Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Dans les ténèbres de Léon Bloy | Page d'accueil | Tragédies en Alaska : Sukkwan Island et Désolations de David Vann, par Gregory Mion »

13/06/2013

L'état de la parole depuis Joseph de Maistre

Crédits photographiques : Guillermo Munoz de Alba (National Geographic Photo Contest).


2132877036.jpgJoseph Conrad dans la Zone.





«Si la parole humaine est, comme je le pense, le lieu essentiel de l'art et du sacré depuis que les églises se vident, s'effondrent, se vendent ou se ferment, quiconque défend le mot est de plein droit membre de l'assemblée.»
Pierre Boudot, Au commencement était le Verbe...


Sous-titré Quelques réflexions sur le langage et le Mal chez Maistre, Conrad et Robin, ce long texte (dont je ne donne que des extraits dépouillés de leurs notes), coupé artificiellement pour plus de commodité de lecture, a été recueilli dans ma Littérature à contre-nuit après avoir été publié dans le Dossier H consacré à Joseph de Maistre édité par L'Âge d'homme sous la direction de Philippe Barthelet. Après l'aval, c'est-à-dire l'évidente influence de Cœur des ténèbres de Joseph Conrad sur Le Transport de A. H. de George Steiner, voici l'amont, l'influence possible de l’œuvre la plus connue de Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg sur celle de Joseph Conrad.

