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26/03/2004
À propos de The Usual Suspects, Seven et d'une bien curieuse fascination
Je poursuis, modestement, ce que Gide appelait une «identification du démon» avec ces deux courts nouveaux textes (écrits il y a quelques années, cela se voit…) consacrés à une analyse des figurations artistiques du diable, cette fois par le biais de deux œuvres cinématographiques fort connues, The Usual Suspects de Bryan Singer et Seven de David Fincher. Cet intitulé n’évite bien sûr pas une prudence toute universitaire, je ne me le cache pas. J’ai lu, sur le démon, plusieurs centaines de livres et d’articles, certains d’une qualité intellectuelle remarquable et pourtant, je ne puis me défaire d’une étrange sensation car, comme Michelet plongeant dans un océan ténébreux, nous confiait-t-il, afin d’écrire sa Sorcière, je sais parfaitement qu’il me faudrait ne pas hésiter à explorer réellement, à mon tour, ces bas-fonds. C’est affirmer, ipso facto que, comme Rimbaud, il faut cultiver quelque hideuse verrue pour devenir Voyant. Je ne le puis bien évidemment mais j’abandonnerai cependant toute pudeur en affirmant que le personnage du diable me fascine – c’est dit – et qu’il me paraît de surcroît ridiculement impossible de prétendre étudier pareil sujet à la façon dont un biologiste manipulerait, avec gants et masque, avec d’infinies précautions les germes de la peste bubonique.
« La plus belle ruse du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas ! »
Charles Baudelaire, Petits Poèmes en Prose
The Usual Suspects est le film le plus intelligent, le polar le mieux ficelé de l’année 1995. Ce jugement n’étonnera aucun de ceux qui ont vu ce film, ni même ceux qui ne l’ont pas vu si ces derniers se sont simplement contentés de parcourir une critique laudative et quasi unanime. Pourtant cette critique, si elle se fatigue à clarifier une intrigue – laquelle au demeurant n’a rien de totalement sibyllin –, si elle relève l’habileté du scénario et la maîtrise du réalisateur, ne comprend rien au film, ou plutôt reste à son extrême surface, là où justement veut que nous restions Celui dont il est réellement question dans le film, le diable, le Prince des Ténèbres. Je ne pense pas que l’intrusion d’un tel personnage soit, de la part du réalisateur, un alibi, ou un clin d’œil en passant parce que, dans un polar déjà complexe, il y a quelque mérite à convoquer les Puissances d’En Bas – voyez Angel Heart et, en littérature, l’étonnant Chevalier et la Mort de Sciascia.
The Usual Suspect n’est pas qu’un polar ou qu’un film d’action, mais bel et bien une méditation sur notre rapport au réel et, dans la perspective d’analyse que nous avons choisie, une méditation sur le statut ontologique – existe-t-il ?, n’existe-t-il pas ?, ou alors existe-t-il dès que j’y crois ? – du diable.
Le film ne tranche pas – pouvait-il d’ailleurs le faire ? – puisqu’on peut sans mal considérer que Verbal Kint, le narrateur du film, n’est qu’un homme diablement rusé plutôt que le démon. Ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est de constater que cette œuvre est le reflet d’un lent mouvement esthétique, admirablement visible en littérature, mouvement esthétique qui du diable fait, non pas un personnage charnel, pondérable en somme, mais un être d’illusion, dont on parle de seconde oreille (pourrait-on dire…) plus qu’on ne voit réellement, dont la réalité est en quelque sorte impondérable, dont la réalité peut être encore, à la guise de chacun, imaginaire, mythique ou symbolique. Réalité éphémère donc, qui cependant ne saurait démêler le nœud de cette apparente aporie : le diable est tout en n’étant pas. L’idée n’est pas neuve de cette réalité paradoxale du diable – voyez saint Augustin dans ses Confessions et, bien avant, les différents évangélistes. Dans The Usual Suspects, le passage de l’une à l’autre de ces conceptions est admirablement visible : nous avons d’abord Verbal Kint, le témoin d’un massacre interrogé par la police, témoin qui est stupide, faible et boiteux (faut-il se souvenir du diable de Lesage ?), personnage insignifiant que l’on prend en pitié, digne de miséricorde, comme l’est le Satan héroïque de Victor Hugo. A la fin du film pourtant, Verbal Kint n’existe plus, n’a d’ailleurs jamais existé, n’est plus réel, n’est plus un homme : il devient une histoire qu’on se répète de bouche à oreille, une histoire de fantôme racontée pour effrayer les gosses au coin du feu. A un diable, disons, pour simplifier, romantique – qui rit et qui pleure, qui vit et aime comme nous, qui a ses faiblesses et ses peurs –, succède donc un diable moderne, non plus entité ou personnage définis, mais pure illusion, pure usurpation : car Satan lui-même se déguise en ange de lumière, est-il écrit dans la Deuxième Épître de Pierre aux Corinthiens, en 11, 13-15.
