Renaud Camus cul par-dessus tête (07/07/2014)

Crédits photographiques : Jay Westcott (The Virginian Pilot via Associated Press).
2956742538.jpgRenaud Camus dans la Zone.





«aus Nichts, zu Nichts, für Nichts, in Nichts».

Autant décevoir, d'un seul coup, les camusiens effrénés qui ne manqueront pas, à la lecture du titre carambolesque de cette note, de me prêter de vilaines intentions homophobes, en leur rappelant que je ne fais que pasticher l'un des titres de leur maître en personne, Bourdieu cul par-dessus tête (1). De fait, j'aurais également pu intituler ma note Le conservatisme à tête de licorne, gardant à l'esprit le Socialisme à tête de linotte de Jean Dutourd ou même risquer quelque jeu de mot périlleux à partir du titre du fameux pamphlet de Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, mais la rime interne en o (ou en au ou en eau) m'eût exposé à l'accusation terrible de ne point aimer les homosexuels, voire de les détester, pistolet à eau derrière lequel se cachent les imbéciles qui n'ont toujours pas compris que l'homosexualité, pour tout lecteur quelque peu conséquent de Gide ou du seul Monsieur Ouine, n'est rien de plus que le signe d'une béance ontologique autrement intéressante que des goûts sexuels, béance si parfaitement illustrée, chaque minute que Dieu fait, par notre Châtelain narcissique : l'homme creux est ouvert à toutes les invasions, et d'abord celle du vide.
Et puis, expliquer les textes de Renaud Camus par son tropisme achrien (antonyme de charien), autrement dit, en bon français et non dans le ridicule et prétentieux novlangue camusien, son homosexualité, ne constituerait absolument pas un crime de lèse-majesté, bien au contraire. N'est-ce d'ailleurs pas Renaud Camus lui-même qui écrivait, mais à propos d'un autre bien sûr (car, avec Renaud Camus, tout est autorisé, tous les coups sont permis, à condition que ce ne soit pas lui qui en fasse les frais) ces propos extraits de Les Nuits de l'âme, son journal de l'année 1996, qui sont pour le moins parfaitement clairs ? : «Roger-Pol Droit n'a pas de mots assez durs pour décrire un livre de James Miller, The Passion of Michel Foucault, qui soutient que le sadomasochisme du philosophe constituerait la clef de sa vie et de son œuvre. «Comment peut-on être aussi niais ?» demande Droit. Or le livre de Miller est peut-être exécrable en effet, mais la thèse qu'il soutient me semble d'une vérité incontestable. Le sadomasochisme n'est certainement pas la seule clef qui permette de comprendre Foucault, mais c'en est une qui est essentielle, et dont il serait absurde de vouloir se passer, par purisme et puritanisme herméneutiques» (je souligne). Amusez-vous un peu pour voir, chers lecteurs, à remplacer le terme sadomasochisme par celui, ô combien dangereux à manier de nos jours, d'homosexualité, tentez encore de mettre au placard MM. Purisme et Puritanisme herméneutiques, et vous constaterez que Renaud Camus n'aura pas de mots assez durs pour qualifier votre affront, votre attitude, l'homme que vous êtes, et que dire de ses affidés, qui gueuleront, plus ou moins discrètement, contre le vilain homophobe que je suis !
Las, je me fais des illusions, en pensant qu'ils comprendront l'intention, herméneutique pour le coup, de cette note dont la leçon est claire et peut être expéditivement résumée de la façon suivante : Renaud Camus n'est rien du tout, si ce n'est un homme vide, creux, eût écrit T. S. Eliot, une outre narcissique ouverte à tous les vents, un petit maître qui s'épanouit dans la rhétorique et fuit la pesanteur comme un Mormon fuirait l'étalage d'une partie fine rassemblant tous les diables de l'Enfer.

Je dédie cette note à Marien Defalvard pour les lettres qu'il sait, et la science ironique et irrévérencieuse du châtelain surnarcissique qu'il a manifestée publiquement et en privé.

«Il m'est arrivé plus d'une fois d'observer curieusement, dans le monde, certains de ces hommes de pensée dont l'intention n'est pas toute pure, et qui, quelle que puisse être la valeur de leur esprit, n'ont souvent d'idées que celles qui répondent aux passions secrètes qu'ils gardent en eux».
Abel Bonnard, Le drame du présent. Les Modérés.

Renaud Camus en nihiliste passif ?


