Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Lorsque Hello Kitty fait de la poésie, Cécile Coulon floue tous les couillons | Page d'accueil | Entretien avec Matthieu Giroux à propos de Charles Péguy, un enfant contre le monde moderne »

27/11/2018

Lettres à Jean Wahl de Rachel Bespaloff

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Bespaloff.jpgJ'avais déjà eu l'occasion d'évoquer, en 2005, Rachel Bespaloff à l'occasion de la parution de Cheminements et Carrefours chez Vrin, un livre qui, pourtant truffé de fautes, nous laissait amplement apprécier la très belle, profonde, juste mais aussi très inquiète intelligence de cette femme à la magnifique capacité de pénétration. Voici ce que j'en écrivais : «même truffés de fautes de frappe dues à une absence tout de même assez choquante de relecture et de correction pour un éditeur jouissant d’une réputation (justifiée) de sérieux, j’ai littéralement dévoré les Cheminements et Carrefours de Rachel Bespaloff (qui se suicida le 6 avril 1949), recueil d’articles réédité par Vrin, l’édition originale datant de 1938 qui fut publiée par les soins de Louis Gouhier, convaincu du talent de Bespaloff grâce à l’amicale insistance de son ami Gabriel Marcel. Dans ces articles (en fait, de véritables études, parfois étonnantes de pénétration attentive, ainsi du texte sur La Répétition du philosophe danois) consacrés à Green, Malraux, Kierkegaard, Marcel ou Chestov, indiscutablement, se lit une pensée et s’écoute, puisqu’il s’agit bien d’une petite musique à laquelle d’ailleurs Rachel Bespaloff est elle-même extrêmement sensible lorsqu’elle devient lectrice, un style. Finalement, dans ce domaine de l’art que l’on croit à tort désincarné et que l’on réduit ignoblement, de fait, à un sordide et éthéré esthétisme de salon, c’est comme toujours la volonté ou son absence maladive qui dégage une ligne de crête entre ceux qui savent lire et ceux qui ne le savent pas. C’est la peur je crois de se confronter à l’inconnu qui déplaît parce qu’il risque de faire sortir de ses gonds bien huilés la porte battante de l’habitude et la certitude refusée, contre tous les conformismes à la petite semaine entretenus par la faune bavarde des mauvais lecteurs, qu’une véritable lecture doit bouleverser une existence. Tout le reste n’est que sirop d’universitaire ou glu de conversation de troquet, si affronter une nouvelle voix, lutter contre la prégnance invincible d’une grande œuvre c’est aussi, c’est d’abord n’est-ce pas, accepter de s’exposer à la lumière brûlante d’une rencontre car c’est bien elle et elle seule qui nous terrorise.»
Monique Jutrin, excellente commentatrice de Benjamin Fondane, nous a donné, à l'inverse de Vrin, un ouvrage aussi émouvant que remarquablement conçu et très soigneusement relu (1). Les commentaires sont abondants, la moindre allusion pouvant rester obscure au lecteur étant immédiatement levée par Monique Jutrin, laquelle nous propose aussi une fort belle introduction qui est non seulement une présentation de la correspondance, finalement assez peu abondante, entre la philosophe et son grand ami Jean Wahl, mais surtout un portrait en creux, énigmatique car il épaissit les ténèbres au lieu de les dissiper quelque peu, de cette dernière.
Rachel Bespaloff, née Pasmanik d'une famille juive ukrainienne émigrée, fut l'une des toutes premières véritables lectrices (2) de Martin Heidegger, qu'elle évoqua subtilement dans un article paru dans la Revue philosophique de France et de l’Étranger publiée en 1932, sous la forme d'une lettre à Daniel Halévy. Elle finit assez vite, contrairement à tant d'autres esprits réputés subtiles, par ne plus vraiment s'intéresser à Heidegger, sur lequel elle prononça ce jugement assez dur dans une lettre à Léon Chestov datée du 28 août 1933 : «Que reste-t-il de Heidegger quand on fait le compte de ce qu'il doit à Kierkegaard et à Husserl ?» peut-être, justement, parce qu'elle conserva toujours une profonde admiration pour le penseur danois, véritable père de l'existentialisme avant que l'ignoble Sartre n'en propose un calque systématiquement calfaté au goudron de son idéologie moins désespérée que fallacieuse.
Elle apprécia aussi beaucoup l'un des commentateurs de Kierkegaard, Léon Chestov, avant de s'en éloigner («Il n'y a peut-être pas d'attachement profond sans gratitude à l'origine : la mienne est très grande à l'égard de Chestov. Malheureusement, il n'a jamais admis que la fidélité pût subsister et même croître au sein du désaccord», 8 novembre 1938, p. 52), mais aussi le merveilleux critique Charles Du Bos, Jacques Maritain ou encore le tragique Benjamin Fondane, Gabriel Marcel et, bien évidemment, et grâce à ce dernier, le destinataire de ses lettres, Jean Wahl, dont nous n'avons pas conservé les réponses.
Je n'ai bien évidemment aucune compétence particulière pour évoquer, d'un point de vue philosophique, cette correspondance à laquelle le suicide de Rachel Bespaloff mit un terme, mais sa haute tenue intellectuelle, parfois son incandescence, est immédiatement visible, semblant même être exagérée par l'absence des lettres de Jean Wahl, éclatant au détour d'évidences qui sont des espèces de bonds intuitifs n'ayant guère besoin d'une démonstration pesante comme ce trait qui est, en dépit même bien sûr d'une tournure syntaxique prudente, un véritable jugement : «Le danger pour la philosophie existentielle, n'est pas, me semble-t-il, de se rattacher trop étroitement au religieux, c'est de ne pas décoller de l'éthique» (lettre de l'année 1937, p. 50).