L'eau contaminée du fleuve

Celui qui contemple le cours d'un fleuve, son puissant élancement vers l'inconnu, ne peut s'empêcher de penser, ou plutôt de laisser filer sa pensée, irrésistiblement attirée par les reflets argentés et mouvants, comme si ce spectacle, dont la perpétuelle nouveauté stupéfiait Héraclite l'Obscur, provoquait un ébranlement de tout son être, la levée d'une parole silencieuse et vagabonde qui est notre monologue intérieur, secret, silencieux, incessant. «Inévitablement, le fleuve me fit penser au temps»… Le fleuve bruissant, qui est le temps rempli de mots et de phrases, est tout d'abord le long et patient dialogue d'une parole qui nous appelle et nous commande de répondre, car celui qui contemple le fleuve et l'écoute désire mêler sa voix minuscule au prodigieux déferlement de sons vieux comme le monde, plus vieux que le monde, puisque la parole existait avant que le monde ne lui offre son arche de roc où résonner : le temps qui n'est pas gonflé de paroles n'est de toute façon absolument rien d'autre que l'improférable muetteté du néant. Ainsi, unis par le cours galvaudé de la métaphore, la parole et le fleuve entretiennent une subtile parenté puisque l'une et l'autre coulent depuis une source secrète qui est aussi, selon Pic de la Mirandole, une mer infinie «vers laquelle se dirigent tous les fleuves», non pour s'y perdre mais pour mêler leur bruyant enchevêtrement, leurs voix innombrables et chatoyantes à la voix unique qui gronde au-dessus des abîmes inconnus. Cette voix unique rassemble les voix dispersées, éparses, vagabondes. C'est la voix de Dieu qui insuffle élan et vitalité aux voix des hommes, leur permettant de se lancer à l'assaut de tous les obstacles, car la nature profonde des fleuves, la pente absolue de la parole, la volonté définitive de l'homme, est de toujours se frayer un passage en creusant, à travers les âges, l'assise autrement inébranlable de la roche, plongée dans le mutisme de la matière lourde.
Mais la parole comme la source est menacée, et la sécheresse n'est pas, tant s'en faut, le danger le plus grand qui en guette le frémissement infatigable. Nous sommes en effet à l'âge du monde où de nouvelles horreurs, monstrueuses, inouïes, sont montées du puits de noirceur afin de proférer les paroles glaciales de la Nuit. Nous sommes à cet âge de l'oubli où la parole s'est non seulement évaporée, mouillant ridiculement la terre craquelée qui épie la haute silhouette des idoles de pierre dont parle T. S. Eliot, mais encore à l'âge où, polluée et lourde du plomb du mensonge, elle a presque complètement contaminé les cœurs et les âmes de ces rares qui osent, dans le creux de leurs mains, contempler les reflets du liquide désormais huileux et nauséabond. Nous sommes à cet âge de vacarme insoutenable qui a beuglé sa rage dans les fours allemands, dans les marigots cambodgiens où des hommes et des femmes ont pourri, littéralement, pendant des semaines d'une agonie inimaginable. Nous sommes les nouveaux maîtres de la Mort qui, contrairement à la vision du poète Celan, ne s'est pas contentée de limiter son empire au Reich d'Hitler. Car nous voici désormais les garants d'un âge où la parole s'est embourbée, s'est envasée, charriant dans son cours infecté tout un tas d'ordures, de carcasses et de cadavres déformés aux chairs gonflées et pestilentes qui découvrent leur impudique lubricité sous le soleil jaune. J'ai oublié de dire que ces pourritures vagabondes n'étaient pas silencieuses et qu'elle désolaient les contrées dévastées qu'elles traversaient de leurs cris et de leurs aboiements horribles. Car jamais le Mal ne se tait. La parole est devenue fleuve de sang, ce long ruisseau plaintif qui gémit, dans l'un des plus étranges contes d'Edgar Poe, sous une lune vermeille, ce long fleuve sombre qui conduit Marlow, nous allons le voir, au plus profond de la jungle africaine, jusqu'à la source empoisonnée : l'intarissable Kurtz, maître et puisatier d'une parole dévoyée, polluée.
La littérature est l'un des réceptacles de cette parole, aussi puissante et gonflée qu'un fleuve, charriant un limon qu'elle dépose avec chaque nouvelle œuvre, chaque nouvelle ligne écrites. Comment ne le serait-elle pas d'ailleurs, puisqu'elle est fleuve, et même, selon Thomas Carlyle, «immense océan écumeux de paroles imprimées» ? Il était donc logique et, sans doute, inévitable, qu'elle soit mystérieusement contrainte, au siècle passé, d’évoquer ces figures ténébreuses – Kurtz, A. H., etc. –, condamnées à monologuer inlassablement avec les faces sordides qui hantent leurs cauchemars, déversant dans la nuit la monocorde rigole de leurs pitoyables récriminations. Il était donc logique et tout aussi inévitable que soit convoquée l'œuvre de Maistre, à l'influence profonde, quoique souterraine , quant à sa conception du langage, conception où je crois deviner la plus juste méditation sur l'origine de la déchéance de la parole à notre époque et, en germe, une description dramatique du langage vu comme un corps vivant à la merci du mensonge, de la corruption et, finalement, de la mort. Description encore qui nourrira la réflexion de nombre d'auteurs, que l'on songe au tonitruant Léon Bloy ou à son plus digne héritier littéraire, Georges Bernanos.
Je me dois d'ajouter, à ce sujet, une phrase d'explication : n'étant pas ce qu'il est convenu d'appeler un spécialiste de l'œuvre maistrienne, je ne puis me nourrir de sa réflexion sur le langage qu'en me laissant guider, dans cette brève étude, par le «flambeau de l'analogie» (I, 2, 10) chère à l'auteur. Mais de cela, je crois, nul lecteur éclairé ne peut me tenir rigueur.

Joseph Conrad lecteur de Joseph de Maistre ?