De la longue enquête, parfois passionnante mais qui tombe cependant plus d'une fois dans un jargon ridicule (par ailleurs critiqué comme il se doit lorsqu'il est le fait d'autres auteurs (2)), que Michèle Cohen-Halimi et Jean-Pierre Faye mènent sur la circulation du terme, plus que du concept, de nihilisme dans la philosophie occidentale (3), je ne veux retenir que l'occurrence, toute nietzschéenne, du nihilisme passif, que le philosophe de Sils-Maria définit ainsi : «Nihilisme en tant que déclin et régression de la puissance de l'esprit : le NIHILISME PASSIF» (FP 9 (35), automne 1887-mars 1988, t. XIII, cité à la page 125 de notre ouvrage, l'auteur souligne). Sans que nous sachions s'il évoque toujours ce nihilisme passif, Nietzsche parle aussi d'une «extraordinaire asthénie de la volonté» dans le paragraphe 347 du Gai savoir, ajoutant ailleurs que l'«instinct nihiliste dit non; son affirmation la plus modérée est que ne-pas-être vaut mieux qu'être, que le désir de néant a plus de valeur que le vouloir-vivre; son affirmation la plus rigoureuse est que, si le néant est ce qu'il y a de plus désirable, cette vie, en tant que son antithèse, est absolument sans valeur — condamnable» (FP 17 (7), début 1888-début janvier 1889, t. XIV, cité à la page 127 de notre ouvrage).
Si l'affirmation la plus modérée du nihilisme consiste à dire non, fût-ce par le biais du nihilisme actif qui est force violente et volonté de destruction, action directe pourquoi pas, sa forme la plus aboutie consiste bien sûr à dire oui, laquelle serait donc, a contrario, une force suffisante pour «pouvoir productivement s'assigner un nouveau but, un pourquoi, une croyance» (FP 9 (35), automne1997-mars 1888, t. XIII, cité à la page 128 de notre ouvrage, l'auteur souligne).
Affirmer du très prolifique Renaud Camus, polygraphe en voie de réduction sloganesque et cacographique accélérée, pseudo-penseur pour crétin de souche 100 % française et illettrée, qu'il n'est qu'un nihiliste passif peut sembler une vue de l'esprit, voire un regrettable contresens. Quoi, cet homme aux cent mille autoportraits, ce polygraphe qui n'hésite jamais à se présenter comme l'auteur de plus de cent livres tous centrés sur un unique sujet, la particularité réellement fascinante de son nombril, cet écrivant infatigable, sur le papier mais aussi sur Internet (Twitter, Facebook, Flickr, plusieurs autres sites) dont la moindre ligne de son Journal, de Tricks ou des Choniques achriennes et des Notes achriennes, pour ne citer que trois des ouvrages homosexuels de notre Narcisse s'improvisant penseur politique extrême (ce qui n'est pas la même chose que penseur extrême du politique), est gorgée jusqu'au vomissement de plaisirs esthétiques, poppersiens et sexuels, quoi donc, ce Gide dénué de talent romanesque, ce Genet dépourvu de génie qui jamais ne trouvera son Sartre pour désosser sa prose dolente (Ah !, la France, Ah, le Gers, Ah !, Plieux, Ah !, Madame ma couille gauche, Ah !, ma facture de gaz, Ah !, ces jeunes noceurs qui violent puis égorgent nos mères, nos femmes et nos filles, Ah !, ce RER cauchemardesque qui sent la pisse et le rat crevé, que les Français de souche déserteraient s'ils vivaient dans un château et, comme moi, passaient leur journée à se photographier le nombril, Ah !, cette notice d'utilisation de mon aspirateur écrite exclusivement en arabe...), quoi, cet homme grand amateur d'art et même d'art religieux (selon la définition de Kierkegaard, l'esthète peut bien aimer le religieux, il peut même l'aimer jusqu'à la folie, puisqu'il est parfaitement incapable du saut de et dans la foi), quoi enfin, cet homme, Renaud Camus, ayant récemment appelé à voter pour Marine Le Pen, devenu la coqueluche de nombre de mouvements identitaires et de gudards à gros bras et petit cerveau qui n'ont probablement pas lu un seul de ses livres, quoi donc à la fin, oseriez-vous prétendre que cet homme, avatar ridicule d'un orateur de kermesse frontiste, M. Ouine sans vertige ontologique sempiternellement préoccupé de tomber dans son propre puits et de jouir, de jouir, nom de Dieu de jouir à s'en péter la panse, à condition, et c'est bien le problème, que les autres, tous les autres, les Blancs mais surtout les Jaunes, les Noirs et les Gris bref, l'ensemble des Nocents qui polluent sa vie tranquille et auto-contemplative en sa Thébaïde gersoise, lui fichent la paix, quoi donc, osez-vous affirmez nocemment, fallacieusement, que ce Des Esseintes jérémiant manifesterait les sordides caractéristiques du nihilisme passif tel que Nietzsche l'a défini, à savoir, sans doute, comme la plus évidente manifestation d'une volonté asthénique et d'un appétit du Rien ?
Le constat débouche moins sur un contresens que sur un paradoxe car, comme ses modèles littéraires, Des Esseintes et Ouine, Renaud Camus ne goûte rien tant que l'ataraxie, une vie innocente, non seulement qui ne nuise pas aux autres mais, réellement, débarrassée du si contraignant dogme du péché originel, châtelain égotiste perdu dans sa campagne elle-même banal chromo d'une France idyllique qui aurait été utilement vidée d'une soixantaine de millions de ses habitants, histoire, quand même, de pouvoir se promener sans être gêné par des noceurs, des nocents voire de simples promeneurs dans sa forêt privée.
Nous laisserons ainsi aux mauvais lecteurs et aux camusiens transis qui forment une puissante armée d'une douzaine de lecteurs, la responsabilité de leur erreur de lecture, qui est plus qu'une erreur de lecture d'ailleurs, une faute donc, une faute de lecture, une faute d'appréciation intellectuelle et une faute morale et sans doute, qu'on me pardonne ce mot trop élevé pour la petite stature de Renaud Camus, une faute ontologique ou plutôt, une erreur d'appréciation ontologique : celles et ceux qui lisent mal notre verbeux constamment mis en abyme par son humour paraît-il corrosif et son auto-dérision plus rare qu'une licorne à corne fluorescente saluent son courage qui, bien que le Maître du Petit Château se réfugie derrière les murs épais de sa modeste bâtisse, n'en est pas moins, paraît-il, appréciable par ces temps de chasse à cour idéologique (Renaud Camus faisant office de biche poursuivie par la meute des bien-pensants), et rangent ses lubies antiremplacistes et souchiennes du côté des propositions politiques, de l'action et, in fine, de l'être. Contresens total, bouleversant, lumineux : Renaud Camus comme manifestation bavarde de l'étant et même, nous disent nos heideggeriens approximatifs, de l'être, le fantôme du mage du Todtnauberg doit en rire à se tordre en roulant des yeux vers la pauvre dépouille de Paul Celan, si tant qu'on puisse imaginer rire le fantôme de Martin Heidegger et le voir se préoccuper d'un grand poète qu'il ne serait pas parvenu à annexer à son délire verbal.
C'est donc tout le contraire qui est la vérité puisque Renaud Camus appartient à l'orbe, ou plutôt la monotone ronde du langage vicié qui est un langage appauvri, dénaturé, dévalué, remplacé par le slogan et la harangue, la pseudo-analyse et la concaténation absurde. Renaud Camus, s'il est le guide ou, pour reprendre un terme cher à Heidegger que notre petit maître goûte tant, le berger de quelque chose, ne l'est que de ce qui n'est pas, non pas tant le non-être qu'un être lui-même dévalué, rabougri, remplacé, faussé, néantisé par le poids du mensonge, délesté de sa réelle présence sous l'action du venin du slogan, d'expressions toutes faites qui ne désignent rien de véritablement réel, ou alors une réalité phantasmée. Ainsi Renaud Camus, comme l'idiot au sens étymologique du terme, s'est-il échappé du réel et, lui qui n'a pourtant de cesse d'en appeler à un sursaut du pays réel, s'est-il enfermé dans un mauvais rêve qui l'agite toutes les fois où il ne pense pas à lui-même, ce qui fait, somme toute, qu'il est très modestement agité.

