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09/07/2005

Mon refus jamais tempéré de jouir : lettre de Sarah Vajda à l'auteur

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Sarah Vajda m'a écrit ces quelques lignes après la lecture de mon dernier ouvrage, La littérature à contre-nuit, lignes étranges qui m'ont toutefois paru suffisamment intéressantes pour que je les reproduise ici. Vous trouverez ensuite quelques lignes sur ce même ouvrage signées de Pol Vandromme pour le n°3580, paru le 8 juillet, de Valeurs Actuelles.

Cher Juan,

à vos yeux, la littérature est katekon, et La littérature à contre-nuit offre au lecteur stupéfait le spectacle d’une âme, la vôtre, contemplant à tombeau ouvert notre vieux monde rouler vers l’Apocalypse et la littérature, dévoilement de l’être, guider son entendement vers ces ténèbres annoncées.
Si j’ai procrastiné à vous lire – ce dont je vous fait mille pardons – ce n’est pas seulement parce que le Stalker, le Journal de la Culture et la Sœur de l’Ange, me donnaient régulièrement de vos pensées, mais parce que je savais, vous lisant, devoir entrer en terre inconnue, en terre étrangère et que je pressentais, en dépit de ma vive admiration et de mon amitié, ne pouvoir vous y suivre tout à fait.
Ce qui nous sépare – notre vision du mal – ne saurait nous désunir, puisqu’en commun nous possédons, bien inaliénable, un mode de vie commun et séparé : nos jours, à la même occupation dédiés se ressemblent, souvent même nous lisons les mêmes livres, mais de ce temps et de ce savoir, ne faisons vous et moi le même usage.
Plus futile, je me livre entière au plaisir du texte où, inlassables, mon esprit et mon cœur quêtent des indices pour saisir le réel et non, pardonnez mon prosaïsme, l’origine ou l’imaginaire. Plus je vous lis, plus je crains de manquer d’âme. Plus entier, Juan, vous vous tenez face aux ténèbres de l’être, dans le refus de la métaphysique, cheveux au vent du Néant pour trouver un sens à l’énigme du mal que mes yeux aveugles ne distinguent pas. Le mal n’a aucun autre sens que d’assouvir en l’homme la part de la souveraineté, le bien celui de marquer une autre sorte de grandeur et l’indifférence de maintenir les tièdes au cocon de la médiocrité. Le bonheur, d’aventure, transcende ça et là ces différents états de la conscience, par la pratique de la joie et du plaisir devant la mort. Convenez avec moi que tout meurt avec nous, hors nos fils et nos livres. Des premiers, nous devons attendre trahison et des seconds, oubli. Convenez que tout cela est bien assez triste pour ne pas tenter nos âmes d’un désespoir ontologique au sein duquel nous devenons de purs pions dans «l’avare silence et la massive nuit». (Mallarmé, Toast funèbre).
Nul dieu ne s’est absenté, l’absence est la vie même que contrefactuels, l’art, l’exercice de l’écriture, la tension vers le sublime, la chose littéraire métamorphosent ou transverbèrent (selon le mot de Montherlant emprunté à Thérèse d’Avila) en esthétique, donc en sens provisoire où les sens, l’esprit et l’âme trouvent très ironiquement consolation. Contrairement à vous, le nihilisme m’effraie – le mystère du «Mouvement» (le nazisme dans la beauté brute de son apparition avant que les brutes s’en emparent) que suivit votre maître Heidegger s’y cache – et contre lui, je m’insurge.
Il existe cher Juan, des livres capables d’empêcher un enfant de mourir : Franny et Zooey de Salinger découvrant le Christ en des lieux extrêmement improbables, Le Grand Meaulnes aussi indique que l’enfant en l’homme jamais tout à fait ne meurt, comme le très décrié Petit Prince et je ne parle pas du fonds gréco-romain, occupé éternellement à ne pas résoudre la tension Apollon/Dionysos, nous enseignant, inlassable, que si le kleos seul demeure, le tumulte de nos vies éteint, le meilleur a eu lieu sous les remparts de Troie quand Achille étreignait Briséis et qu’Hector à Andromaque confessait un amour véritable. Un enfant peut encore se résoudre à vivre, captant la beauté des mots, le bruissement de la langue et la métamorphose du monde sous son regard par l’efficace de l’art poétique.
Il me semble que Monsieur Ouine, cet ouvrage cher également à votre cœur et au mien, se distingue des romans de son siècle par la prophétie française, ce que vous notez, mais que l’œuvre qui l’entoure en amont et en aval exige que nous ne cédions pas à l’attente de la Fin, mais organisions un mémorial. Si les pères disparus en 1914 ont laissé le champ libre à la folie des fils et à une réécriture de l’histoire via les mensonges des mères, notre devoir de petits-fils et d’arrière-petits-fils tient à la reconstitution patiente du puzzle, je n’y vois pas, Tudieu, l’invitation de se laisser happer par ses trous ! Car derrière ce livre, les ombres conjointes de Drumont et de Balzac insufflent de la vie à «la paroisse morte», qu’est pour un temps devenu le «cher vieux pays». Comme les demi-soldes du Médecin de campagne ressuscitent l’Empereur disparu, leurs voix étouffées par le nihilisme contemporain se tiennent dans l’ombre, exigeant de nous que nous les réveillions. L’Histoire n’est sans doute qu’une belle endormie qu’à travers un chemin de ronces nous redécouvrons siècle après siècle et éveillons de notre admiration. Car après tout le silence de votre Dieu n’est peut-être qu’un des visages de l’oubli de l’Histoire…
