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02/03/2021
Nouvelle lecture de Méridien de sang de Cormac McCarthy, dans le sillage de Moby Dick
Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Il est clair aussi que le temps a opéré sa lente décantation mais, surtout, que son opération a pu être accélérée par la lecture de Moby Dick de Melville, pour lequel Cormac McCarthy n'a cessé de manifester son admiration (partagée pour Faulkner ou Joyce), alors même que des cohortes d'universitaires anglo-saxons s'échinent à classifier rigoureusement le plus minuscule emprunt, fût-il aussi éloigné du modèle qu'on le voudra, censé établir la liste apparemment terriblement longue des influences que le prodigieux roman maritime a exercées sur la sanglante aventure des hommes menés par Glanton.
Ces influences existent bien sûr, nombreuses si l'on y tient, mais elles ne m'en paraissent pas moins assez anecdotiques, une fois que l'on a écrit noir sur blanc ce qui, intimement, unit ces deux romans : non point tant la relation de faits de sauvagerie, la blancheur partagée du cétacé maléfique et du juge Holden, qui, maléfique, ne l'est pas moins que la créature des profondeurs océaniques, que la
Ainsi est-il possible d'affirmer que Méridien de sang annonce, en plus d'une de ses occurrences, non seulement Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme baignant tout entier dans la déploration devant la progression du Mal, mais aussi La Route peignant un monde qui se défait : voyez par exemple la mention d'une «contrée remplie d'enfants violents rendus orphelins par la guerre» (p. 401), voyez encore cette notation : «Quand ils traversaient dans la nuit ces récifs nus de gravier on eût dit des créatures sans attache ni substance. Une patrouille condamnée à chevaucher sans fin pour expier une antique malédiction» (p. 191). L'univers de Méridien de sang, pour énigmatique et même hermétiquement fermé sur un ordre dépassant de toutes parts l'empan de la compréhension humaine, ne s'en défait pas moi, ne serait-ce que par la présence satanique du juge Holden, décidément la création la plus imposante et intéressante de Cormac McCarthy. Il me fait penser, comme je l'ai plus d'une fois noté, au Kurtz de Joseph Conrad mais, tout autant, à Monsieur Ouine de Georges Bernanos (ne serait-ce que parce que sa présence est systématiquement signalée par la disparition ou le meurtre d'un enfant) ou encore au Mastemann (également appelé Herr von Mastemann ou encore Pietro Alvise Mastemann) de Guerre et Guerre de László Krasznahorkai.
Quoi qu'il en soit, cette multitude d'indices entre les deux grands romans (le premier, à vrai dire : majestueux et grandiose), du reste plus ou moins patents, est affaire d'exégètes, et le lecteur désireux de comprendre sur quel matériau aussi conséquent qu'hétérogène (historique, géologique, astronomique, biblique, relatif à la faune et à la flore, aux armes, au tarot, au droit, à différentes langues comme le français, le latin, l'allemand ou l'espagnol, etc.) Cormac McCarthy s'est appuyé pour écrire son roman pourra se reporter au très honnête commentaire de John Sepich, intitulé Notes on Blood Meridian (1) ou sur tel recueil d'articles plus ou moins intéressants mais qui tous répètent en boucle d'identiques références point toutes lumineuses, comme They Rode On. Blood Meridian and the Tragedy Of The American West (2).
Ce ne sont pas les détails de ces emprunts et calques transparents ou translucides qui m'intéressent, ni les rapprochements possibles entre l'apparition d'un personnage prophétique, Élie, dans les deux romans, ou bien la destinée de Glanton et celle d'Achab, tous deux pouvant après tout prétendre que «le sort de tout homme [...] lui est donné par avance», ce qui jamais ne doit l'empêcher d'estimer qu'il y a en lui «tout ce qu'il serait jamais et tout ce que le monde serait jamais pour lui et la charte de sa destinée fût-elle inscrite dans la pierre originelle il s'arrogeait l'autorité et le disait et il eût conduit l'inexorable soleil à son extinction définitive comme s'il l'avait tenu sous ses ordres depuis le commencement des temps, avant qu'il y eût ici ou là des chemins, avant qu'il y eût des hommes ou des soleils pour y passer» (p. 305), tous deux encore, comme Achab, pouvant affirmer qu'il n'y a pas un obstacle, pas un coude sur sa voie rectiligne, sa voie d'acier : «Par-dessus les ravins sans fond, par le travers du cœur transpercé des montagnes, par-dessous le lit des torrents, je me rue et ne peux dérailler» (3). Ce n'est pas davantage le fait que Melville évoque une «société mutuelle, un capital social auquel concourent tous les méridiens» (p. 126) ou que McCarthy mentionne une seule fois l'existence des baleines (4), ni même la volonté commune à Melville et McCarthy de façonner je l'ai dit un roman prétendant embrasser la totalité des savoirs, symbolisés par les connaissances du juge Holden dans tous les domaines et langues, que le changement d'assiette, pour ainsi dire, qui s'est opéré entre les deux œuvres. Cette différence qui touche l'assise de la représentation symbolique de l'univers à laquelle se réfèrent les deux écrivains, voilà l'essentiel à mes yeux, qui peut nous aider à comprendre le fait qu'un basculement, et d'importance épistémologique voire ontologique, a eu lieu.
