Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Le naturel littéraire selon Paul Auster, par Gregory Mion | Page d'accueil | L'Apprenti sorcier de Hanns Heinz Ewers »

22/05/2014

Ernest Hello ou l'urgence de la Parole

Photographie (détail) de C. M.

Les Éditions du Sandre ont publié quatre ouvrages d'Ernest Hello.

Christophe Macquet.JPGQuelle peut bien être, de nos jours, la place d'un écrivain tel qu'Ernest Hello ? Il n'en a aucune, absolument aucune. À peine quelques lignes dans la récente Histoire chrétienne de la littérature, pourtant conséquente, aux côtés de noms eux aussi oubliés – bien heureusement oubliés ! – tels que Gratry, Pontmartin ou Genoude. Je renvoie mon lecteur à l'inimitable chapitre douzième d'À rebours de Huysmans s'il désire faire revivre un instant le fantôme de ces hongres littéraires qui sans doute, à leur époque, jouirent d’une autorité ombrageuse auprès de cagotes pelotonnées dans les recoins des sacristies. Pas de quoi, d'ailleurs, nous étonner de pareille disparition. Encore moins nous affliger de cette éclipse involontaire. Nos universitaires érudits ne se sont-ils pas ainsi parfaitement accommodés de n’avoir pas même consacré une ligne à l’un des écrivains les plus profonds du siècle passé, Paul Gadenne, véritable génie méconnu (l’expression, plus que galvaudée, conserve néanmoins ici toute sa puissance) torturé toute sa vie, comme Kierkegaard le fut, par la finalité mystérieuse d’une présence secrète au plus profond des ténèbres, de l’absence ?
Pour l’auteur du superbe Vent noir, qui fut rapproché par Albert Béguin de la fulgurance romanesque d’un Georges Bernanos, le silence, donc, si je puis dire, est entendu, l’affaire réglée : nos critiques, encore plus qu’un public de lecteurs qu’ils abreuvent d’inepties, sont parfaitement hostiles à cet écrivain qui, naïvement, avouait qu’il ne pouvait borner son regard à l’horizon terrestre. Mais Hello, sombre parmi les sombres, méconnu parmi les méconnus certes mais qui eut toutefois l’insigne malchance d’être lu de son temps par une pléthore caquetante de bas-bleus ?
Ernest Hello est mort dans le tombeau que les catholiques lui ont obligeamment creusé. Il a plongé la tête la première dans le caveau mollement capitonné où son corps bizarrement contrefait s'est desséché, comme une momie, dans le trou somptuaire qui garde ses rêves stériles et poussiéreux, oublie pour l'éternité que jadis elle fut un être vivant, un homme, autre chose qu'un petit tas de chair saponifiée qui s'effrite désormais sous la lumière avare de ces lieux. Maintenant, ne restent plus, auprès de la dépouille fripée, que quelques cafards qui huilent les parterres des catacombes, commençant à s'attaquer, après la dépouille de Joseph de Maistre qu'ils ont infestée de leurs œufs innombrables, à celles de Bloy et de Bernanos – qui peut dire combien de temps ces deux indéfectibles résisteront aux patients insectes ? Ceux-ci, on le sait, à la différence de leurs lointains cousins rongeurs, sont d'une fidélité exemplaire, car ils ne quittent jamais le bateau qui fait eau de toutes parts, tentant au contraire, en s’agglutinant, d’en colmater les brèches, le protégeant contre le souffle puissant de l'océan, son mugissement gonflé d'une vie violente et passionnée. Pourtant, Ernest Hello, qui se voulut un Croisé et qui le fut réellement, même s'il ne sut pas toujours se préserver d'un ridicule sur la matière duquel Patrick Kéchichian a fait laborieusement germer son saule-pleureur, mérite bien plus que l'oubli railleur ou l'onction de fesse-mathieu dans lesquels on baigne sa fureur de prophète, pour l'oindre des aromates des vieilles filles au demeurant fort épicées. Redonnons-lui, l'espace et le temps de quelques pages, droit de parole. Laissons le doux et silencieux Hello parler enfin pour que, peut-être, puisse être (re-)découverte par une âme libre, la pauvreté lumineuse de cet écrivain pas même méconnu mais simplement oublié.

«Plus de mots.»
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer.