Votre méditation, pour splendide qu’elle est, ouvre sur «la Montagne morte de la vie», contrée où le réel existant voudrait tant me conduire que je demande humblement à la chose littéraire de m’en détourner. Aussi, à la suite de Roland Barthes que vous n’aimez guère je crois – l’avez-vous lu ? – je sais d’expérience que la littérature «peut être définie par une schizophrénie naissante, formée prudemment en quantité homéopathique : n’est-elle pas un certain détachement appliqué par l’excès de mots à la manie poisseuse de souffrir ?» (Préface à la Vie de Rancé). Ce détachement, cette ironie marquent la différence.
Heidegger revenu en terre de France via Normale Supérieure – les khâgneux toujours aiment à se distraire du poids de la soumission aux concours brillamment réussis par une transgression, aussi firent-ils la fortune littéraire d’un Bataille et adulèrent-ils le marcheur de la Forêt noire – qui, aux lendemains de ce que nous savons s’était réjoui de la pauvreté, de la détresse, de l’esseulement, du délaissement (notwandigkeit) tombés sur l’Allemagne et y voyait l’outil de la reconquête de l’Occident. Une fois encore, l’Allemagne était élue qui, sur cette terre froide, cette Zone où vous allez sans fin, apporterait une lumière du passé. Retournement du péril affirme-t-il à la suite d’Hölderlin : l’être pour la mort triomphe ! La Littérature cher Juan n’existe pas que nous inventons, elle seule échappe à la corruption qui nous menace ! La psychanalyse lacanienne que vous ne goûtez guère, à l’instar d’Heidegger – maître Beaufret veillait – propose à ses patients de parvenir au non-être pour revivre. Hors le dévoilement de l’être, hors le surgissement du non-être, il existe des champs infinis à parcourir dont votre quête vous sépare, barrant l’accès à des joies encloses dans la finitude même.
Je voudrais vous offrir des brassées de bonheur sans Rédemption, sans Parousie et sans Apocalypse pour vivre dans la joie les jours de notre mort.
Alentour, le stalker, la matrice, l’invasion des droïdes, la fin de la séparation des sexes – procréation médicalement assistée et bientôt extogénèse – , de grâce laissez à la Littérature cette place unique entre les places de dire le féminin intact et le principe mâle différent absolument, d’écrire «le jour se lève» afin que le scripteur et son lecteur le voient une dernière fois, et d’offrir, encore un tour de valse, je vous le demande avec grâce Juan, à cette peuplade misérable qu’est l’humanité l’illusion de la vie ! Laissez l’écrivain être «ce mage qui, d’un mot fait naître la nature», libre de faire vivre et mourir à sa guise des humains libérés du froid et de la misère. Au dehors la guerre, la peur, la solitude, la Littérature saura au condamné offrir la paix, le principe espérance et la communauté !
Laissez-moi pour finir vous serrer la main et vous offrir l’expression de ma vive admiration. J’ai aussi lu votre contribution à Vivre et penser comme des chrétiens. Puérile j’en conviens, je vous ai du fond du cœur souhaité la grâce qui vous revient de droit par votre refus jamais tempéré de jouir, quêteur d’absolu, des simples fruits de la terre.
Bien à vous.
Sarah.
Un jeune auteur, Juan Asensio, a la coquetterie de s’adapter à la mode (il utilise les techniques les plus modernes) pour mieux narguer le conformisme. Son blog dérange au point d’inquiéter et d’éveiller de vilains soupçons : le prêt-à-penser et le prêt-à-écrire l’ont mis sous surveillance. Ce n’est pas encore un maudit ; c’est déjà un rebelle en voie de marginalisation. La littérature, la vraie, se reconnaît aux œuvres exemplaires qui réprouvent la règle commune et confusionniste selon laquelle «n’importe quelle bluette consensuelle et marchande a la profondeur de l’Enfer de Dante ou la dimension tragique de l’œuvre de Dostoïevski». Juan Asensio, indisposé par le bavardage frivole, la clarté factice, la prose sans dessous, se réclame d’un courage de hardiesse sur un ton tranchant et parfois oraculaire. Avec lui, en compagnie de Dominique de Roux, de Gadenne, de Péguy, de Boutang, de Bernanos (les pages qu’il lui consacre autour de Monsieur Ouine constituent le point culminant du livre), l’analyse inflexible de la grande critique et le style éclatant de la grande polémique sont de retour parmi nous.

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