Renaud Camus, le croyant pas même esthétique

Il serait fastidieux de devoir relire les innombrables mentions, dans son Journal ou dans ses ouvrages, surtout les plus anciens, d'attaques contre le christianisme et ses représentants, notamment l'épouvantable, aux yeux de Renaud Camus bien sûr, Marcel Eck (4). Je m'amuse du fait que Renaud Camus flatte désormais, et j'emploie un terme volontairement neutre afin de ne point choquer nos blanches ouailles, des catholiques, bien souvent intégristes, qui ne le connaissent que par ses photographies extasiées d'églises ou de peintures religieuses, sa mention du danger incommensurable que constitue le Grand Remplacement pour la tranquillité votive desdites ouailles, coqs sans ergots et poules et dindes moins frigides qu'il n'y paraît à première vue, qui appelleraient les flics si le bon Jésus s'avisait de descendre de sa croix et leur demandait des comptes : toi, Pierre, Jean, Renaud, qu'as-tu fait de ton baptême ? Elles ignorent, grand bien leur fasse car la digestion de l'ouaille catholique est fragile, que Renaud Camus a écrit pis que pendre sur le christianisme, et qu'il incarne ce que nous pourrions appeler une modernité devenue folle, une outre-modernité en somme, subitement nostalgique, surtout depuis qu'il a perdu son éditeur principal, Fayard, de la civilisation judéo-chrétienne contre laquelle elle s'est pourtant construite. En termes plus clairs, Renaud Camus, devenu le plus intraitable défenseur d'une chrétienté ensouchée dans deux mille ans de racines spécifiquement françaises, a été, non pas l'un de ses plus féroces critiques car il n'a aucune arme intellectuelle en sa possession, pas même la plus petite once de férocité nietzschéenne, mais a contribué à l'affaiblir, comme tant d'autres de ses anciens amis dont il ne semble plus guère parler, allez savoir pour quelle opportuniste raison. Il est en somme tellement plus facile d'affirmer que c'est l'immigration de populations entières d'Afrique du Nord, ne partageant ni nos coutumes ni notre religion (pour peu que nous considérions que la France demeure catholique ou simplement chrétienne, ce qui est de moins en moins vrai), qui est ou serait la principale cause de la destruction de la France, alors que c'est justement lui, lui, en tant qu'apôtre de l'art dit contemporain, des petits jeux de déconstruction verbale, de l'incessante quête d'un plaisir purement narcissique, d'un solipsisme à toute épreuve, d'une étonnante forme de cécité envers toute forme de quête de sens, de verticalité, de spiritualité, alors que c'est donc lui, Renaud Camus, thuriféraire du progrès et du bonheur pour lui seul, les autres étant relégués derrière nos frontières et tous, si possible, devant se castrer ou renoncer à enfanter pour que la France ne croule pas sous le poids de générations de noceurs, alors que c'est lui, Renaud Camus qui, en tant que surgeon, représentant et ardent défenseur de telles idées, a contribué à affaiblir cette même civilisation française, par son badinage intarissable dont voici un extrait, une fois encore tiré des Nuits de l'âme : «Oh ! Ce Dieu n'est pas aimable ! Il pouvait tout nous demander, mais pas de l'aimer. Être aimé, d'ailleurs, de même qu'être admiré, ou respecté, c'est exactement ce qui ne peut pas se demander. Mais le demander en assortissant cette impérative requête des plus épouvantables menaces, au cas où nous n'obtempérerions pas, c'est le comble de l'absurdité. Tant pis, nous brûlerons à petit feu pour l'éternité, il n'y a pas moyen de faire autrement, si c'est ce qui nous est promis si nous n'aimions pas notre Créateur. Est-il bien notre Créateur, d'ailleurs ? Car s'il ne l'était pas, nous n'aurions guère de raisons de nous emporter contre lui... Aucune religion (monothéiste) a-t-elle jamais conçu cela : un Dieu qui ne serait pas créateur, un Dieu totalement innocent de la Création et de nous ? Un Dieu à côté ? Sacrilège pour sacrilège, je n'aime pas trop ma famille non plus.»
On s'en serait douté, et c'est d'ailleurs le même mépris, la même haine, qui explique, chez Renaud Camus et sans qu'il nous faille l'allonger sur un divan, cette haine du Père, sans lequel, pourtant, pardon de devoir rappeler de telles banalités, un fils n'est rien, la filiation n'est rien, la piété n'est rien, le continuité n'est rien, la tradition n'est rien. Le Démon a de ses ruses tout de même ! N'est-il ainsi pas infiniment drôle de voir que le ban et l'arrière-ban de l'extrême-droite française se pique d'intérêt pour les textes d'un homme qui, à la lettre, incarne justement tout ce contre quoi ils luttent, de l'individualisme le plus farouche à un strict contrôle malthusien des naissances, y compris celles de Français dits de souche ? Si nos crétins paraît-il patriotes disposaient d'un cerveau, je crois qu'ils partiraient d'un grand rire comme moi, toutes les fois que je lis les déclarations d'amour de Renaud Camus pour ces derniers rétiaires, lecteurs d'un seul piètre roman qu'ils dégainent comme un pistolet à bouchon, combattants pour rire censés sauver la France des hordes basanées qui menacent de la submerger, et qui ne sont pas fichus de tenir tête à une petite frappe de 13 ans lorsqu'ils la croisent.

