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07/04/2004

George Steiner dans ses récentes publications

Crédits photographiques : Mohsin Raza (Reuters).

Pour commencer abruptement, on ne s’embarrassera pas avec les deux petits livres d’entretiens, malheureusement réédités, entre George Steiner et Antoine Spire, ce dernier brillant par la banalité, voire la bêtise des questions qu’il pose à Steiner, celui-ci étant visiblement agacé par l’exercice d’explication somme toute vain auquel il se livre, ces entretiens finalement n’étant rien de plus que de petits exercices journalistiques sans conséquence (1). Spire est un gâcheur qui, conscient d’avoir découvert (bien tardivement toutefois…) un filon plus que précieux, est parfaitement incapable d’en extraire la plus petite pépite, fût-elle d’or plaqué.
Beaucoup plus intéressante me semble être la tentative de Cécile Ladjali qui, dialoguant pour la deuxième fois après Murmures avec George Steiner, énonce quelques vérités qui risquent de lui attirer les foudres (et bien évidemment l’envie) de ses petits collègues de l’enseignement publique. Rapidement exposées en autant de provocateurs titres de chapitres, ces vérités ont pour nom décrié autorité, goût du travail, exemplarité du texte classique, etc. (2) Bref, on le constate, des notions qui, pourtant cardinales dans la mission de l’enseignant, nous semblent tellement à rebours des mentalités contemporaines qu’il nous faut prendre quelque utile précaution avant de les prononcer, craignant d’être taxé, par tel ou tel inquisiteur insipide, de dangereux réactionnaire. Cécile Ladjali n’a cure des critiques qui, sans doute, ont fusé et fuseront de toutes parts, y compris, il fallait s’y attendre, de son propre bord. En voici néanmoins une, ou plutôt deux, qui ne lui ont peut-être pas encore été adressées : le premier écueil de ce livre d’entretiens est à mon sens une emphase quelque peu suspecte face à un maître qui, on le sait, n’est rien moins que fort sensible à la flatterie, même s’il s’en défend à présent qu’il n’a plus grand chose à prouver. Le second, à dire vrai découlant du premier, est une distance critique que la fascination évidente – et compréhensible – de cette jeune professeur pour Steiner me paraît grever lourdement. On me dira d’abord que le petit livre de Cécile Ladjali ne se prêtait certes pas à un exercice de distanciation critique, n’étant qu’un dialogue souvent savoureux qui toutefois eût pu être plus incisif. En outre, Steiner lui-même est parfaitement conscient de la charge érotique que contient tout enseignement réel de maître à disciple, comme il s’en explique à plusieurs reprises dans le livre éponyme qui reprend ses Charles Eliot Norton Lectures à l’Université de Harvard. Ajoutons, pour faire bonne mesure que, comme le souligne avec une belle ironie l’auteur lui-même, «Au maître en titre, il ne faut jamais prêter une confiance sans réserve»… On me dira enfin, sans doute, que ce petit livre ne peut évidemment avoir la portée des magistrales disputes (au sens médiéval du terme) entre Pierre Boutang (3) et l’auteur de Réelles présences. Cela va de soi, tout comme je conviens du fait évident qu’un espace critique trouvera infiniment plus de matière dans la confrontation entre l’auteur et plusieurs de ses commentateurs, fussent-ils quelque peu irrespectueux à l’égard du «Maître».
C’est par cette éminente vertu critique que se singularise ainsi l’exceptionnel travail réalisé par Pierre-Emmanuel Dauzat (par ailleurs traducteur impeccable de Steiner en français et auteur de livres étranges et érudits) qui a coordonné de main de maître différentes approches herméneutiques (en plus de textes inédits de l’auteur) dans un Cahier de l’Herne où les interventions les plus intelligentes ne sont pas celles, doit-on s’empresser d’ajouter, de quelques célébrités mais bel et bien les articles signés par des noms moins connus (par exemple mais il n’est pas le seul, celui de Marc Ruggeri qui a sondé les rapports de l’œuvre steinerienne avec le christianisme, perpétuelle écharde dans la chair de l’éminent penseur).
Arrivons à présent à ce qui nous semble être l’ouvrage – pourtant mince – le plus intéressant de notre liste, tant les textes qui le composent serviront de matrice évidente (puisqu’ils datent de 1974) à des œuvres plus abouties comme Réelles présences. Nostalgie… de l’absolu : voici bien, en effet, l’origine métaphysique de cette nostalgie que Steiner appelle bellement tristitia mais aussi la source de l’étrange mélancolie qui afflige notre époque, ou plutôt certains de ses plus grands penseurs, comme Heidegger, qui ne sont en fait, autre thèse du professeur anglo-saxon, que des théologiens malheureux, frustrés, en un mot obliques. Comme le furent, d’une certaine façon, Marx, Freud ou Lévi-Strauss, messies séculiers qui, contre l’assurance dont témoigne Steiner dans ce livre, continuent toujours de fasciner les intellectuels – surtout français, voire uniquement parisiens, ce qui est hélas la même chose. Sans doute est-ce parce que, avance Steiner, en dépit même des échecs (éminemment meurtriers avec l’idéologie communiste) de ces théories pseudo-scientifiques dans leur volonté louable de libérer l’homme de ses démons spirituels, en dépit même de la tendance contemporaine à se précipiter dans un surnaturel de contrebande ou de pacotille, nous sommes radicalement incapables, c’est notre chance et notre malheur, de ne pas questionner ce qui nous dépasse, cet absolu que nous ne pouvons nous résoudre à contempler au fond d’une flaque d’eau sale. Ce besoin d’absolu est donc, pense Steiner avec raison, inextinguible puisqu’il nous fait hurler, comme les chiens de Lautréamont, sous la voûte désormais vide. Continuons plus avant en affirmant (Steiner l’a d’ailleurs fait à maintes reprises, inspiré sans doute par les œuvres de Walter Benjamin et de Gershom Scholem qu’il admire) que ce même besoin d’absolu se reconnaît malgré ses travestissements les plus subtils. Ainsi, de nos jours, de l’école derridienne de la déconstruction, qui tente de saper le socle logocratique (4) sur lequel l’Occident a fondé son assise épistémologique et, en tentant de briser la colonne vertébrale de la grammaire (cette ultime trace du divin selon Nietzsche) et du texte considéré désormais comme simple prétexte, récuse l’idée d’une portée transcendante de l’œuvre d’art même si, à l’exemple de Paul de Man, les pontes derridiens n’en finissent pas de danser autour de l’Arche désormais vide. Quoi qu’il en soit, l’évidente grandeur de Steiner, dans ces livres comme dans tous ceux qui les ont précédés, est de nous rappeler sans cesse à notre devoir. Mieux, à notre mission, même si le mot déplait souverainement à nos contemporains : l’homme n’est plus grand-chose, peut-être même rien, s’il ne lève son regard au-dessus de l’horizon plombé que notre âge désenchanté veut refermer sur lui comme un couvercle étanche.

