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19/06/2013

Les Veilles de Bonaventura

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Photographie de Juan Asensio.

Dans sa longue et belle introduction aux Veilles de Bonaventura parue en 1804, Pierre Péju a parfaitement raison d'écrire que ce texte complexe affirme que «nous sommes condamnés à vivre en tissant notre existence de paroles autour d'un noyau de nuit et de néant» (1), même si la leçon de notre préfacier fait la part un peu trop belle aux marottes contemporaines (2) de la déconstruction cynique et de la mort de l'auteur voire celle de Dieu (3) lorsqu'il déclare : «Les Veilles sont ainsi un message moderne, sans auteur, météorite de mots et d'anecdotes d'une extrême densité, conçu pour fissurer le mur du sérieux, mais annonçant aussi, entre les lignes, que contre ce mur, on risque encore de s'écraser pendant longtemps» (p. 25).
Je me demande si la modernité de ce texte ne réside pas bien davantage dans une nostalgie secrète du divin, quitte à ce que celle-ci se grime sous les traits, en effet, de la bouffonnerie ou de la démence propres à une époque qui a perdu toute vitalité : «Dans les temps vacillants, on répugne à l'idée d'absolu et d'immanence; c'est pourquoi nous n'aimons plus ni la vraie plaisanterie, ni le vrai sérieux, ni la vraie vertu, ni la vraie méchanceté. L'esprit du temps est fait de pièces et de morceaux comme un manteau de bouffon, et le pire, c'est que le bouffon qui l'endosse voudrait être pris au sérieux» (Troisième veille, p. 104).
Puisque nous vivons dans un temps vacillant, nous voici désormais bien incapables de pouvoir distinguer le rêve de la veille, ce mélange des deux états constituant une des thématiques du livre de Bonaventura, le veilleur de nuit n'hésitant jamais à rappeler que son plus vif mépris est tout entier dirigé contre les actions commises en plein jour, les hommes ne présentant à ses yeux «quelque intérêt» que lorsqu'ils rêvent (Troisième veille, p. 101).
Puisque nous vivons dans un temps décadent – mais jugé décadent par rapport à quelle mythique aube entrevue en songe ? –, nous ne pouvons qu'aimer la demi-mesure, que vomit le veilleur de nuit dans cette longue tirade où il avoue vers quel type de spectacle va son goût extrémiste : «J'aborde toujours ce que recèle d'inconnu, d'extraordinaire, la vie d'un étranger, dans les mêmes sentiments que lorsque je suis devant le rideau qui va s'ouvrir sur la représentation d'une pièce de Shakespeare; et j'aime surtout que celle-ci, comme celle-là, soit une pièce tragique, de même qu'à part le vrai sérieux, seuls savent me plaire l'amusement tragique et des bouffons comme le fou du roi Lear; justement parce que ceux-là seuls sont vraiment effrontés et pratiquent la farce en gros sans rien ménager de la vie d'un homme. Par contre, ces petits plaisantins et braves auteurs de comédies, qui se cantonnent dans les histoires de famille sans oser, comme Aristophane, se moquer des dieux mêmes, ceux-là me répugnent cordialement, de même que ces âmes sensibles qui, au lieu d'anéantir la vie d'un homme, et de placer ainsi l'homme au-dessus de sa propre ruine, s'en tiennent à ses petites misères, et mettent un médecin auprès de leur supplicié, qui définit pour lui le juste degré de torture, afin que le pauvre bougre, quoiqu'assez mal en point, à la fin, puisse encore de justesse s'en tirer la vie sauve; comme si la vie était le bien suprême, et non pas plutôt l'homme, lequel dépasse de loin la vie, car elle n'est rien de plus que le premier acte et l'inferno dans la divina comedia, et l'homme ne fait que la traverser dans sa quête d'idéal» (Quatrième veille, pp. 126-7, les termes en italiques sont en français dans le texte).