Du nihilisme, encore, ou la Lettre de Jacobi à Fichte

Nul besoin de rappeler la Querelle dite de l'athéisme qui eut lieu en 1799, date à laquelle Friedrich Heinrich Jacobi, se réclamant de la non-philosophie, adressa une lettre aussi remarquable que fameuse à Fichte. Cette lettre devrait être enseignée, comme des pages entières de Hamann ou Kierkegaard d'ailleurs, s'il restait encore en France des universités formant de jeunes esprits à la philosophie, tant elle réduit drastiquement l'une des prétentions les plus hautes de la réflexion : l'exercice de la raison. Nous retrouvons ainsi l'influence de Hamann lorsque Jacobi moque Fichte : «Je poursuis donc, et tout d'abord, une fois encore, avec plus d'ardeur et de force, je vous proclame roi des Juifs de la raison spéculative et invite, avec forces menaces, ces gens au cou raide à vous reconnaître comme tel et à ne considérer le Baptiste de Königsberg», Kant lui-même bien sûr, «que comme votre précurseur. Le signe que vous avez donné est la réunion du matérialisme et de l'idéalisme en un seul être indivisible — un signe qui n'est pas sans quelque ressemblance avec celui que donna le prophète Jonas» (5). Il est difficile, dans cette lettre, de démêler la raillerie érudite et assassine d'une forme de véritable admiration de Jacobi pour Fichte, mais cette question ne nous intéresse pas, car nous sommes pressés de découvrir ce qui, dans ce texte remarquable je l'ai dit, touche le cas de Renaud Camus et, au-delà de sa petite personne, toute personne qui serait follement, ridiculement, fondamentalement, camusiennement narcissique, ce qui est, je le conçois, un pléonasme incontestable.
C'est le Moi qui intéresse Jacobi, comme «science en soi et, par là, principe de tous les objets de connaissance et moyen de les décomposer, pouvoir de les détruire et de les construire d'un point de vue uniquement scientifique. En tout et à partir de tout, l'esprit humain ne cherche jamais qu'à se retrouver lui-même, formant des concepts, luttant et résistant, s'arrachant sans cesse à l'existence conditionnée du moment, qui cherche en quelque sorte à l'engloutir, pour sauver son être-soi-même et être-en-soi-même et le prolonger librement par sa propre activité» (p. 52).
Tout doux mon bon Renaud, ne t'imagine pas que Jacobi exalte la puissance de l'esprit tout occupé à se poser comme objet de sa propre méditation, dans un tête-à-tête inexorable, pour autre chose, tu vas le voir, que la ridiculiser. Jacobi avance masqué, et n'affirme la puissance de l'esprit humain que pour en poser de radicales limites.
Ainsi, quelques lignes seulement après celles que je viens de citer, Jacobi se démarque très nettement de Fichte, déclarant : «Nous voulons donc tous deux, avec le même sérieux et le même empressement, que la science du savoir [...] parvienne à la perfection, à la seule différence que vous le voulez pour que le fondement de toute vérité apparaisse comme résidant dans la science du savoir, moi pour qu'il devienne manifeste que ce fondement, le vrai lui-même, existe nécessairement hors d'elle» (p. 53). En quelques mots, nous nous situons désormais aussi loin que possible du triste point où Renaud Camus, la main en visière sur son nombril, calfate méthodiquement son radeau en bouchons de liège, refusant obstinément de s'aventurer sur sa mare aux canards qu'il imagine plaisamment océan où toute crainte abonde, selon le mot de Clément Marot.
Courage Renaud, n'hésite donc pas à faire quelques brasses, laisse-toi griser par l'air du grand large, même dans ta mare aux canards impeccablement entretenue : va donc, file, hors du moi, Hormoi, aurait pu écrire un Maupassant inspiré, qui aurait voulu condamner Renaud Camus aux tourments les plus infernaux et le détourner de ce que nous pourrions appeler l'idéalisme camusien, qui dresse ses petites productions prétentieux et vaines «à partir du néant, vers le Néant, pour le Néant, dans le Néant» ou, comme le dit encore plus brutalement la langue allemande, «aus Nichts, zu Nichts, für Nichts, in Nichts» (p. 56). C'est à bon droit aussi que nous pourrions reprendre la métaphore filée du «bas tricoté» utilisée par Jacobi pour réduire à peau de chagrin les prétentions intellectuelles de Fichte, et par ce biais réduire à néant celles, tout de même moins affirmées, de Renaud Camus : «Je tricote sur mon bas des raies, des fleurs, un soleil, une lune, des étoiles, toutes les figures possibles, et reconnais que tout cela n'est rien qu'un produit de l'imagination productrice des doigts faisant la navette entre le Moi du fil et le Non-Moi de la trame métallique. Considérés du point de vue de la vérité, toutes ces figures et ce bas ne sont que le fil nu. Rien n'a passé en lui, ni de la trame métallique, ni des doigts. Lui, pur et seul, est tout cela, et il n'y a en tout cela rien que lui; il l'est entièrement, simplement avec les mouvements de réflexion sur la trame qu'il a poursuivis continuellement et qui ont fait de lui cet individu déterminé» (p. 58, l'auteur souligne).
En somme, ce passage, fin pastiche de la Doctrine de la science de Fichte, met en scène un bas tricoté censé indiquer le point de vue du philosophe qui s'imaginerait retrouver toute la richesse du monde représenté sur le bas. Grossière erreur, car l'univers entier (fleurs, soleil, lune et étoiles) inscrit sur ce bas n'est que le pur produit du mouvement d'aller et retour du fil, que nous pouvons assimiler au Moi, qui jamais n'est capable de se libérer de ce mouvement fallacieux, purement spéculaire, que produit la raison livrée à elle-même.
Jacobi fait appel à Psyché, héroïne d'Apulée et symbole de l'âme à la recherche de son idéal mais, pour les besoins de notre démonstration, c'est bien sûr Narcisse que nous allons convoquer : il sait maintenant, le bienheureux, que tout, en dehors de lui, est Néant, et qu'il n'est lui-même qu'un fantôme, «qui n'est pas même le fantôme de quelque chose, mais un fantôme EN SOI, un Néant réel, un Néant de la réalité» (p. 61, l'auteur souligne).