La trame de la parole trouée par le ver du mensonge, la parole salie que Turgot comparait à des pièces de monnaie, son destin n'est-il pas d'accompagner l'homme dans sa destitution primordiale ? Il serait en effet étrange de parier avec Maistre sur l'évidence ontologique du Péché originel sans pour autant penser que ce dernier n'a en rien modifié la nature profonde et invisible du langage qui, après tout, a donné, par la bouche d'Adam, nom à la Création, tombée avec son maître selon saint Paul. La parole doit donc s'aventurer, comme le fleuve qui serpente entre de hautes frondaisons impénétrables de ténèbres, dans les continents inexplorés qui recèlent en leur cœur le mystère d'iniquité, la source maléfique d'où le flot de la voix enjôleuse s'épanche insidieusement. Ainsi Marlow, le narrateur d'une des œuvres les plus fascinantes de Joseph Conrad, ne prend-il la parole que parce qu'il se trouve, avec certains de ses amis, sur une embarcation qui fait mouillage sur la Tamise, celle-ci reliant symboliquement le monde prospère et commerçant de l'Occident aux contrées dangereuses où la rapine et l'exploitation systématique des esclaves ont attiré les aventuriers de tout poil. Ainsi du Chevalier de B*** qui, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, interrompt le cours de la description de la Néva faite par le narrateur pour s'exclamer : «Je voudrais bien voir ici, sur cette même barque où nous sommes, un de ces hommes pervers nés pour le malheur de la société, un de ces monstres qui fatiguent la terre» (I, 1, 6). Pourquoi ce désir, cette violence sourde qui contraignent l'un et l'autre de ces personnages à évoquer une figure maléfique dont l'intrusion soudaine va troubler la paix de la nuit tombante ? Nous n'en savons rien, mais la brutalité, l'irrationalité d'une telle présence aussi brusquement surgie mime à n'en pas douter la déhiscence du Mal dans ce toujours-déjà-là incompréhensible dont parle Paul Ricœur. Dans l'œuvre de Maistre que nous étudions, dans celle de Conrad, la prise de parole paraît commandée par la nécessité, comme dans le remarquable Absalon, Absalon ! de William Faulkner, de dire le Mal, de remonter, moins métaphoriquement qu'ontologiquement et sans aucune assurance de découvrir une eau pure, à sa source empestée. Pour Maistre, le péché originel et la prévarication des premiers hommes, pour Conrad, la folie de Kurtz, devenu premier homme, c'est-à-dire sauvage parmi des hommes qui, étant eux-mêmes des sauvages, demeurent incompréhensibles au romancier et, pour Faulkner enfin, la volonté démiurgique de son noir héros, Sutpen. Dans tous les cas, le Mal, tapi dans le silence comme un fauve cherchant qui dévorer, bondit férocement dès que la parole, le discours du Chevalier de B*** et de Marlow, prend son essor, brise ce silence grouillant de choses informes. La parole s'élance comme le tigre, mais à ses flancs la bête hideuse est accrochée qui finira par tuer le fauve splendide…