Qu'est-ce qu'il veut, celui qui, «sans espoir d'aucune espèce de compensation», plongé dans le trou bouillant d'Aden, «cratère de volcan éteint» au fond duquel «les peaux ruissellent, les estomacs s'aigrissent et les cervelles se troublent», avoue «qu'on vit et décède tout autrement qu'on ne le voudrait jamais», l'affreuse banalité de la complainte ajoutant sa peau morte d'ennui au pourrissement général déjà passablement avancé ? Qu'est-ce qu'il veut, l'ancien poète qui, se souvenant bien, comme s'il s'agissait d'une bâtarde nostalgie dont il faudrait à tout prix arracher l'herbe mauvaise, éradiquer la fierté et jusqu'au souvenir délictueux, confessait naïvement que jadis sa «vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs», maintenant que, les affaires devenant de plus en plus mesquines, «tellement mesquines» à vrai dire que le temps s’enfle pour Rimbaud comme le songe creux d'une richesse bourgeoise et claquante dans la cervelle du dormeur fiévreux, que veut-il donc à présent que ses yeux, comme deux trous blancs fixant la nuit étoilée de l'Afrique, y découvrent le halo laiteux annonciateur de la déconfiture prochaine et sans appel ? Oui, que veut-il donc, l'impeccable poète qui réussit, à chaque nouvelle lecture de son œuvre fulgurante, le prodige de faire resurgir de nos profondeurs jamais définitivement enfouies l'enfant qui sommeille en chacun de nous ? Cet homme véritablement nietzschéen, sans nostalgie ni regret d’aucune sorte, plus vierge de principes moraux que ne le serait un Ménalque pourtant sevré de nourritures platement terrestres, que veut-il donc, lui, ce poète génial qui fut à peine un enfant lorsque, encore adolescent, sa précocité étonnait ses professeurs et qui, devenu homme et plus qu’homme, poète, redevint cet enfant têtu et hargneux qu'il ne cessa jamais d'être et de faire parader, enfiévré par l'heure du départ qui toujours le trouva dans la disposition à la fois étonnée et joyeuse du jeune homme désireux de quitter le lieu où ses meilleurs souvenirs resteront à jamais enchâssés et pourtant raillés, abolis oserait-on dire ?
Nous sommes en 1885, et Rimbaud, c'est peu dire, ne veut absolument rien, lui qui a tout désiré d'une faim de monstre, qui a dévoré la folie, l'amour, l'âme, la vigueur et l'éclat, l'exploit et la déchéance, le repos ivre et la vision étincelante, évanouie aussitôt que donnée, avec l'insouciance inconcevable de l'ogre que personne ne peut voir ni déranger : du repaire maudit du Minotaure, nul n'approche comme le savait José Bergamín, autre savant, cette fois basque, des enluminures ou illuminations surécrites. Rimbaud ne veut ni ne souhaite rien. Il ne veut désirer rien du tout, et ce désir farouche est déjà une volonté tragique qui raidit ses membres. En tout cas, il ne désire certainement pas ce que nos belles âmes contemporaines veulent à tout prix trouver dans la carcasse de cet homme extraordinaire, allant même jusqu’à remplir de force cette dernière sans que l'on s'en aperçoive, justement pour donner un peu de consistance à cette enveloppe creuse depuis longtemps, maintenant vide, vide et claquante au vent, suprême paradoxe qui s’amuse de notre science.
Car c'est un grand mystère que Rimbaud, sans doute celui qui, plus en avant que Baudelaire, a révélé au monde de nouvelles terres poétiques dont l'exploration commence à peine, qui a partiellement délivré de leurs propres visions Trakl, Char ou Bonnefoy, Larronde ou Claudel, c'est un inconcevable et mesquin mystère, un tour de charlatan que Rimbaud, parlant plus que voyant, et parlant, cela est inouï, jusqu'au dégoût de la parole, n'ait absolument rien à dire, parce qu'il ne veut ni ne désire rien, et que, très probablement, ce qu'il a un jour voulu dire n'évoquant plus rien à ses yeux que des fariboles d'adolescent, des opérations de mage insonore, bref des «rinçures», à présent qu'il trime comme une brute sous le soleil banal, il a choisi de le taire et de ne plus le dire, et même, de ne même plus dire et se lamenter qu'il n'avait plus rien à dire ni qu'il n'avait, très probablement, jamais eu rien à dire.
De sorte que le mystère de Rimbaud, le mystère Rimbaud, comme le disent nos critiques qui se pâment en croyant ouvrir le dernier sceau de l’Apocalypse, n'est sans doute pas autre chose qu'un misérable petit secret peu digne de considération. Nous continuons pourtant de vivre, comme de modernes et décadentes orchidées, fleurs de l'ennui compliquées et rutilantes, nous continuons de prospérer follement sur le lisier de cette prodigieuse affaire qui n'est même pas une histoire mais bien la réalité fausse et le simulacre qu'en se retirant, l'abolition pure et simple de l'histoire invraisemblable de ce qui n’est évidemment qu’un échec, a laissé en maigre partage à celui qui allait devenir le plus grand de nos poètes : une dépouille donc, une défroque bavarde et loquace dont nous guettons, comme s'il s'agissait du dégorgement funeste de l'augure, le plus insignifiant des balbutiements, quelques rutabagas aigres sur lesquels nous plantons nos crocs comme des chacals affamés, quelques vieux os de seiche polis et cassants comme des silex sur lesquels nous polissons sans relâche nos théories déconstructrices.