Il sait et pourtant il reste prisonnier de lui-même : cet emprisonnement spéculaire plus que spéculatif (s'il est vrai, selon Jacobi, que la spéculation réelle ne peut déboucher que sur autre chose qu'elle-même) n'est jamais un tourment pour le narcissique, mais son aliment, son moteur, son sang, son unique raison de vivre. Retirez à Renaud Camus la possibilité de se refléter et il se laissera dépérir aussi sûrement qu'un chien fidèle brusquement privé de son maître se laisse mourir sur sa tombe.
Or, selon Jacobi, le nihilisme n'est rien d'autre que cette incapacité, dont certains penseurs ont pourtant tiré leur gloire et même de véritables systèmes tournant à vide, de s'extraire de son misérable petits tas de secrets, avouables (dans un Journal ?) ou pas : «Aussi sûr que je possède une raison, je ne possède pas, avec cette raison humaine qui est mienne, la perfection de la vie, la plénitude du bien et du vrai; et aussi sûr qu'avec elle je ne possède pas cela ET LE SAIS, je SAIS qu'il y a un être supérieur, et je trouve en lui mon origine. C'est aussi la raison pour laquelle ma devise et celle de ma raison n'est pas : MOI, mais Plus que Moi ! Mieux que Moi ! — Un tout Autre» (p. 64). Autant dire que cet impératif catégorique ou bien, pour employer la belle expression de l'auteur, ce salto mortale qui sera ensuite popularisé par Kierkegaard parlant du saut de la foi, sont tout ce que Renaud Camus non seulement déteste mais ne peut admettre : arrachez-le de sa propre autosatisfaction, privez-le de son auto-contemplation sans cesse assurée de sa prodigue béatitude et, derechef, vous le tuez, le condamnez à l'enfer, aux autres, à l'Autre, à tout cela, c'est-à-dire l'univers entier, qui n'est pas lui.
La condition du dépassement peut sembler curieuse à celui qui n'est capable de professer rien de plus que la certitude d'une raison bassement triomphaliste : le cœur, cet étrange organe qui doit bien exister quelque part dans le corps impeccablement pileux de Renaud Camus, voire dans quelque recoin de sa conscience qui ne serait pas totalement rétive à l'idée de s'examiner sous l'unique catégorie détestée, celle du péché. Voici ce qu'écrit, de manière superbe, Jacobi sur le cœur, et qui, une fois de plus, nomme justement la tentative folle de Renaud Camus de se vouloir à sa propre origine, à savoir, un nihilisme : «or pour élever véritablement l'homme au-dessus de lui-même, il n'y a que son cœur, qui est le pouvoir proprement dit des idées, de celles qui ne sont pas vides. Ce cœur, la philosophie transcendantale ne doit pas me l'arracher de la poitrine et le remplacer par une tendance pure de la seule égoïté; je ne me laisse pas libérer de la dépendance de l'amour pour trouver mon bonheur uniquement par orgueil. Si l'objet suprême de ma réflexion et de mon intuition est mon pur et simple moi, nu et vide, avec son autonomie et sa liberté, maudite soit mon auto-intuition réfléchie, maudite la rationalité, maudite mon existence !» (pp. 67-8).
N'est-il pas curieux, et comique, bien sûr, que ce soit le même homme, Renaud Camus, qui dans ses Notes achriennes s'affirme résolument attaché «à un certain niveau, théorique, à la nécessaire mise en pièces du concept d'auteur, à l'ébranlement salutaire de son identité, de son unité», qui accomplisse aujourd'hui un grand retour en arrière en somme, donnant corps, mais ridiculement, en ne cessant de s'ausculter comme un hypocondriaque absolu, à la phrase suivant immédiatement celle que je viens de citer, où «l'impérieuse exigence d'une restauration de la figure de l'écrivain, de son prestige mythologique et de toutes ses propriétés» est avancée comme étant le «seul espoir de résistance des lettres» (op. cit., p. 218) ? Curieux antimoderne que Renaud Camus, antimoderne malgré lui finalement, comme son maître Roland Barthes selon Antoine Compagnon.
Ce serait le premier pas mais Jacobi, de façon implacable, en ajoute un second qui donne son sens véritable au premier, et qui semble résolument au-delà de la portée de Renaud Camus, non pas que cet homme serait mystérieusement né en étant privé du sens de tout ce qui le dépasse, mais parce que ce second pas (et le premier, d'ailleurs) signifierait que tout ce qu'il a écrit jusqu'à présent, ses milliers de pages, ses centaines de milliers de phrases, tout cela n'a pas plus de consistance que l'existence d'un moucheron. En somme, c'est lui-même que Renaud Camus a érigé comme Dieu ou, à tout le moins, comme idole votive, devant laquelle il n'est jamais difficile de se prosterner, qui exige un culte comme toute idole, mais un culte ne demandant aucun sacrifice, si ce n'est celui consistant à se quitter de vue quelques minutes par jour, afin de jouir plus profondément, sataniquement, de ses heureuses retrouvailles avec lui-même : «J'affirme donc que l'homme trouve Dieu parce qu'il ne peut se trouver lui-même qu'en Dieu; et il est lui-même pour soi insondable, parce que l'être de Dieu est nécessairement pour lui insondable. «Nécessairement» !, sans quoi il devrait résider en l'homme un pouvoir supra-divin, Dieu devrait pouvoir être inventé par l'homme. Dieu ne serait alors qu'une pensée du fini, un être imaginaire, et nullement l'être suprême, subsistant en soi seul, libre auteur de tous les autres êtres, le début et la fin. Il n'en est pas ainsi, et c'est pourquoi l'homme se perd lui-même dès qu'il répugne à se trouver en Dieu, son auteur, d'une façon inconcevable pour sa raison, dès qu'il veut se fonder en soi seul. Tout se dissout alors peu à peu pour lui en son propre néant. C'est le choix cependant qui s'offre à l'homme, l'unique : le néant ou un Dieu. S'il choisit le néant, il fait de soi un Dieu, ce qui revient à faire de Dieu un fantôme; car il est impossible, s'il n'existe pas de Dieu, que l'homme et tout ce qui l'entoure ne soit pas un simple fantôme» (p. 75).
Ces mots nous rappellent Fénelon écrivant dans ses Œuvres spirituelles : «Il n'y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n'avons pas d'autre Dieu que ce moi, dont j'ai tant parlé», ces mots annoncent aussi les analyses kierkegaardienne sur l'hermétisme démoniaque, que nous avons évoqué, ailleurs, à propos de Monsieur Ouine, ces mots anéantissent la plus petite ligne de Renaud Camus, idole du vide, petit rapporteur de sa propre vacuité narcissique.