À vrai dire, malgré le fait qu'elle n'a jamais été, à ma connaissance, relevée, je n'insisterai pas sur l'évidente similarité des ouvertures qui unit ces deux œuvres, Cœur des ténèbres et Les Soirées. Dans l'une comme dans l'autre, un narrateur décrit le paysage fluvial qui sert de décor crépusculaire à une conversation entre amis. Dans l'une comme dans l'autre encore, ce même décor représente symboliquement l'univers, l'incessante proximité de l'invisible ainsi que son irruption dans le visible qui est soulignée par la circulation des innombrables bateaux navigant sur les deux fleuves, source depuis laquelle, selon Conrad, l'homme occidental a essaimé aux quatre coins du monde : «Rêves des hommes, graines d'États, germes d'empires», écrit ainsi l'auteur de Nostromo. Dans l'une comme dans l'autre enfin, la proximité du Mal est mystérieusement signifiée par l'intrusion, dans la trame narrative, d'une parole (Marlow ou, nous l'avons vu, le Chevalier de B***) inquiète, désireuse de signifier ce qui ne peut que rester voilé, ce qui doit résister à la seule logique interprétative et faussement éclairante de la raison : le Mal, évidemment. Comme si ces troublantes similitudes ne suffisaient pas, j'ajoute que dans les deux œuvres, la présence en creux du Mal est signifiée par l'évocation, chez Maistre, «d'un de ces hommes pervers, d'un de ces monstres qui fatiguent la terre» et, chez Conrad, d'un colon romain aux prises avec l'absolue étrangeté d'une terre nouvelle, difficilement ravie aux hordes de Barbares qui, plusieurs siècles après les hauts faits de l'Empire, servira de point de départ aux expéditions hardies de l'Angleterre conquérante. Parlant des brusques changements qui se sont produits dans l'esprit du colon romain, Conrad écrit ces phrases significatives, qui serviront bien évidemment de miroir à l'aventure de Kurtz, homme possédé lui aussi par l'intelligence ténébreuse de l'inconnu : «Et il n'y a pas moyen non plus de s'initier à ces mystères-là. Il lui faut vivre au milieu de l'incompréhensible, ce qui est également détestable» .
D'une certaine façon qui n'est pas seulement métaphorique – ou alors, la métaphore n'est là que pour recouvrir une réalité qui dépasse la seule pertinence d'une analyse littéraire comparée –, je crois que Cœur des ténèbres décrit les conséquences d'une parole qui semble s'être définitivement désamarrée de la rade où, patiemment, tout au long de balbutiements s'étalant sur plusieurs siècles, les grands esprits européens avaient construit le superbe vaisseau logique et grammatical leur permettant toutes les audaces, les voyages les plus inouïs sur les mers démontées, inconnues de l'Esprit, à la recherche du Nom de Dieu. Le vaisseau s'est fièrement élancé sur les océans du monde, transportant dans ses soutes les graines desquelles germeraient, effectivement, les empires occidentaux, les fortunes colossales et les déroutes splendides – que l'on songe à celle, exemplaire, de Lord Jim – mais, piteusement, en cours de voyage, quelque chose semble s'être détraqué, le scorbut du mensonge a rongé la solide charpente de la coque. Désormais, comme l'une de ces carcasses que Marlow contemple pensivement alors qu'il remonte le fleuve ténébreux, le vaisseau s'est encalminé dans la sargasse moite de la folie, de la luxure, du déchaînement et de la violence des passions les plus folles. Désormais encore, l'intime faute, nichée au dernier recès de l'âme humaine selon Maistre, semble avoir rattrapé notre conscience et la hanter comme cet albatros dont la blancheur assassinée poursuit l'errance maudite du Marin de Coleridge.