Viennent de paraître :
Nostalgie de l’absolu (Seuil, 10/18, coll. Bibliothèques).
Maîtres et disciples (Gallimard, coll. NRF Essais).
Les Logocrates (L’Herne).
Cahier de l’Herne George Steiner (L’Herne).
Éloge de la transmission du maître à l’élève. Entretiens avec Cécile Ladjali (Albin Michel, coll. Itinéraires du savoir).

Viennent d’être réédités :
Extraterritorialité (Hachette, coll. Pluriel référence).
De la Bible à Kafka (Hachette, coll. Pluriel référence).
Barbarie de l’ignorance. Entretiens avec Antoine Spire (Éditions Le bord de l’eau).

À lire :
George Steiner, Héritage et présence de l’esprit européen, entretien publié par la revue Esprit, décembre 2003.
Pierre Boutang, George Steiner, Dialogues (Jean-Claude Lattès, 1994), 16,8€.
Pierre Boutang, La Source sacrée (Les Abeilles de Delphes, t. 2, éditions du Rocher, 2003),.

Notes
(1) Il existe toutefois, heureusement, de belles exceptions comme les dialogues de Ramin Jahanbegloo, sobrement intitulés Entretiens (éditions du Félin, 1992, puis Le Seuil, coll. 10/18, 2000) dans lesquels, à deux reprises au moins, le journaliste force Steiner (avec d’ailleurs bien peu de réussite !) à lui répondre sur sa relation avec Dieu. Mentionnons encore l’entretien entre George Steiner et Ronald A. Sharp, datant de 1994 et recueilli dans Les Logocrates et celui avec Olivier Mongin et Isabelle Albaret dans le numéro du mois de décembre d’Esprit, même si, pour qui lit Steiner depuis longtemps, il n’y a dans les réponses du penseur rien de bien nouveau.
(2) Manque curieusement la possibilité (Steiner reste prudent) de la transcendance, qu’évoque l’auteur dans Maîtres et disciples (p. 185) : «Fût-ce à un humble niveau, celui du maître d’école, enseigner, bien enseigner, c’est se rendre complice du possible transcendant».
(3) Comme il est jouissif de constater que les sots, à l’exemple de Nicolas Weill pour Le Monde des Livres du 21 novembre 2003, n’en finissent pas de tenter d’expliquer, pour l’excuser ou en amoindrir l’horreur, la mystérieuse fascination de Steiner à l’égard d’écrivains jugés monstrueux comme Rebatet ou Boutang : et, pour masquer leur trouble de béjaune, les voici qui n’hésitent pas à chercher une explication bêtement psychanalytique, appuyée sur les analyses d’un Jeffrey Mehlman, évoquant le fait que la famille de George Steiner a réussi à échapper à la Shoah !
(4) Voir le texte de Steiner consacré à ce sujet dans Les Logocrates qui, il faut le préciser utilement, a été déjà traduit en français par Olivier Véron dans sa revue Les provinciales. Pierre Boutang, dans La Source sacrée, critique avec l’érudition pamphlétaire qui lui est coutumière les postulats déconstructifs chers à Derrida.