L'art seul peut apporter une telle incandescence à la vie falote des grandes villes, leur «vie des lorgnettes», où les «grands sujets» ont été éloignés «à une telle distance que c'est à peine si on les distingue encore» (Septième veille, p. 195), les dieux et les héros devant s'accommoder «des dimensions modernes, faute de quoi ils devraient se rompre le cou sans merci !» (Neuvième veille, p. 225). L'art seul peut figurer la geste des grands hommes et héros (4) que Carlyle évoqua magnifiquement, quelque peu rehaussée tout de même par l'éclat ténébreux des nuits où glissent les ombres jamais avares de discours qu'il s'agira d'évoquer subtilement, au moyen de récits s'emboîtant les uns dans les autres, selon un procédé jamais mieux illustré que par le Manuscrit trouvé à Saragosse; l'art seul qui dissipe les apparences (5) parce qu'il est de mèche avec le monde de la nuit qui permet au veilleur de peindre sans flatter, car il peint dans la nuit, où il ne peut «utiliser les brillantes couleurs» et doit se «contenter d'alterner ombres et rehauts» (Septième veille, p. 179).
Car, veillant pendant que les autres dorment, le veilleur semble être le seul à pouvoir se moquer de l'idéologie du progrès (cf. Huitième veille, p. 199) tout comme il se moque de la vérité qu'il ne cesse de prétendre inatteignable puisque derrière le masque figure toujours un autre masque (cf. ibid., p. 211), vérité qu'il ne cesse pourtant de chercher, le néant triomphant toujours de tout, «la tête de mort [n'étant] jamais bien loin, sous la larve minaudière, et la vie [n'étant] que la robe à grelots que le Néant a revêtue pour en faire tinter les clochettes jusqu'à ce qu'il finisse par l'arracher d'un geste de colère et la rejeter de lui» (ibid., p. 210).
Le veilleur de nuit sait aussi que l'ordre d'en bas, fût-il le plus trivial, ne peut rien faire d'autre que reproduire l'image exacte de l'ordre d'en haut (6), et il n'hésite pas à prétendre que l'idéaliste se trompe tout autant que le matérialiste, le premier souffrant d'une «poitrine de verre», le second d'un «postérieur de verre, ce pourquoi il n'assied jamais son Moi» (Neuvième veille, p. 218).
L'ironie truculente du personnage, qui jamais ne renonce à céder la parole à d'autres intervenants, fasciné qu'il semble être par la figure de l'emboîtement et le théâtre dans le théâtre tel que l'a figuré Hamlet, constitue peut-être le fil de son histoire «qui court, secrètement caché[e], comme un mince ruisseau à travers les pièces dispersées par monts et par vaux» (Quatorzième veille, p. 281), et qui permet de souligner l'unique sujet qu'il importe, aux yeux de l'auteur, de traiter : notre rétrécissement depuis l'époque d'Adam, notre incapacité à être soulevés par l'enthousiasme (7) car, «Ô ami, quoi que fassent les modernes chirurgiens de l'art pour panser et raboutir, ils ne remettront pas sur pied les dieux outragés par l'offense du temps, comme ce torse qui gît là mutilé, condamnés à jamais à la retraite des soldats pensionnés comme emeriti. Jadis, quand ils étaient debout et possédaient encore leurs bras, leurs cuisses et leur tête, ils avaient à leurs pieds, prosternés dans la poussière, toute une grande race de héros; aujourd'hui c'est l'inverse, ils sont eux-mêmes à terre tandis que notre siècle éclairé dresse le front et que nous essayons de camper d'acceptables dieux» (Treizième veille, pp. 274-5).
Dans un monde où n'existent que des échos d'échos, «et jamais le son lui-même» (Dixième veille, p. 242), dans un monde qui a chassé le divin, à force d'avoir «tant regardé dans les cartes de Dieu par-dessus son épaule, qu'on ne croit plus aux miracles, de nos jours» (ibid., p. 239), dans un monde qui, quoi qu'il entreprenne, quels que soient les régimes politiques qu'il fasse tourner sous nos yeux, nous condamne de toute façon à la petitesse (8), Les Veilles de Bonaventura ne constituent assurément pas seulement, comme Pierre Péju le prétend, la représentation surjouée, diablement intelligente et ironique, d'un univers livré au reflet, à la parodie, à la copie et au simulacre, «non pas de quelque être plus substantiel, mais d'autres reflets, d'autres jeux d'ombres, d'autres apparences» (p. 9), mais peut-être un cri de désespoir face au néant dans lequel s'engouffrent, tout autant qu'elles paraissent l'avoir convoqué, les dernières lignes du livre, s'il est vrai que des «Titans renversés valent plus qu'une planète entière d'hypocrites qui escomptent l'accès au Panthéon pour un peu de morale et quelque branlante vertu !» (Seizième veille, p. 335) et que la dernière vérité de l'homme, c'est encore le spectacle de «tous ceux qui errent sur les tombes et sur la lave des milliers de strates de générations passées [qui] vagissent tous, affamés» (ibid., p. 333).

