrit (13) ces mots qui nous serviront de conclusion : tout est parti, tout est éteint, déteint, atone, pâle, desséché, branlant et jaunissant.
C'est dit.
Notes
(1) Je dois ces quelques précieux renseignements à l'auteur du blog intitulé Dans les diagonales du temps, qui fait état de nombreuses hypothèses concernant l'auteur dans une première note datée de 2014, très riche également en pistes de lecture, puis revient plus spécifiquement sur l'identité réelle de Lavacourt dans une seconde note publiée en 2020.
(2) André Lavacourt, Les Français de la décadence, Gallimard, 1960. Ce roman touffu et pour le moins complexe de plus de 600 pages, alignant une centaine de chapitres et une bonne cinquantaine de personnages que l'on suit de pages en pages aux motifs et aux registres de langue savamment entrecroisés ou qui ne font qu'une seule apparition, n'a jamais été réédité par cet éditeur politiquement pusillanime qu'est Gallimard. Le texte contient un assez petit nombre de fautes au regard de sa masse globale mais, au cas où quelque éditeur courageux voudrait le rééditer, je ne mentionnerai pas les fautes que j'ai relevées sur mon exemplaire, qui me fut offert par Jean-François M. : qu'il soit chaleureusement remercié pour m'avoir offert pareille (re)découverte et, quant au futur hypothétique éditeur, qu'il me contacte s'il souhaite que sa très hypothétique réédition soit débarrassée de quelques vilaines coquilles ! Puisque j'en suis aux remerciements, que ceux (Jean-François donc, Maxime, Guillaume, Francis ayant repéré un rapprochement possible avec l'affaire Rapin évoquée ici...) qui, d'une façon ou d'une autre, ont pu m'aider en dénichant quelques textes d'accès difficile évoquant le roman de Lavacourt, soient ici remerciés.
(3) Voir ce passage, où il est fait référence à une pratique des Français point si ancienne que cela, le sang de cheval étant réputé vivifier l'organisme humain. Notons aussi que ce même sang de cheval, «qui fumait dans les seaux», a «un goût violent, surgi du fond des âges» (p. 98); mais revenons au sang féminin, à propos de Léontine Pichegru qui «ne doutait pas que trente ans de pertes rouges, blanches, jaunes-verdâtres, de lochies, de trichomonas, de fausses couches et de gonocoques ne finissent un jour ou l'autre par céder au sang de cheval» (p. 97).
(4) Dans un chapitre à la verve résolument bloyenne, André Lavacourt évoque le ménage Pelot, tout préoccupé de parvenir à un équilibre digestif; ainsi, Mme Pelot «souffrait, elle aussi des entrailles et, quelque résistance qu'elle eût suivi jusque-là, elle n'avait jamais atteint à l'idéal de sa vie intestine, au pyramidion de ses désirs inassouvis, à l'espoir de ses nuits sans sommeil : la selle exacte et parfaite et moulée comme au tour, façonnée comme un rêve et remplie d'harmonie» (p. 39).
(5) C'est J.-F. Setze qui, dans un long article sur le roman de Jean Raspail paru dans le n°111 de Défense de l'Occident des mois de mai-juin 1973 (pp. 41-2), évoque celui d'André Lavacourt, se lamentant d'ailleurs que nul n'ait songé à en reparler depuis sa date de parution, 1960 je vous le rappelle, et déclarant avoir «modérément aimé dans ce livre certains exposés peut-être trop fréquents et précis sur des détails atroces ou des odeurs immondes, par exemple», ajoutant tout de même que le réalisme avait ses lois «qui n'ôtent rien à l'exceptionnelle qualité» de l'ensemble, poursuivant ainsi : «Il n'empêche que ce livre était doté de mérites transcendants dans les 99 centièmes de sa substance».
(6) J'ai noté deux allusions au prochain triomphe de l'Islam en France : dans une conversation entre Jarteaud et un certain Mostefa, ce dernier livrant le conseil selon lequel «dans dix ans, il y aura, dans le monde, deux sortes d'hommes : ceux qui sauront de l'arabe et ceux qui n'en sauront pas» (p. 107). La seconde occurrence se trouve aux toutes dernières pages du roman.