Le langage selon Joseph de Maistre

Je ne pousserai pas plus avant l'analyse des étonnantes similitudes qui unissent nos deux œuvres, même si nous reviendrons sur la présence, dans l'une comme dans l'autre, des sauvages et de leur statut face à la parole, même si nous évoquerons, à la fin de cet article, l'exemple de Kurtz. Examinons tout d'abord brièvement la définition que Maistre donne du langage, tout au long du deuxième entretien des Soirées. Celui-ci, en premier lieu, n'a pu être inventé, mais seulement reçu. Maistre écrit sur ce point une phrase sans ambiguïté qui condense une pensée fulgurante : «Ce qu'on peut dire de mieux sur la parole, c'est ce qui a été dit de celui qui s'appelle PAROLE» (I, 2, 87). C'est dire, dans la concision d'une pensée que George Steiner a brillamment caractérisée comme étant logocratique, que la parole humaine n'a de consistance et de réalité que parce que, proférée au Commencement, elle a été reçue par l'homme sous forme de don. Celui qui parle est donc, d'abord, un homme qui écoute la voix de son cœur évidemment, car la vox cordis, selon Pierre Boutang, est l'intarissable réserve où puisent – et plus que jamais : seront condamnés à puiser s'ils veulent faire taire le vacarme de leurs démons – les orphelins que nous sommes devenus. Celui qui parle est, aussi, un homme qui écoute la voix du monde, sa prose. À ce titre, nul doute que Maistre eût pu pleinement faire siennes ces phrases de Jean-Louis Chrétien, qui unissent admirablement la créature, le monde qui l'entoure et la porte et le Verbe : «Le monde lui-même est lourd de parole, il appelle la parole et notre parole en réponse, et il n'appelle qu'en répondant lui-même déjà à la Parole qui l'a créé. Comment serait-il étranger au verbe, lui qui ne subsiste, selon la foi, que par le Verbe ?». Ces liens inextricables entre la parole, le monde et l'homme façonnent une communauté invisible dont l'une des caractéristiques essentielles est l'absolue gratuité du don; de fait, la question de l'origine, qui chez Maistre est d'une importance séminale, n'a toutefois aucune pertinence théologique. Le don aurait-il un commencement ? Non, puisqu'il est infiniment répandu par l'excès même d'une gratuité qui enrobe le présent d'une aura lumineuse qui est, au sens premier du terme, une préséance.
Il me semble que Wilhelm von Humboldt adopte pour sa part une position plus fine et complexe que celle de Maistre lorsqu'il écrit que s'il «ne sert à rien d'accumuler des siècles et des siècles pour expliquer [l']invention de la langue», force est de constater que la chair et le corps sont déjà en attente ou, comme disent les modernes dans leur affreux jargon, informés, de ce qui n'est pas matière puisque, pour autant, il «ne faudrait pas penser la langue comme quelque chose de donné une fois pour toutes, car sinon on verrait mal comment l'homme pourrait comprendre et se servir de cette langue donnée. Elle sourd nécessairement de lui, progressivement sans doute, mais de telle façon que son organisme ne reste pas comme une masse morte dans l'obscurité de l'âme, mais conditionne comme une loi les fonctions de la faculté de penser, et qu'ainsi le premier mot annonce et présuppose déjà toute la langue». Puis-je risquer un parallèle avec ce que Merleau-Ponty disait des œuvres admirables que nos ancêtres ont peintes ou gravées sur la roche muette des grottes de Lascaux, de Chauvet ou de Cussac, lui qui affirmait que, d'une certaine façon, la pierre inerte et stérile, lourde de son sommeil de matière, avait été rendue vivante et appelée à la lumière par le génie de ces inconnus devant lesquels nombre de nos gloires artistiques modernes ne sont que de profonds autistes prostrés dans la vulgarité ? En somme, sans reculer devant la possibilité d'une origine divine du langage, Humboldt imagine l'homme déjà saturé d'une parole silencieuse, attendant peut-être, comme la Création attendait l'ordre de Dieu pour se manifester, la parole de Dieu l'appelant à briser son silence, comme la roche inerte de Lascaux attendait, pour se répandre et dialoguer en d’admirables fresques, le génie de nos ancêtres. Après tout, la possibilité du don, pour qu'elle se manifeste réellement, nécessite que celui à qui l'on offre puisse recevoir : hormis dans le cerveau borné de quelques-uns de nos naïfs savants, donner à un singe la parole, ce ne sera jamais en faire un homme.
L'homme a été créé après l'univers, mais Dieu, Lui, ne commence pas : son Verbe est de toute éternité. Maistre écrira, à l'inverse de Herder dans son Traité sur l'origine du langage, que «les langues ont commencé; mais la parole jamais, et pas même avec l'homme. L'un a nécessairement précédé l'autre, car la parole n'est possible que par le VERBE» (I, 2, 99). Reste qu'une telle définition entraîne des conséquences surprenantes, que Maistre, selon toute apparence, n'a point suffisamment soulignées. J'ai dit, banalement, que Dieu avait créé l'homme. Mais, affirmer que ce dernier a toujours parlé (I, ibid.), qu'il n'a jamais été aphone, recevant la parole alors que chaque langue vernaculaire, au contraire, peut naître spontanément, au sein toutefois d'un univers saturé par le langage , c'est d'une certaine façon unir intimement l'homme à Dieu, admettre que, de toute éternité, l'homme a existé en Dieu, jouissant d'une espèce de conscience en rêve de Dieu. L'homme, que Dieu a créé, connaissait donc son Créateur avant même que ce dernier ne le crée. L'homme, créé par Dieu, vivait en Lui avant d'être créé. Et, si nous affirmons que l'homme a toujours parlé, alors nous ne devons point douter de cette extraordinaire conséquence : l'homme a parlé avec Dieu avant que d'être créé, avant même que Dieu ne le fasse conscience et parole capables de nommer la Création. Hamann, dans un passage qui évoque le langage parlé par Adam, entrevoit cette mystérieuse et profonde coexistence de ce qui est et de ce qui doit advenir au travers du symbole de l'enfant, infiniment riche de ce qu'il n'est pas encore et pourtant enchaîné à un présent uniquement fonctionnel qui semble le priver de tout possible libérateur.