Il est alors frappant de constater que, parallèlement à la force remarquable de destruction et même d'anéantissement total que représente le juge Holden, Cormac McCarthy ménage, dans son roman, de rarissimes oasis, des arches en quelque sorte, d'autant plus singulières qu'elles sont rares, où il tente, non pas d'opposer une résistance à la force d'arraisonnement du juge Holden, mais de suggérer la possibilité d'une île, une forme d'extraterritorialité sur laquelle la puissance du suzerain maléfique (5) ne s'exercerait pas : «Le juge posa les mains par terre. Il regarda son contradicteur. Cette terre m'appartient, dit-il. C'est ma concession. Et pourtant ici même il y a partout des poches de vie autonome. Autonome. Pour qu'elle m'appartienne vraiment rien ne doit pouvoir s'y produire sans mon consentement». Il poursuit en affirmant que «celui qui s'est donné pour tâche de trouver dans la tapisserie le fil conducteur de l'ordre aura par cette seule décision assumé la responsabilité de l'univers et ce n'est qu'en assumant cette responsabilité qu'il peut trouver le moyen de dicter les clauses de son propre destin» (p. 251). J'avais déjà noté ce point dans une des notes que j'ai écrites sur Méridien de sang, y remarquant : «Dans les jours à venir les fragiles rébus noirs du sang dans les sables allaient se lézarder et s'effriter et se disperser de sorte qu'après quelques révolutions du soleil toute trace de la destruction de ces gens serait effacée» (Méridien de sang, p. 220). Cette thématique est constante dans le roman : la sauvagerie décrite par le romancier ne paraît jamais aussi abjecte que lorsqu'elle prive les humiliés, les offensés et les assassinés de toute perspective de mémoire autre que celle que leur accorde celui qui, dans un certain sens, est le témoin aussi essentiel qu'impondérable, c'est-à-dire l'écrivain. Sur ce point, un rapprochement peut d'ailleurs être esquissé avec 2666, où Bolaño sans relâche, sans paraître même craindre qu'on lui reproche quelque forme de
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Je vois une telle arche verbale, un mémorial en somme portant témoignage, dans le passage suivant, déjà cité, mais auquel j'ajoute la suite du texte : «Dans les jours à venir les fragiles rébus noirs du sang dans les sables allaient se lézarder et s'effriter et de disperser de sorte qu'après quelques révolutions du soleil toute trace de la destruction de ces gens serait effacée. Le vent du désert rongerait leurs ruines et il n'y aurait rien, pour dire au voyageur sur son passage que des humains avaient vécu ici et comment ils y étaient morts» (pp. 220-1), rien si ce n'est, justement, ces quelques lignes témoignant de l'horreur passée.
Je vois au moins une autre de ces trouées dans une scène magnifique, assez unique dans le roman : «C’était un arbre solitaire qui brûlait sur la surface du désert. Un arbre héraldique auquel l’orage avait mis le feu au passage. Le voyageur solitaire arrêté devant lui avait fait un long chemin pour venir jusqu’ici et il s’agenouilla dans le sable brûlant et avança ses mains insensibles tandis que des congrégations de plus humbles acolytes étaient rassemblées tout autour de ce cercle, attirées par l’insolite lumière, petites chouettes silencieusement accroupies s’appuyant tantôt sur un pied tantôt sur l’autre, tarentules et solifuges et vinaigriers et mygales vénéneuses et lézards granuleux à la queue noire de chiens chowchow, mortels pour l’homme, et petits basilics du désert dont les yeux lancent du sang et petites vipères des sables pareilles à de gracieuses divinités, silencieuses et immuables, à Djedda, à Babylone. Constellation d’yeux ignés qui délimitaient l’anneau de lumière, tous unis dans une trêve précaire devant cette torche dont l’éclat avait repoussé les étoiles dans leurs orbites» (p. 270). Enfin, il me semble que deux autres courts passages sont susceptibles d'appartenir à ce réseau d'images évoquant une suspension, un temps seulement, de l'horreur déchaînée dans le monde, l'un évoquant un bivouac au coin du feu «qui contient en lui quelque chose de l'homme lui-même tant il est vrai que sans lui l'homme est diminué et coupé de ses origines et comme exilé» (p. 307), l'autre mentionnant des Indiens qui sauvent d'une mort certaine deux des membres du gang de Glanton : «Ils tiraient de cette terre une vie sans espoir et ils savaient que seule une traque implacable pouvait conduire les hommes à un tel degré de misère et ils guettaient jour après jour pour voir cette chose sortir de sa terrible incubation dans la maison du soleil et se masser à l'orient du monde et ils attendaient avec une étrange sérénité que surgissent des armées ou on ne sait quel cataclysme ou quoi de plus atroce encore» (p. 374).