La dimension religieuse (3) constituant l'élément dans lequel se meut la claire pensée de Rachel Bespaloff, bien que jamais assenée dans ses textes, n'en est pas moins certaine de la part de celle qui affirma que seuls les prophètes de l'Ancien testament comme Jérémie ou surtout Isaïe sont capables de lui parler de ce qu'elle a vécu en septembre 1938, autrement dit l'annexion du territoire des Sudètes par Hitler, et de ce qu'elle vient de «vivre pendant ces terribles semaines» du mois de novembre, à savoir les exactions, saccages et massacres subis par les juifs allemands lors de la Nuit de Cristal (8 novembre 1938, p. 54). C'est probablement sa lecture de ces mêmes prophètes et sa méditation douloureuse sur leurs affirmations inouïes qui permirent à Rachel Bespaloff de témoigner d'une lucidité non seulement remarquable sur les événements dramatiques qui la contraignirent à quitter sa chère France mais réellement inspirée, troublante, même, a posteriori, pour les lecteurs que nous sommes, habitués, d'une certaine façon, au pire. Ainsi, elle pourra écrire, dans une lettre datée du 27 avril 1939, que l'époque dans laquelle elle vit ne permet plus aux hommes de décider, puisque, selon elle, «nous n'en sommes plus là : c'est la situation qui commande. Tous obéissent, les dictateurs comme les autres. Au fond, la menace, le mythe, la réalité de la guerre, ce n'est qu'une monstrueuse machine à transformation, à uniformisation» (p. 65), un propos qu'elle répétera en employant une autre image dans une lettre du 19 septembre 1939, déclarant que, «sous l'horrible, il y a dans l'événement une logique d'acier qui écrase» (p. 74).
Le danger serait dès lors sans doute de considérer ce genre de notation, aussi lucide soit-il, d'autres encore, par exemple lorsque Rachel Bespaloff affirme que «tout se rejoint dans le noir» (lettre du 14 mars 1941, p. 84) ou, dans cette même lettre, que l'homme est «tout dépouillé» (p. 86), sans compter des mentions directes du mal qui la ronge et semble lui faire perdre le «goût de vivre» (lettre du 16 mars 1942, p. 91), comme autant d'indices aussi ténus que troublants de la complexion psychologique pour le moins secrètement inquiète de celle qui tenta, en se suicidant, de tuer sa propre mère, dont elle ne cessa pourtant jamais de s'occuper.
La plus humble des destinées humaines est impénétrable, mais que dire de celle d'une Rachel Bespaloff, si visiblement consumée par une exigence intérieure, qui ne soit de l'ordre du banal commentaire journalistique ? Laissons donc la parole à cette lumineuse lectrice, par bien des aspects comparable à une Cristina Campo, en gardant à l'esprit qu'elle-même déjoua par avance toute tentative d'explication psychologique voire philosophique de son dernier acte en écrivant, dans le merveilleux recueil d'études qu'est Cheminements et Carrefours : «Deviner les êtres est une entreprise douteuse qui ne vaut que pour celui qu’elle tente» (op. cit., p. 13), et nous ne sommes pas tentés pour notre part de sonder le misérable tas de petits secrets constituant, selon Malraux, l'intériorité de tout être humain. Du reste, nous pourrions citer bien des passages de cet ouvrage qui nous conforteraient dans le fait têtu de penser que Rachel Bespaloff était réellement tourmentée, et que, comme les plus grands, jamais elle n'eût osé tenir une plume pour rire. Voyez ce qu'elle dit par exemple dans des Notes sur André Malraux : «Mais quel succès, quelle fortune exorciseront jamais la solitude dernière où l’homme maintient son attente démesurée, son désir insensé contre tout ce qui les limite et les menace ?» (p. 58) ou bien, à propos de La Répétition de Kierkegaard : «La comédie du martyre chez Kierkegaard, de l’ivresse dionysiaque chez Nietzsche, du dandysme chez Baudelaire, donnent la mesure d’une difficile sincérité. Et doit-on oublier qu’elles se terminent par la folie et par la mort ? Investis du don prophétique et de la clairvoyance du regret, ces êtres, en raison même de leur lucidité et de leur effort désespéré pour atteindre à la transparence, ne trouvent en eux-mêmes qu’un redoublement de ténèbres» (pp. 155-6). Oui, dit-elle à propos de Kierkegaard dans ce même recueil de ses textes, «L’absence de chemin est le seul chemin que sa pensée veuille suivre» (p. 125), et c'est probablement le suicide de Rachel Bespaloff qui a paradoxalement apporté son poids de souffrance et de désespoir à cette évidence qui elle aussi la guida, orienta sa pensée et ses textes publiés, comme une lumière trop brûlante dont le regard, fasciné, ne saurait se détourner qu'un temps avant que d'être paralysé puis détruit, consumé.
Une lecture symbolique, au moins aussi valable mais bien évidemment tout aussi critiquable que n'importe quel autre type de lecture, de la destinée remarquable de Rachel Bespaloff pourrait aussi nous faire tracer un parallèle avec ce que cette dernière caractérisa comme étant le sort, si je puis dire, aussi bien historique que métaphysique, du peuple juif : «L'espoir juif, c'est tout autre chose [que celui de Chruchill ou de Gaulle]. Comme dirait G. Marcel, il est fonction d'une situation de captivité dont rien ne permet de prévoir la fin. On ne peut le rattacher qu'à «l'espérance» chrétienne», celle-ci étant «accrochée à l'éternité, celui-là à l'éternel «demain» terrestre» (lettre du 29 août 1945, p. 105).
Malgré la sidération que provoqua le suicide de la philosophe auprès de ses amis et collègues, comme en témoigne la lettre émouvante (4) que Paul Saintonge, directeur du département de littérature française à Mount Holyoke où elle enseignait, il nous faut je crois tenter d'imaginer Rachel Bespaloff non pas heureuse ni même apaisée mais libre, d'une liberté tragique reconquise, qui nous rappelle ce qu'elle écrivit sur Sören Kierkegaard qu'elle admira tant : «Et qu’est-ce que la «répétition» [...], sinon la volonté de revivre et le refus de survivre, le mystère de la spontanéité reconquise, du jaillissement capté de la primordialité sauvegardée ?» (p. 129).
Mais peut-être n'avons-nous pas le droit de supposer, par pure commodité intellectuelle, par pure facilité dialectique, une forme quelconque d'accomplissement dans et au travers du suicide de Rachel Bespaloff, diamant noir parmi d'autres diamants noirs qui se détachent sur le fond le plus déchiqueté de l'histoire et qu'il nous faut proclamer, ou plutôt que nous n'avons décemment pas le droit d'affirmer autre chose, rien de plus que son désespérant échec, comme si elle ne pouvait se tenir qu'entre Achille et Hector, entre la dévastation et le don de soi, comme si elle-même était bien consciente de son échec à parvenir à se soulever à l'un de ces deux pôles de grandeurs inverses qu'incarnait à ses yeux les héros homériques : «La mission d’Achille est de renouveler dans les dévastations les sources et les ressources de l’énergie vitale, celle d’Hector est de sauver, par le don de soi, la charge sacrée dont la préservation assure au devenir une continuité profonde» (5).