Le langage et le péché originel

Un grand auteur, Cioran a raison de le penser, ne survit qu'à la condition d'avoir nourri, pour la postérité qui s'en régalera, les nombreuses ambiguïtés de sa pensée. Cependant, un grand auteur vit aussi, vit surtout par la force de la langue qu'il a su se forger. Maistre, à ce titre, est un magnifique écrivain, point n'est besoin, pour nous en convaincre, de lire de minutieuses analyses étudiant par exemple la rhétorique de l'auteur. Du reste, ce que je dis de l'écriture de l'auteur des Soirées est à l'évidence valable pour n'importe quel écrivain conscient des possibilités de son fantastique outil car, sans doute parce que nombre des plus grands ont estimé que le langage de l'homme n'était que le reflet dégradé du Verbe, à l'instar de Bernanos, Maistre eût pu faire siennes les paroles de l'auteur de Sous le soleil de Satan : «On ne peut le nier : l'art a un autre but que lui-même. Sa perpétuelle recherche de l'expression n'est que l'image affaiblie, ou comme le symbole, de sa perpétuelle recherche de l'Être». Mais écrire cela, c'est presque ne rien dire et nous arrêter en cours de route, comme si nous refusions l'évidence la plus radicale de cette proximité, mieux, de cette identité entre l'Être et la Parole. Car cette éternelle surrection d'une parole qui, depuis l'origine, n'a cessé d'être identique à elle-même bien que chaque homme qui la reçoit, d'une certaine façon, soit contraint de l'inventer afin de la faire sienne, entraîne une seconde conséquence, tout aussi surprenante que la première. Dieu étant le présent infini de la nouveauté, rien ne peut se créer – pas même l'homme, nous l'avons vu – qui n'ait été depuis l'origine des temps, c'est-à-dire en gestation, dans une mystérieuse compénétration, une inchoativité essentielle, un potentiel de la présence invisible, comme une graine porte et contient en elle non seulement l'arbre qu'elle est déjà minusculement mais aussi la forêt et l'histoire mythique plusieurs fois millénaire des légendes qui germent dans son sommeil, chaque lever de soleil et chaque coucher de soleil se refermant sur l'errant envahi par la peur, mais aussi chaque marche désespérée à la poursuite d'une lueur vacillante trop vite disparue, chaque cavalcade bruyante et passionnée des hommes en guerre ou avides de traverser cette forêt qui les conduira près du roi immobile, perclus dans son royaume dévasté.
Avançons donc, en disant que faire du langage ce miroir borgésien (ou plutôt évangélique avec l'Épître aux Corinthiens de saint Paul), c'est dire que la parole, l'homme et la création sont une fois de plus indivisiblement unis, mais cette fois dans le Mal. Maistre commence par poser l'évidence du dogme du péché originel en écrivant : «Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire» (I, 2, 63). Kierkegaard, lorsqu'il développera la thématique complexe de la contemporanéité du péché dans (et par) le Péché, sera le plus évident et proche héritier de la pensée de Maistre, qu'il n'a sans doute pas connu. Le thème de la maladie originelle, chez notre auteur, recouvre ainsi une imputation strictement logique traduite par cette sentence ayant valeur de règle normative : «tout être qui a la faculté de se propager ne saurait produire qu'un être semblable à lui [l'auteur souligne]. Si donc un être est dégradé, sa postérité ne sera plus semblable à l'état primitif de cet être, mais bien à l'état où il a été ravalé par une cause quelconque» (I, 2, 63). C'est prétendre ainsi que la parole de l'homme a été affectée par sa chute, elle-même conséquence de sa prévarication inouïe – qui accrédite le vieux