Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Ce goût immodéré pour l'hermétisme : parabole d'une lecture bien faite | Page d'accueil | Chris Foss ou l'éveil insoupçonnable »

25/01/2005

Fulgurance et fragment

Crédits photographiques : Juan Asensio

«Les platitudes d’un Locke ne justifient en rien l’écriture obscure de Hamann.»
T. W. Adorno, Minima Moralia

«Ici, nous vivons de miettes. Nos pensées ne sont que des fragments. Et on peut même dire que notre savoir n'est qu'un patchwork. Avec l'aide de Dieu, je pense donc former les présentes pages en un panier dans lequel je souhaite rassembler les fruits de mes lectures et de mes réflexions sous forme de pensées éparses et en désordre.»
J. G. Hamann, Aesthetica in nuce


J’écrivais tout récemment éprouver une passion sans bornes pour les œuvres fragmentaires, tout le contraire, je tiens à le préciser par avance, d’œuvres qui seraient inabouties ou bâclées, tant me fascinent les fulgurances que ce type d’écriture, plus qu’une autre je crois, est propre à laisser se manifester et déchirer l’insignifiance ou le sommeil dogmatique dans lequel chacun d’entre nous finit par s’endormir.
D’où mon goût pour les écrits tranchants comme des lames d’un Dominique Autié, ces textes repliés sur eux-mêmes, dont la concentration stylistique est l’inverse même des perspectives qu’ils ouvrent. Le style fragmentaire est autiste mais son paradoxe est une ouverture disproportionnée au Livre de la nature. Le fragment, Borges le savait, est un aleph.
D’une certaine façon, le fragment réveille la langue, comme l’illustra le génie polémique de Karl Kraus.
Lisant Bergamín, Gómez Dávila, Simone Weil, parfois Thibon ou certains des plus énigmatiques distiques d’Angelus Silesius, l’esprit est comme saisi par la violence de l’éclair qui révèle les grands pans de noirceur qu’il déchire et, ce faisant, dévoile quelque peu ce qui nous demeurerait autrement caché, voilé, englué dans le magma de la langue. Annoncé par une espèce de fourmillement nerveux de la nature tout entière, l’éclair qui l’illumine brièvement ne vit qu’un instant bien trop court pour que nous puissions l’enfermer dans une cage quelconque : son rôle est de nous surprendre, de nous effrayer puis, dans le même infinitésimal moment, de nous aveugler alors même qu’il a disparu du ciel.
Intuitivement, sans même me replonger dans de vieilles lectures, je mettrais ainsi en rapport les fragments concernant le langage rédigés par Novalis (Le monde doit être romantisé, aux éditions Allia, à compléter par la lecture du tome 2 de ses œuvres philosophiques, bellement intitulé Semences) avec quelques-uns des plus mystérieux écrits de Hamann (recueillis par exemple dans Aesthetica in nuce, Vrin, coll. Essais d'art et de philosophie, 2001), avec quelques-unes aussi des intuitions de Wittgenstein dans ses Remarques mêlées.
Ainsi de ces deux courts textes – le premier d’ailleurs a été raturé par Novalis – extraits des Fragments logologiques où il est écrit que : «Chaque mot est une incantation. Celui qui appelle l’esprit – le fait apparaître» puis de celui-ci «De même que les vêtements des saints conservent encore des forces miraculeuses, de nombreux mots sont sanctifiés par n’importe quel souvenir merveilleux et sont devenus un poème presque à eux seuls» qui me font me souvenir (avant même de consulter mes dédales de notes électroniques) de passages entiers rédigés par celui qui fut le maître de Kierkegaard, Hamann, l’un des plus purs logocrates : «Mais comment pouvons-nous réveiller d'entre les morts la langue disparue de la Nature ? » Et Hamann de répondre : « Par des pèlerinages en Arabie Heureuse, par des croisades en Orient, par la restauration de sa magie, dont nous voulons nous emparer à l'aide de vieilles ruses de femmes, parce qu'elles sont les meilleures». Cet autre texte encore, extrait d’Une physique pour enfants, qu’un Borges paraît ne pas avoir ignoré et duquel sont nés bien de ces auteurs obscurs (ou célèbres comme le fut Gershom Scholem) qui ont sans aucun doute longuement médité les intuitions de Hamann sur une origine divine du langage : «La Nature est un livre, une lettre, une fable […] ou tout autre terme dont vous voudrez la nommer. En supposant que nous y connaissions toutes les lettres aussi bien que possible, nous pouvons épeler et prononcer tous les mots, nous connaissons même la langue dans laquelle c'est écrit. – Mais tout ceci est-il bien suffisant pour comprendre un livre et porter un jugement sur lui, pour en faire une caractérisation ou un résumé. Il faut plus que de la physique pour interpréter la Nature. La physique n'est rien que l'alphabet. La Nature est une équation de grandeur inconnue; un mot hébreu qui est écrit avec de simples lettres, auxquelles l'entendement doit rajouter les points.»
Il s’agit bien, pour ces auteurs, comme l’écrit Novalis et au risque de choquer les professionnels de la pensée qui ne verront là qu’habiles rodomontades ayant germé dans l’esprit malade de quelque pauvre littéraire, de philosopher, ce qui veut dire, stricto sensu, «déphlégmatiser – vivifier [puisque, dans] la recherche sur la philosophie, on a jusqu’à présent commencé par tuer la philosophie, puis on l’a disséquée et décomposée. On croyait que les composantes du Caput mortuum étaient celles de la philosophie.» Or, non nous dit Novalis, il n’en est rien bien sûr, le vrai corps, indissociable de la vérité que recherchait Rimbaud, est à découvrir, à inventer. Mais vous-mêmes mes lecteurs, n’avez-vous pas vu que la Zone était une morgue remplie de corps inertes desquels, parfois, comme des cadavres que humait jusqu’à l’évanouissement Gottfried Benn, s’élançait vers le ciel une fleur maladive ? N’avez-vous pas compris que je ne fais rien d’autre, ici, sur cette table froide et métallique de médecin légiste, que disséquer des cadavres puisque nos modernes journalistes, que la vue d’une charogne fait se boucher le nez ou se pâmer d’aise si celui-ci peut leur procurer la Une, sont bien incapables de comprendre que la matière sur laquelle ils bavardent n’est rien d’autre que cela : Caput mortuum.
Mais, pour paraphraser Karl Kraus et conclure ce court billet par quelque trait d’optimisme railleur, je pourrais toutefois écrire : «J'applique ma plume au cadavre français, parce que je crois toujours qu'il respire encore».

Pour combien de temps ?