J'accuse Renaud Camus, ou le mépris de Narcisse

Qu'est-ce que Renaud Camus ? Nous pouvons donc répondre qu'il est un nihiliste passif, un homme qui jamais n'agit, faute d'un principe supérieur capable de l'extraire du cloaque du soi-mêmisme dont il s'est fait le subtil analyste, sans doute parce que mieux que quiconque il sait ce que ce fort vilain terme recouvre : sa propre prétention, pour commencer. Nous pourrions ajouter, en continuant de suivre Nietzsche (dans son Prologue à Ainsi parlait Zarathoustra) lorsqu'il évoque le dernier homme, que Renaud Camus tente lui aussi d'inventer le bonheur, mais un bonheur non nocent, réduit à sa petite personne, un bonheur petit-bourgeois en somme : «Nous avons inventé le bonheur,» — disent les derniers hommes, et ils clignent de l’œil. Ils ont abandonné les contrées où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour un péché : on s'avance avec précaution. Bien fou celui qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes ! Un peu de poison de-ci de-là, cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu pour mourir agréablement. On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on a soin que la distraction ne fatigue pas. On ne devient plus ni pauvre ni riche, c'est trop pénible. Qui voudrait encore gouverner ? Qui voudrait obéir ? C'est trop pénible. [...] On est prudent et on sait tout ce qui est arrivé, de sorte que l'on n'en finit pas de se moquer : On se dispute encore, mais on se réconcilie bientôt, de peur de se gâter l'estomac. On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit, mais on révère la santé.»
Qu'est-ce que Renaud Camus, encore ? Un menteur. Que l'on s'entende bien sur ce terme. Je ne prétends pas que Renaud Camus écrit ce qu'il écrit en sachant pertinemment qu'il ment, car ce serait, bêtement, supposer qu'il est, en plus d'un menteur, un imbécile. Le mensonge de Renaud Camus est plus profond, doit être cherché au dernier recès de son être, comme l'est celui de Cénabre, le prêtre qui a perdu la foi. Renaud Camus est un être tout entier enfoui sous et dans le mensonge, dont l'être même, comme le montre l'exemple du prêtre Cénabre, est imposture, ici réfugiée derrière les maigres remparts d'une innocence (ou in-nocence, c'est ici tout un) dont la postulation réelle, quoique niée par le principal intéressé, est bel et bien une posture ou une quête de la pureté perdue, et d'abord celle de ses amours homosexuelles. Un menteur qui ne cherche pas la vérité, mais se contente des vérités, comme tous les esthètes et ne pleurniche, à longueur de journée, que parce qu'il craint qu'on ne lui gâte ses multiples jouissances appariées à de tout aussi multiples vérités. Tout narcissique est un homme paradoxal, puisqu'il n'aime jamais tant cela qui le détourne de lui-même : lectures, peintures, théâtre, opéras, photographies, que sais-je encore, mais à seule condition que cet entraînement centrifuge soit immédiatement suivi d'un rapatriement centripète vers l'unique havre de paix : soi-même (même pas) comme un autre, pour parodier un titre célèbre, soi-même pleinement occupé, comme une vache, dans la double mastication de son plaisir et de son plaisir mis à distance, donc fugitivement, fallacieusement, délicieusement perdu et qu'il s'agit de très vite reconquérir. Narcisse ne jouit que de se donner l'illusion qu'il n'est plus entièrement maître de lui-même, l'espace de quelques minutes, et il n'est jamais plus heureux, repu, que lorsque, après une brève embardée qui l'aura mené jusqu'au limes de son territoire, voire un tout petit peu au-delà, ô frisson de l'inconnu, il rentre dare-dare surveiller son feu de cheminée où il fait dorer ses plus délectables pensées, au foyer de sa conscience souverainement châtelaine.
Ainsi Renaud Camus est-il l'homme par excellence sur lequel la vérité glisse, car la vérité est quelque chose de ferme qui, écrit superbement Pierre Boutang dans sa Politique considérée comme souci (Les Provinciales, 2014, p. 12; réédition d'un ouvrage paru chez Jean Froissart en 1948) est «quelque chose de tel que, l'ayant connu une fois dans sa vie, il devienne inutile de le mettre en question, et de justifier le mépris de Calliclès pour les radoteurs de quarante ans qui retournent sans cesse à la source de l'être». Renaud Camus, l'homme qui n'aime pas la vérité, parce qu'il ne songe tout simplement pas à la chercher, pas plus qu'il ne semble s'aviser que le patriotisme véritable ou, pourquoi pas employer un vilain mot, le nationalisme, ne peut se séparer, toujours selon Pierre Boutang, du sentiment, reconnaissant, respectueux, d'être le fils d'un homme, ce qui implique que n'importe quel gamin qui ne serait capable de baragouiner, sur notre propre sol, que quelques mots de français vite et mal appris mais qui honoreraient son père serait mille fois plus Français, aurait mille fois plus de raisons de se prétendre Français que notre fanatique de l'in-nocence : «Bien loin que ce nationalisme fût une doctrine d'orgueil, il suspendait tous les bonheurs du monde à l'acte d'humilité initial, la reconnaissance d'une finitude originelle : je nais ici, et non ailleurs, fils d'une famille, héritier d'un nom» (op. cit., p. 19). Demandez donc à Renaud Camus, cet ardent nationaliste qui ne jure que par la doulce campagne de France, ce qu'il pense des pères en général et de son père en particulier.