mythe d'un âge d’or où les connaissances de l'homme étaient bien supérieures à celles dont il jouit à présent –, selon la concaténation célèbre établie par l'auteur, qui annonce l'apologie du bourreau : «car il [l'homme] ne peut être méchant sans être mauvais, ni mauvais sans être dégradé, ni dégradé sans être puni, ni puni sans être coupable» (I, 2, 72). Infectés, la parole, le langage humains, parce qu'ils sont comme un corps vivant qui ne peut se mettre à l'abri de la maladie du mensonge, transmettent alors, de génération en génération, les signes évidents de la dégénérescence et de la corruption puisque «chaque langue, prise à part, répète les phénomènes spirituels qui eurent lieu dans l'origine» (I, 2, 97). Notons toutefois que nulle part, dans ce deuxième entretien, Maistre n'aborde de front la question abyssale d'une parole pervertie dès l'origine et dont le père serait Satan, comme, nous le verrons, Armand Robin le fait.
D'origine divine, la déchéance ontologique de la parole semble pourtant devoir être, dans l'œuvre maistrienne, exclusivement imputable à l'homme. Maistre dès lors peut nous paraître naïf lorsqu'il se demande : «Comment l'homme pourrait-il perdre une idée ou seulement la rectitude d'une idée sans perdre la parole ou la justesse de la parole qui l'exprime; et comment au contraire pourrait-il penser ou plus ou mieux sans le manifester sur-le-champ par son langage ?» (I, 2, 64-65). Il ne fait pourtant, stricto sensu, que tirer l'une des conséquences de l'équivalence qu'il développera plus loin (cf. I, 2, 119) entre la parole et la pensée, c'est-à-dire la conscience. Nous avons perdu cette naïveté, tout comme le premier Walter Benjamin l’a perdue, dans un article extraordinaire, où il évoque le péché originel comme le moment où l'homme a fait du langage un moyen, un simple outil alors qu'il était, adamique et pur, la langue de la «connaissance parfaite» n'ayant nul besoin d'une quelconque surdénomination. Sans doute Maistre, alors qu'il contemplait pourtant les ravages que la Révolution produisait sous ses yeux, ravages eux-mêmes provoqués par le germe corrompu de la philosophie politique de Locke (cf. I, 6, 373-374), ravages eux-mêmes fruits tavelés de la mauvaise graine voltairienne (cf. I, 4, 208), peut-être que Maistre, redoutant la venue de nouveaux fléaux, n'a pu toutefois réellement imaginer le degré de dégradation auquel parviendrait la langue, sa propre langue, quelques deux siècles après sa mort. L’auteur n'a-t-il cependant pas écrit, de façon proprement scandaleuse pour l'esprit de nos contemporains, que «l'homme entier n’est qu'une maladie» [I, 2, 68, Maistre souligne], le Mal ayant «tout souillé» (ibid.) ? En tout cas, il ne pouvait probablement que sous-estimer la perversité du monde moderne, parfaitement capable, après tout, de pourrir les idées, toutes les idées, dans leur écrin de langage, les laissant tourner à vide sur une terre orde, comme Chesterton le disait des idées chrétiennes devenues folles, ce même monde moderne semblant, étrangement, avoir fait le pari d'une présence satanique évidente au creux de son action même si, sous sa défroque séculière, il ne veut pas admettre que la figure du diable le hante plus que jamais. Je l'ai dit, nous avons perdu notre naïveté et puis, comme l'Adversaire, selon le mot très apprécié de Baudelaire sur son anonymat, a la délicatesse extrême de paraître incognito, notre contemporain se croit définitivement débarrassé de cette vieille figure par trop poussiéreuse. Cette contamination, diable ou pas, va prendre des proportions et une étendue dramatiques dans la littérature du XXe siècle.