Cette exploration, peu importe qu'elle doive reconnaître son échec, du moment qu'elle se veut intraitable, et que demeure, à l'horizon, non seulement le sillage (et le souffle) de Moby Dick, mais une forme de confiance entre l'homme et l'univers, la certitude qu'existent de «profondes analogies enchaînées, au-delà de toute expression» (p. 502) entre l'âme et la nature, qui me semblent avoir été chassées du roman de Cormac McCarthy, qui jamais ne pourrait se laisser aller à quelque spéculation sur un possible réenchantement du monde, comme c'est par exemple le cas dans le roman de Melville : «Si dans l'avenir, quelque nation poétique et de haute culture devait rétablir dans leurs droits d'aînesse les jeunes dieux joyeux et printaniers de l'Antiquité; si elle devait repeupler de leurs trônes et de leur vie notre ciel d'à présent si serré sur son quant-à-soi; si on allait en remeubler les collines à présent désertées, il ne fait pas de doute qu'élevé au-dessus du trône de Jupiter le grand cachalot en serait le suprême seigneur» (p. 556).
Qu'est-ce qui a été perdu, dilapidé peut-être, entre le roman de Melville et celui de McCarthy ? Si ce dernier pourrait à bon droit prétendre, comme son illustre maître, que «les invisibles sphères ont été faites dans l'effroi», il lui serait rigoureusement impossible d'affirmer que «le monde visible, sous bien des apparences, semble avoir été façonné et formé dans l'amour» (p. 326) ! Dans le roman de Melville, quels que soient les constats d'échec, de bornes inamovibles plantées face à l'indéracinable curiosité des hommes, il est toujours possible de faire le pas au-delà, de s'enfoncer dans les profondeurs, de se tourner «vers les thermes romains, vers les ruines antiques qui sont dessous; loin au-dessous, profondément, de cette pellicule des surfaces où l'homme érige ses tours fantastiques», en se mettant à chercher «la racine de sa grandeur, son essence terrible» qui «tout entière gît là, dans le défi de sa majesté enterrée : l'antiquité ensevelie sous les antiquités» (p. 312). Tout, dans le roman de Melville, est ainsi invitation au voyage définitif, au plongeon dans «de plus abyssales profondeurs» (p. 314) auxquelles Ismahel, il le concède plus d'une fois, ne peut parvenir, mais il n'en reste pas moins que demeure la certitude que de plus hardis explorateurs viendront un jour, capables, eux, de s'enfoncer comme une navette dans la trame serrée des figures, éblouissantes, «du grand tissage en cours», alors que «toujours et encore et à jamais toujours se forme et se déroule l'éternelle tapisserie» (p. 720).
Notes
(1) University of Texas Press, Austin, 2008.
(2) Rich Wallach Editor, Casebook Studies in Cormac McCarthy, vol. 2, 2013.
(3) Traduction et postface d'Armel Guerne (éditions Phébus, coll. Libretto, 2005), p. 289. Sans autre mention, les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(4) «Le poulain se pressait contre le cheval avec la tête penchée et le cheval regardait au loin, là-bas où s'arrête le savoir de l'homme, où les étoiles se noient, où les baleines emportent leur âme immense à travers la mer sombre et sans faille». Quelles que soient nos différentes notes sur Méridien de sang, nous avons systématiquement cité la version de proche, traduite par François Hirsch, 2006, ici à la page 379. Sans autre mention, les pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
(5) C'est le juge Holden lui-même qui se déclare «suzerain de la terre», établissant d'ailleurs la spécificité de ce terme en l'opposant à celui de maître, déclarant que «toutes les juridictions lui [étaient) subordonnées» (p. 251). De cette thématique de la suzeraineté, finalement assez peu explorée il me semble au sein de ce roman, nous pouvons rapprocher la phrase, de prime abord énigmatique, utilisée par Cormac McCarthy, Et de ceo se mettent en le pays, traduction du latin Et de hoc ponit se super patriam qu'il faudrait étudier dans leur dimension juridique, ainsi, plus loin, que l'énigmatique dernière scène du roman constituant l'épilogue, elle-même annoncée par un rêve où le gamin voit le juge Holden en compagnie d'un faux-monnayeur qui, «avec ses gravoirs et ses burins», cherche «la faveur du juge et il s'efforce de fabriquer avec la froide matière brute qu'il y a dans la cornue un visage qui sera accepté, une image qui fera que cette espèce résiduelle aura cours sur les marchés où les hommes pratiquent le troc» (pp. 386-7).