Notes
(1) Rachel Bespaloff, Lettres à Jean Wahl. 1937-1947 (Éditions Claire Paulhan, coll. Pour mémoire, 2003). Une minuscule faute dépare ce beau volume, à la page 70 («Je finirai par [et non pas] donner raison à Maurras»).
(2) «Lectrice admirable, elle est de celles qui conçoivent la critique tout à la fois comme l'approfondissement vivifiant et la mise à l'épreuve spirituelle d'une œuvre, écrit ainsi Olivier Salazar-Ferrier (in Rachel Bespaloff et la nostalgie de l'instant, Cahiers Léon Chestov, n°3, 2002) cité par Monique Jutrin à la page 11 de notre ouvrage.
(3) «Qu’attendons-nous de la foi, nous qui sommes dans l’impossibilité de croire et participons à l’horreur des commencements en un monde où l’enfantement ne se distingue plus de l’agonie ? Les mots – vérité, liberté – que nous savons bien qui ne sont pas saisissables ni définissables hors d’une zone étroitement circonscrite, nous n’en faisons pas moins l’expression d’une exigence de salut, têtue, puissante, comme le vouloir-vivre, et que rien n’abat en nous quand bien même tout nous prouverait qu’elle est insensée», in Cheminements et Carrefours [1938] (Vrin, 2004), p. 117.
(4) «Cette lutte intérieure qu'elle ressentait toujours et qui lui faisait interpréter Pascal si bien [...] cachait des feux, une passion qu'elle dominait. Je croyais souvent que c'était pur intellectualisme de sa part, mais je me trompais. En cela lui ai-je manqué» (lettre à Jean Wahl de Paul Saintonge datée du 29 mais 1949, p. 122).
(5) Rachel Bespaloff, De L’Iliade (Allia, 2004), p. 16. Rachel Bespaloff écrit, dans ce même texte tout bonnement remarquable, en guise de dernière phrase, ces mots : «Mais il y a, il y aura eu, une certaine façon de dire le vrai, de proclamer le juste, de chercher Dieu, d’honorer l’homme, qui nous a été enseignée d’abord et ne cesse de nous être enseignée à nouveau, par la Bible et par Homère» (p. 85).

43478488412_a51ddb68b6_o.jpg