Notes
(1) Pierre Péju, Rondes de nuit, préface à Les Veilles de Bonaventura (traduction de Nicole Taubes, Éditions José Corti, coll. Romantique n°44, 1994), p. 23.
(2) «Les Veilles sont le grand miroir qu'une main anonyme déplace le long d'un chemin mangé par l'ombre, d'un chemin qui bifurque : le chemin de la modernité» (p. 34), Pierre Péju déclinant cette proposition tout au long de sa préface comme par exemple lorsqu'il écrit : «L'entrée dans la nuit moderne, l'obscurité comme prix de la lucidité, la disparition de tout modèle et la crise de l'imitation : Bonaventura ne parle que de cela, mais de façon parodique, humoristique, radicale et dérisoire» (pp. 40-1).
(3) «Les Veilles de Bonaventura sont, on l'a vu, la parodie d'une existence dans laquelle Dieu est devenu un silence, une incertitude, une hypothèse discutable, et dans laquelle les hommes sentent bien qu'ils participent à un théâtre de marionnettes, sans bien savoir s'ils en sont les montreurs, les spectateurs ou les pantins. Existence où retentit la parole de Personne...» (pp. 48-9).
(4) «Des hommes de cette trempe, s'ils déployaient leur stature, s'avéreraient corrosifs et fondraient sur le peuple comme un séisme ou un ouragan, arrachant à la planète une bonne part de ses entrailles et la réduisant en cendres. Mais ces fils d'Hénokh, généralement, sont à la bonne place, et les montagnes s'entassent sur eux comme sur les Titans, et ils ne peuvent que s'ébrouer sous elles en maugréant. Là-dessous peu à peu se carbonise leur substance combustible et ce n'est que rarement qu'ils parviennent à trouver un peu de souffle pour projeter vers le ciel le feu et la colère de leur volcan» (Septième veille, p. 183).
(5) «[...] le seul inconvénient, c'est que l'apparence elle-même n'apparaît jamais comme apparence; si bien que les marionnettes, loin de jamais soupçonner qu'on se moque d'elles et qu'on ne joue avec elles que pour passer le temps, s'imaginent être des personnages fort sérieux et fort importants» (Quatrième veille, p. 138).
(6) Selon un procédé d'enchâssement qui constitue l'une des thématiques évidentes de l'ensemble du livre : «L'humanité est organisée exactement à la façon d'un oignon, poussant une enveloppe après l'autre jusqu'à la plus petite, à l'intérieur de laquelle on trouve l'homme lui-même, tout minuscule. C'est ainsi qu'à l'intérieur du grand temple du ciel, dont la coupole héberge les mondes qui planent, mystiques hiéroglyphes, elle érige des temples plus petits aux coupoles plus petites avec des étoiles d'imitation, et dans ceux-ci, à nouveau, des chapelles et tabernacles de taille plus petite encore, et ainsi de suite jusqu'au Saint des Saints, qu'elle a enchâssé tout en miniature» (Neuvième veille, pp. 213-4, les termes en italiques sont en français dans le texte).
(7) Lequel n'a strictement rien à voir avec l'étonnante capacité de l'homme de se hisser dans les airs, «comme Munchhausen, grimpant à sa propre tresse», et qui finira bien par atteindre «ce ciel», rendant dès lors inutile le désir d'en posséder un autre (Douzième veille, p. 262).
(8) «Allez en France, l'ami, où les Constitutions changent avec la mode, vous pourrez là les enfiler l'une après l'autre, quittant une monarchie pour endosser une république, quitter celle-ci pour passer sur vous un régime despotique; vous y pourrez être grand et petit, successivement, pour à la fin vous retrouver de taille tout à fait commune, ce que l'humanité trouve toujours du plus d'intérêt» (Douzième veille, p. 263).