Quoi donc ? Rimbaud à bout de souffle et de rouleau, ne voulant plus rien, est-ce bien vrai ? Alors Rimbaud, comme un de ces capitaines en rade magnifiquement peints par Stevenson ou Conrad, une de ces épaves chères à Lowry qui, regrettant le temps magique où il se dressait à la proue de son bateau ivre fonçant dans l'azur, conjurerait le sort par une giclée de tripes sur le zinc du mastroquet ? N’allons pas trop vite en besogne tout de même car, oui, il veut encore quelque chose, cet homme affectueusement chaussé de semelles de vent, réellement aussi léger que l'air et inconsistant, mais on trouvera sans doute que c'est peu, et par-dessus le marché bien médiocre pour nos âmes de bruyants agioteurs éprises de grandeur sauvage : l'estime de Pierre Bardey, qui l'exploite et le raille et qu'il quittera après une scène qu'on se plaît à imaginer, dans la chaleur intolérable et dégoulinante dont Céline se servira pour poisser les aventures les plus désolantes de son triste Bardamu, aussi insipidement décolorée que l'autre, la grande, celle qui fut jouée avec son amant dix ans plus tôt, et qui fut, elle, inévitablement animée, théâtrale, guignolesque, poétique, en somme tout aussi ridicule, scène outrancière qui vit Rimbaud monnayant peut-être, allant même jusqu'à monnayer et marchander le paquet inestimable contenant le manuscrit des Illuminations, comme s'il s'agissait d'une vieille peau dont il faudrait à tout prix se débarrasser, voilà ce qu'il veut, rien d'autre que la considération dont jouit Monsieur Prudhomme ayant fait fortune au bled. J’entends sans mal la déploration de nos vierges universitaires : «Mais que peut bien être, ô dieux ironiques !, l'estime rendue par Pierre Bardey au plus grand de nos poètes ?» Que peut-elle bien être et représenter en effet ? Mais voyons, la consécration des efforts de Rimbaud, cette estime n’étant pas moins espérée que celle que chacun nous attendons de notre patron, que nous quêtons avec mille délices et courbettes de notre volonté, après tout beaucoup plus souple que l'échine du roseau, cela est tout simplement inappréciable !
Peu importe d'ailleurs, car bientôt, estime marchande ou pas, l'appel des armes va sonner pour ce missionnaire sans Dieu comme elle sonnera, d’une façon plus sérieuse sans doute, pour Psichari, qui se fera fort de ne pas oublier dans son barda le sextant racoleur qu'utilisent tous les convertis – dont la particularité est qu'il pointe sur l'astre de leur nombril, nadir de vanité plus que zénith d'humilité, ainsi que Claudel nous l'enseigne. Mais Rimbaud lui, pitoyable vivandier, le plus grand des poètes français c'est certain, et justement parce qu'il est le plus grand, ne paraphe rien d'autre qu'un contrat juteux – tout du moins, il le croit tel, mais bien sûr l'avenir l'enseignera cruellement – avec Pierre Labatut, pour l'expédition au Choa et la vente d'armes au roi Ménélik, ennemi de l'empereur Jean, lui-même ami des Anglais, ennemis légendaires, tout le monde sait cela, des Français. Rien, décidément, vraiment rien de bas et d'abject, rien d'une bassesse commerçante et rampante, aucune platitude fiduciaire, aucune veulerie ni gabegie vermineuse, aucune sifflante âpreté au gain (tout comme ces clichés touristiques pour lesquels la vie du poète sera polychromée et platement saucissonnée), aucune avarice chafouine ne sera donc épargnée à celui qui caressa jadis l'espoir fou de se faire voyant – et y réussit sans doute, mais la poésie n'est pas affaire de réussite, car les cartes en sont cornées –, aucune imbécillité pateline à celui qui, inventant avant Paul Celan une langue au nord du futur, convertissant un autre Paul sur son chemin de Damas tout défoncé de nids-de-poule esthétiques, désossait pour s'en échapper la vieille Europe aux parapets rognés, sa fringale maudite préfigurant et comme appelant d'autres chiens au festin, qui parviendront bien, eux, à dévorer les derniers lambeaux et peler jusqu'à leur pulpe blanche les os fatigués du colossal squelette, vraiment rien, ni la platitude, ni l'ennui, ni l'intérêt, ni le désintérêt, ni le dégoût, pas même la certitude d'avoir échoué, cette rôtissure plus accablante que le feu de soleils blancs, cuisant et recuisant l'échec, pas même cela, ce vieux renvoi du minable Kurtz, frère creux de Rimbaud, comme un hoquet de stupéfaction résignée devant la faillite de leur entreprise, leur ardeur invincible à s'enfoncer désormais dans la déroute.

La version complète de ce texte a été publiée dans La Littérature à contre-nuit (Sulliver, 2007).