(7) Soulignons tel admirable chapitre, que nous pourrions presque lire comme une très courte histoire désobligeante, intitulé Joyeux Noël (cf. pp. 273-277), qui évoque quelques heures de la vie de deux vieux misérables.
(8) «Le gouvernement Vrain-Lucas est tombé comme un fruit trop mûr; il s'est mollement détaché de l'arbre fécond des Républiques, arbre éternellement refleuri où déjà bourgeonnaient cinquante ministères en puissance» (p. 218).
(9) Nombreuses sont les saillies contre le régime républicain; ainsi : «Dites-moi, quel est le pays qui aurait résisté à deux cents ans de République ?» (p. 404) ou encore, à propos du fait que les Juifs, auxquels on a tellement dit qu'ils étaient lâches, affirme un des personnages, Delatre, «qu'ils sont prêts à se faire tuer pour n'importe quelle niaiserie plutôt que de le laisser dire une fois de plus», l'évidence selon laquelle ladite «niaiserie» n'est pas tant la France que la République car : «La France ayant accompli son temps ne risque plus de disparaître» (p. 447). Ou encore : «Le Conseil des ministres était une assemblée morne de soixante personnes où l'on ne décidait jamais rien. Les ministères se multipliaient à l'infini et leurs passagers, largement fécondés de semence parlementaire, pondaient indéfiniment des sous-secrétaires d’État» (p. 507).
(10) André Lavacourt revient sur «l'absolue résistance au mal» qui n'a pas «à postuler une vue spéciale du mal : le mal [est] une des données les plus immédiates de l'esprit». Jarteaud se demande si, pour «la résistance en elle-même, il fallait qu'elle fût un programme suffisant et qu'on pût y fonder un monde. On en fonde sur n'importe quoi», et de poursuivre : «Est-il fou ? Ou tout à fait imbécile ? Et qui parle de fonder des mondes ? Voilà qu'il s'exprime comme un orateur de réunion publique... Et ceci au moment où il n'en a pas besoin car c'est juste maintenant que lui apparaît une seconde vérité tout aussi claire que l'autre : la nécessité de la résistance au mal est, elle aussi, une donnée immédiate. On peut ruser avec ces impératifs-là. On ne peut pas les faire taire» (p. 476, je souligne).
(11) Dans une lettre adressée à Michel Déon le 2 octobre 1960, Paul Morand affirme que c'est Nimier qui lui en a parlé «quand le livre était à l'imprimerie», et le caractérise comme étant «massif, étrange, vulgaire, plein de sève et d'une force débordante», in Lettres à des amis et à quelques autres (La Table Ronde, 1978), p. 83. La lettre de Morand à Nimier figure dans le volume intitulé Correspondance. 1950-1962, édition présentée, établie et annotée par Marc Dambre (Gallimard, coll. NRF, 2015, p. 233); datée du 30 août 1960, Paul Morand se contente de remercier Roger Nimier pour l'envoi du livre de Lavacourt.
(12) Raymond Queneau a tenu une liste assez imposante, puisque ce sont quelque 9 926 lectures qu'il a effectuées, des ouvrages qu'il a lus; ainsi, Les Français de la décadence porte le numéro 6 550, et c'est au mois de février 1959 qu'il a pu prendre connaissance du roman à l'état de manuscrit. Une bizarrerie pour laquelle je n'ai pas d'explication est l'indication d'un certain H. Prudhomme. Il ne s'agit apparemment pas de la mention d'un pseudonyme car, en pareil cas, Queneau l'indiquait lui-même. Voir Queneau analphabète. Répertoire alphabétique de ses lectures de 1917 à 1976, tome 2, nouvelle édition revue et complétée de beaucoup par Florence Géhéniau, préface d'André Blavier, p. 565.
(13) Bloy journaliste. Chroniques et pamphlets (choisis et présentés par Pierre Glaudes, Flammarion, coll. GF, 2019, dans un article évoquant Madame de Staël du 22 février 1879 paru dans Le Foyer, p. 62). L'extrait donné au tout début de mon article provient du même texte de Bloy, p. 71 de l'ouvrage cité.
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