Qu'est-ce que Renaud Camus ? Le premier des apatrides, le Juif errant par excellence, qui l'eût cru, lui qui se veut sans père, lui qui ne sera bien évidemment jamais père, lui qui semble n'avoir pas la plus petite once d'une conception ne serait-ce que symbolique de la paternité, par le biais de son œuvre bavarde et inutile, lui qui photographie et peint, assez nullement d'ailleurs, des Christs en Croix comme s'il s'agissait de spécimens de champignons intéressants qui pousseraient dans les sous-bois de Plieux.
Qu'est-ce que Renaud Camus ? Rien, un pur flottement, une absence d'être donnant l'illusion de sa plénitude par un incessant bavardage, sa maigreur ontologique se traduisant finalement par une grande difficulté de catégorisation politique de sa pseudo-pensée. Nous avons ainsi essayé naguère d'inscrire cette pseudo-pensée politique dans une tradition qu'il semble du reste parfaitement ignorer, puisque, selon le principe d'autarcie, Renaud Camus se suffit à lui-même. Il n'est pas un réactionnaire, tenant par toutes les fibres de son être à une modernité aussi creuse qu'une baudruche, creuse comme il est creux, à peine un conservateur, certainement pas un nazi ni même un fasciste. Un conservateur ? Non, car le monde entier pourrait disparaître sous ses yeux qu'il n'en serait qu'à peine contrarié, du moment qu'il aura pu sauver de l'universel naufrage sa bibliothèque et son potager. Un lepéniste peut-être ? Le terme est vague, certainement. Pour ce qui touche à la question de l'immigration de masse qui selon l'auteur menace de submerger la France, sans doute, oui, et je pense même que les propositions de Marine Le Pen, dans ce domaine, se caractérisent, aux yeux de notre Souchien intraitable, par leur dramatique aménité et déplorable manque de fermeté. Laissez Renaud Camus au pouvoir, donnez-lui les moyens de mener à bien sa politique loufoque et dangereuse, désormais plus dangereuse que loufoque, la plus stricte limitation des naissances, l'eugénisme sans doute, la castration chimique pourquoi pas, le raccompagnement, mais humaniste mon bon Monsieur, hors de nos frontières, d'autres mesures encore plus radicales mais nécessaires, selon les affres de la realpolitik, un sain cordon de confinement autour du dernier carré de Sang-Pur (Pure-Blood), seront immanquablement mis en place, pour le plus grand bien du Châtelain comme Satan selon Baudelaire enfermé dans le cachot d'un éternel tête-à-tête et de ses quelques bouffons tout pressés de l'amuser.
Extrémiste par certaines de ses propositions (sur la natalité, la question des flux migratoires, etc.), Renaud Camus est étonnamment timoré par d'autres, à tel point qu'il nous semble parfaitement pouvoir être considéré comme un modéré, l'homme creux par excellence, tel que l'analysa, aussi magistralement que méchamment, Abel Bonnard dans son magnifique pamphlet (6) : «[...] ils voudraient qu'un grand changement fût fait, et ils défendent qu'on hasarde même d'en faire un petit; ils voudraient qu'on arrangeât tout, sans déranger rien; leur inerte et défaillant amour de l'ordre finit par exiger seulement qu'on respecte le désordre établi : il faudrait, pour les contenter, bâtir durant leur sommeil un palais qu'ils trouveraient achevé en rouvrant les yeux, mais ces fééries n'ont pas lieu dans la politique» (p. 102). Avouons que de telles phrases, appliquées au cas de notre châtelain modéré, lui vont à merveille, et que dire de cet autre passage : «Derrière les radicaux, il y a une sauvagerie qui monte; derrière les modérés, il n'y a qu'une civilisation qui meurt. Il y a tout ce qui chante encore, dans notre pays, mais ne parle plus, les cathédrales debout, les façades de ces vieux hôtels d'où semble découler une aménité inépuisable, les derniers restes d'une vie libérale, d'un monde de paix. Quoiqu'ils soient en fait les moins poétiques des hommes, la poétique d'un grand passé joue encore en eux par moments, comme les reflets du soleil dans l'inanité d'une vitre» (pp. 103-4). Ajoutons pour conclure ce bref rapprochement un troisième extrait du livre de Bonnard, que Renaud Camus, ce parfait modéré (dans sa délicatesse, son amabilité, sa joie, sa haine, son mépris, sa colère, sentiments modérément exercés) doit lire de toute urgence : «Ils n'ambitionnent pas d'agir, mais de parader. Ils ne désirent pas l'autorité, où un homme marque sa puissance, mais l'importance, qui peut très bien n'être qu'une dilatation de la nullité. Ils ne sont nullement avides de commander, ils ne sauraient pas comment faire; mais s'asseoir dans le fauteuil d'où l'on commande, signer ce qu'on leur impose sur le bureau où de grands ministres ont signé ce qu'ils ont voulu, avoir les respects des fonctionnaires, les courbettes des huissiers, voilà ce qui enchante ces vieux enfants» (p. 105).