Usurpation d’une identité et mensonge énorme, total, métaphysique, voici le Satan de The Usual Suspects, similaire en cela aux grands sataniques que nous présente la littérature, l'explorateur Kurtz de Joseph Conrad, le Thomas Sutpen de William Faulkner, ou enfin le Monsieur Ouine de Georges Bernanos. En somme, il s’agit de disparaître tout en étant présent, tout en faisant parler les autres : on parle toujours, dans Apocalypse Now, du colonel Kurtz, comme on parle toujours et avec effroi, de Keyser Soze ; il s’agit d’être là, mais sans qu’aucun être en propre vous appartienne : Verbal Kint est Keyser Soze, Verbal Kint n’est rien pourtant puisqu’il peut revêtir l’identité de chacun – je suis légion, dit ainsi le possédé de Gerasa au Christ –, puisqu’il est ou a été tel musicien de quatuor, tel planteur de café au Guatemala. Le diable est et n’est pas, il est une personne et cependant il ne peut l’être qu’en étant non-personne, puisqu’il est pure dispersion de l’identité, de la parole, des visages – comme nous le montre la scène du pêle-mêle, ou sur un panneau sont éparpillés les différents éléments du puzzle Keyser Soze. Le démoniaque, c’est cette pure dispersion, ce bazar, cet éparpillement grotesques que jadis chérissait Jérôme Bosch. The Usual Suspects organise ce passage entre un diable de pacotille, purement littéraire, hérité du romantisme anglais, et un diable omniprésent, omniscient, qui n’est plus seulement une seule personne humaine, mais, en puissance, toutes, donc aucune.
En même temps que cette première évolution, s’en produit une seconde, que le film nous présente également, évolution qui cette fois concerne la nature du mal. Car ce dernier n’est pas uniquement assimilable à la violence ou aux tueries dans lesquelles The Usual Suspects se complaît quelque peu. Le mal véritable, absolu, Verbal Kint nous l’enseigne, n’est pas la violence commise contre l’autre, mais la violence qu’il faut se faire à soi-même pour détruire, à l’égard d’autrui comme à son propre égard, toute trace de pitié. Finalement la violence, c’est encore de l’amour ; la violence, c’est comme le blasphème contre Dieu, qui semble rejeter ce qu’il ne fait qu’appeler pitoyablement.
La violence, c’est témoigner encore que l’on aime l’autre et que si on veut lui faire du mal, c’est justement parce qu’on l’aime, ou peut-être seulement parce qu’il ne nous aime pas : la révolte comme la violence, c’est encore un cri, un appel qui exigent de celui qu’on veut offenser ou tuer qu’il se manifeste. Soze, lui, tue sans aucune passion, sans aucune haine, parce qu’il a d’abord tué en lui toute pitié le jour où il a liquidé femme et enfants. Le mal est de tuer certes, mais le mal absolu, c’est-à-dire, si tant est que nous puissions le concevoir, l’Enfer sur terre, c’est de s’être tué soi-même et, ce faisant, d’être hors d’atteinte, de s’exclure volontairement de la communauté des hommes, de leur sanction bien évidemment, mais aussi, et c’est cela qui compte le plus aux yeux du coupable, de leur pardon. On peut alors se demander s’il n’existe pas un troisième stade du mal, non plus simple violence ou éradication extrême de toute pitié mais néant, pure inactivité, froid absolu – et non plus chaleur des flammes –, froid du néant, celui dans lequel baigne par exemple le Satan paralysé que nous fait contempler Dante, dans le dernier cercle de son Enfer.
Il me reste, dans cette analyse, à évoquer un dernier point : le statut de la parole, statut qui fait de notre film une œuvre littéraire, autant que cinématographique. La parole, nous l’appréhendons grâce à Verbal Kint et à son intarissable bagout. Verbal Kint est le narrateur omniscient, lequel nous rapporte les faits et gestes, les paroles de ses amis truands (le discours est alors indirect), ou laisse ceux-ci parler : le discours est alors direct. Il y a encore l’interrogatoire de Verbal, où le dialogue plus que le simple jeu question/réponse, est le truchement privilégié d’une communication, d’une fascination. Les instances narratives, on le voit, sont complexes et parfaitement imbriquées les unes dans les autres, organisant ainsi une superbe mise en abyme, un jeu savant entre passé et présent. De tout cela, il ressort que c’est Verbal qui est maître du langage, comme l’est le diable, qu’il est maître des signes et des prodiges tout autant que de la parole, du verbe ; mais alors d’un verbe non plus miroir de la Vérité, comme l’est celui du Christ, mais semblant de celle-ci, contrefaçon, simulacre et mensonge (pour saint Jean, en 8, 44, Satan est le père du mensonge). C’est parce qu’il est parole faussée que Verbal peut nous faire croire, à nous autres crédules, que Kobayashi est autre chose qu’une marque de porcelaine. Si le diable est, selon les Pères de l’Eglise, Singe de Dieu, nul doute qu’il a le pouvoir de contrefaire la Parole divine, et que ce soit de ce double infernal qu’il tire le plus de joie sacrilège : d’ailleurs, pourquoi Verbal s’est-il laissé prendre par la police, si ce n’est pour l’unique plaisir de mener en bateau son monde, de tromper les imbéciles, ceux, justement, qui se croient plus malins que lui, à l’image du diable ?
Caïn dit : « C’est moi qui l’ai tué,
mais c’est toi qui a créé en moi
le Mauvais Penchant.
Tu gardes tout,
et tu m’as laissé le tuer ? »
Midrach Tan’huma, Genèse, 1, 9.
Et Dieu lui dit : « Aussi bien, quiconque tuera Caïn sera puni au septuple. »
Et Dieu mit un signe sur Caïn, pour que personne qui le rencontre ne le tue.
Genèse, 4, 15.
L’énigme démoniaque ne se réduirait pas à celle de l’effroi, de la terreur qu’elle provoque, mais répondrait à l’abandon dans lequel nous avons plongé ce ou celui qui nous fait peur. La déréliction du démon ou du possédé relève alors de notre responsabilité. L’ennemi démonisé est une figure, et cette figure est appelée à disparaître au profit d’un sentiment de responsabilité et de réconciliation entre moi et l’objet de ma peur ou de ma haine. Notre proposition sera que le démoniaque n’a de résolution que dans le face à face responsable où, littéralement, une reconnaissance doit avoir lieu.
F. Boyer, Quel face à face avec le démon, Figures du Démoniaque hier et aujourd’hui (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1992), p. 112.
Le cinéma n’en finit pas de décliner les visages du Mal. Après Usual Suspects, voici Seven l’année dernière. La première œuvre se plaisait à s’étourdir des illusions de la paradoxale réalité de Satan. La deuxième est la parfaite illustration de la logique démoniaque, que nous allons brièvement exposer selon deux voies d’analyse : la parodique et grotesque création que le Mal ne cesse de vouloir ériger face à celle du Bien ; ensuite, l’enfermement infernal (l’enfer enferme disait Jean-Luc Marion (1)) auquel le meurtrier de Seven, John Doe, se condamne.
Toujours le diable parodie son Créateur; si Satan a été surnommé par Justin Martyr le singe de Dieu, c’est que, dans sa haine et sa douleur inimaginables envers les hommes, envers la Création, envers Dieu, l’unique ébauche de création que le Malin peut affirmer ne peut que copier, ne peut que singer la première, l’œuvre du Créateur. Bernanos écrivait dans son Journal d’un Curé de Campagne ces mots qui, je crois, expliquent symboliquement Seven : «Je me dis parfois que Satan, qui cherche à s’emparer de la pensée de Dieu, non seulement la hait sans la comprendre, mais la comprend à rebours. Il remonte à son insu le courant de la vie au lieu de le descendre et s’épuise en tentatives absurdes, effrayantes, pour refaire, en sens contraire, l’effort de la Création» (2).