Notes
(1) À l'origine sous sa version anglaise, Bourdieu upside down, conférence prononcée en anglais par l’auteur dans le Playfair Library Hall de l’université d’Édimbourg, le 13 avril 2012, au cours d’une soirée d’échanges avec l’essayiste anglais Roger Scruton. Ce texte, remanié, a été recueilli dans Les Inhéritiers.
(2) Michèle Cohen-Halimi et Jean-Pierre Faye, L'histoire cachée du nihilisme. Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche (Éditions La Fabrique, 2008). Le jargon est plutôt le fait de la contributrice de cet ouvrage, tandis que la répétition ou déclinaison du même motif serait davantage celui du contributeur.
(3) Ainsi que la violente charge du second contre Heidegger et certains de ses épigones français, comme le sollersien ridicule Gérard Guest, évoqué par deux fois dans la Zone, ici et , sous la plume de Jean-Yves Tartrais.
(4) «Je suis passé moi aussi, quelques années plus tard, sur le divan de Marcel Eck. J'en garde moi aussi un souvenir épouvantable. [...] Le ton de Duvert n'est qu'à lui, je serais bien incapable de l'imiter, et de sa violence. Mais la longue note que j'ai citée réveille comme il convient mon indignation. Duvert a mille fois raison : c'est bien à une espèce de tortionnaire moral, sadique, profondément malhonnête, que la bourgeoisie catholique livrait en toute bonne conscience, «pour leur bien», ses enfants, à cette époque-là. Et peut-être en va-t-il encore ainsi aujourd'hui. je ne sais si l'horrible docteur Eck est encore en activité ou non, mais certainement il a ses émules, ses disciples, ses continuateurs et ses rivaux. Et l'on ne dénoncera jamais trop l'assassinat psychologique que perpétuent ces gens-là sur des adolescents qui n'ont pas tous la force de résistance de Duvert. [...] Nous eûmes tôt fait d'atteindre une impasse. J'en arrivai à déclarer tout net au docteur que mon homosexualité ne me posait aucun problème, mais seulement à ma famille, et ma famille à moi, et qu'en conséquence ce n'était pas moi qu'il fallait analyser. [...] Eck ne m'avait pas acculé au suicide, moi, mais du «cas» il y avait encore du malheur à tirer, et le malheur, pour ce parfait chrétien, c'était toujours bon à prendre», in Notes achriennes (Hachette / P.O.L, 1982), pp. 55-7.
(5) Jacobi, Lettre sur le nihilisme, présentation, traduction et notes par Ives Radrizzani (Flammarion, coll. GF, 2009), p. 49.
(6) Le drame du présent. Les Modérés (Grasset, 1936). J'ai évoqué ce livre magnifique dans une longue note.

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