Tout est dit. Seven, c’est bien cela : la création de Satan, le Grand Œuvre des Ténèbres. Création inversée puisque, au lieu de donner la vie, elle donne la mort ; création morcelée au lieu d’être harmonieuse, faite de collages (le générique) et d’indices ridicules, qui rompt en quelque sorte l’unité primordiale. Création encore qui, comme celle qu’elle s’ingénie à contrefaire, se donne sept jours pour s’accomplir; création toujours – ou plutôt créations, car chaque meurtre de John Doe est un chef-d’œuvre : ici comme dans le récit de l’évangéliste Marc, le Diable est pluriel –, créations donc qui sont autant de sermons que Doe veut jeter à la face indolente de ses médiocres contemporains. Créations enfin dont les plus parfaites réussites sont ces cadavres qui rappellent quelque peu la macabre splendeur des corps en putréfaction d’un Grünewald, d’un Valdes Leal ou d’un Hans Holbein le Jeune. Dans Seven donc, c’est le Mal qui créé, ou tout du moins, qui s’efforce de créer, qui patiemment poursuit son œuvre maléfique alors que le Diable, on le sait depuis Tertullien, est impatient. La littérature est pleine de précédents, d’exemples d’œuvres presque exclusivement dédiées aux prestiges illusoires d’un Satan créateur, tentant d’ourdir, face à Dieu, les plans d’une construction qui serait tout entière l’émanation d’une contre-volonté prodigieusement, angéliquement perverse : ainsi songe-t-on au Huysmans d’À Rebours ou de Là-Bas, avec Des Esseintes ou Gilles de Rais, l’un, aristocrate pervers, recréant une thébaïde illusoire, l’autre, démiurge satanique, s’enfonçant épouvantablement dans le meurtre et l’horreur.
Seven cite Chaucer, Milton et Dante. Je crains qu’il ne s’agisse pas là, tout comme pour Usual Suspects citant Baudelaire, d’une simple coquetterie intellectuelle. Car Seven est à mes yeux une superbe illustration, le tableau animé de L’Enfer tel que l’imagina le poète florentin. Dans Seven cependant, le dernier cercle, l’ultime malebolge, celui du dernier meurtre, ne nous permet pas de rencontrer Satan, mais orchestre au contraire sa disparition, son leurre. John Doe meurt en se punissant lui-même... et s’estompe ainsi le meurtrier comme une fumée, lequel condamne son œuvre, ses actes, à l’incompréhension. John Doe meurt, et s’exclut volontairement du dialogue, de la compréhension, de l’amour et du pardon peut-être que ses meurtres appellent encore, mais de façon totalement dévoyée : ainsi, malgré son appel – Aidez-moi, a-t-il écrit derrière l’un des tableaux de sa deuxième victime –, John Doe ne peut être secouru par quiconque car, en se tuant, en se suicidant par la main de l’inspecteur Mills, il se damne, il s’enferme dans l’Enfer, il clôt parfaitement et définitivement la courbure négative du cercle satanique dont il est le prisonnier le plus exemplaire, puisque son propre geôlier, son propre juge, Mills, devient fou. Ainsi John Doe est-il parvenu à l’entraîner dans sa chute vertigineuse : Mills est hors jeu d’une certaine façon, comme Lady Macbeth tourmentée par le meurtre horrible de son doux roi Duncan. Seul John Doe cependant est, lui, incroyablement et irréversiblement hors jeu, c’est-à-dire perdu, c’est-à-dire condamné, hors d’atteinte, hors de portée du pardon et de la charité, au moins de celle des hommes, mais ceci est-il si sûr ? Aucun des sataniques imaginés par Huysmans, par Barbey d’Aurevilly ou par Bernanos – non, pas même Cénabre; seulement sans doute le mystérieux monsieur Ouine, dont la mort est close par un sceau apposé définitivement –, pas un seul de ces personnages n’est aussi radicalement embastillé que Doe : John Doe n’est bien sûr pas le diable mais, dans la sinistre volonté qu’il manifeste pour annihiler son être (pour annihiler l’Être), pour clore irrémédiablement celui-ci et le murer de ces enceintes qui sont probablement les mêmes que celles de l’Enfer, dans la machiavélique volonté qu’il a d’enfermer ceux qui le traquent dans la prison d’une culpabilité injustifiable, John Doe applique, dans leur lettre et leur esprit, les enseignements de son Maître.
Notes
(1) Dans un remarquable article intitulé Le mal en personne, Prolégomènes à la Charité (éditions de La Différence, 1991).
(2) Journal d’un Curé de Campagne, Œuvres romanesques (Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1974), p. 1087.