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07/03/2008

Maljournalisme 5 : à travers le miroir, par Jean-Pierre Tailleur

Crédits photographiques : Punit Paranjpe (Reuters).

«La manipulation idéologique commence par la première des tortures qui est celle du langage et de la parole»
André Hirt, L’Universel reportage et sa magie noire (Éditions Kimé, 2002), p. 282.


Quelques lignes tout d’abord, qui seront diversement jugées mais qui à mes yeux ont un intérêt évident : elles affirment dans leur froideur immonde, si l’horreur avait encore besoin d’être précisée (et elle l’est, hélas, elle doit toujours l’être…) que la Parole (je veux dire l’art, la beauté, l’esprit) est totalement impuissante face au Mal. Je ne dis pas, comme les petites robots de l’AFP, «attentat kamikaze» ou «terroriste», j’écris : le Mal. Voici donc ce que j’ai lu dans la presse (Le Figaro, édition électronique du jour, le compte rendu du Monde étant tout simplement aussi glacial que le réfrigérateur d’une morgue) concernant le double attentat à Beersheva et celui commis à Moscou : «Shlomi Makias, un volontaire de la police de 50 ans, était toujours sous le choc près de deux heures après l'attaque. Ce que j'ai vu aujourd'hui est sans précédent pour moi», a-t-il confié à l'AFP. «J'ai vu une petite fille disloquée et une femme dans un état impossible à décrire». Alexei Borodine, 29 ans, venait de sortir d'un magasin voisin au moment de l'explosion et a vu des victimes encore vivantes. «C'était des corps déchiquetés. Ces personnes cherchaient à se relever, mais ce n'étaient plus des humains», a-t-il dit à l'AFP. «Une des victimes, un homme, avait perdu son estomac, a-t-il ajouté ». Quel écrivain génial pour ne serait-ce qu’égaler la monstruosité d’un pareil spectacle, en des termes moins imposants, j’allais écrire pompeux, plus simples ? Quel Conrad, quel Benn quel Trakl plongés dans les replis de l’horreur moderne ? Quel Roberto Bolaño, dont je viens de terminer la lecture d'Étoile distante, reprise ménardienne, comme le confesse l'auteur, d'une des nouvelles les plus marquantes recueillies dans La Littérature nazie en Amérique qui évoquait la sombre histoire du lieutenant Ramirez Hoffman. Que fait Bolaño dans ce livre ? Il ne montre rien, il suggère : son écriture devient elliptique, selon une démarche bien connue de tous les écrivains (ceux que j'ai nommés et tant d'autres) qui ont évoqué le Mal, cette réalité illusoire, labile, ce prestige, dont on ne peut rien dire, que la littérature pourtant s'efforce d'emprisonner dans ses filets de mots et d'images.
On jugera dès lors que parler du journalisme, cette parole putanisée amoureusement disséquée par Karl Kraus, est un luxe de nanti ou... de pauvre d'esprit. Sans doute. Mais je persiste à affirmer que, sans la banale profanation quotidienne du langage par des milliers de plumes sales, des millions de bouches cariées, sans que nul ne paraisse s’en rendre compte et encore moins s’en affliger, nous donnerions aux choses, aux événements, à la réalité leur nom. Refuser de nommer ou, bien pire, donner un nom qui est faux, c’est nous condamner à vivre dans une réalité illusoire, virtuelle. De sorte que nous ne nous tenons plus devant le miroir, comme Alice : nous sommes prisonniers d’un mauvais rêve où les mots pipés dansent la gigue des morts et nous emprisonnent dans leurs rets.
Nous sommes leurs esclaves.
Voici donc le cinquième extrait de Maljournalisme de Jean-Pierre Tailleur. L’auteur se débat toujours pour tenter d’illustrer et défendre son livre auprès des frileux, cette population immense, anonyme, cette foule moderne, certes toujours aussi malléable depuis que Gustave Le Bon en a spécifié les caractéristiques ductiles et, hélas, sans doute éternelles si tant est qu’il faille imaginer une éternité des foules plutôt que leur auto-régulation cannibale et, bien évidemment, tout aussi anonyme.
Excellente lecture de ce pénultième extrait de Maljournalisme.

Le défaitisme des acteurs de l’édition

On peut mentir tout le temps à une personne ou bien une fois à tout le monde, mais pas tout le temps à tout le monde. Ce dicton s’applique-t-il à l’accueil que les médias grand public ont réservé à mon livre ? A de rares exceptions prés, n’ont-ils pas menti par omission à tous les amateurs d’essais sur la société française ? Mais je ne me suis pas résigné à l’abandon d’un bébé qui n’avait pas bouclé son cycle de vie. Le porte-à-porte électronique, par l’envoi de messages ciblés ou la participation à des listes de discussion d’Internet, m’a permis de le faire connaître dans certains cercles (grâce au forum journaLISTE, notamment, qui réunit environ 300 membres de la profession intéressés par la qualité des journaux, ou bien au site Acrimed, également très pertinent). Plus directement, j’ai aussi contacté de nombreux prescripteurs potentiels dans des manifestations comme le Salon du livre de Paris ou bien par téléphone. Antoine Mercier n’avait pas entendu parler de mes travaux, bons candidats à son émission polémique, lorsque je l’ai appelé en juin 2002 sur les conseils d’un ancien collaborateur de France Culture.
Ce marketing individuel a permis de creuser quelques brèches, aux dimensions proportionnelles de mes moyens, dans le mur du silence des médias. Mais permettait-il de compenser l’inertie observée dans le monde de l'édition ? J’ai parfois eu l’impression d’avoir confié ce bébé à des tuteurs qui n’étaient pas toujours à la hauteur, en effet. A une famille peu sensible à une naissance qui avait demandé une persévérance toute particulière et une longue gestation.
Pour commencer, le nom de baptême n’a pas eu ma préférence, aussi bien lors de la fausse couche Erreur à la Une qu’à l’accouchement de Bévues de presse. Le premier intitulé a été une trouvaille du Seuil et j’ai déniché le second à contrecœur, sur la pression de la filiale de Gallimard qui diffuse les livres du Félin. Ses agents commerciaux, rencontrés avec mon éditeur le matin du 11 septembre 2001, ont rejeté l’emploi du mot maljournalisme dans le titre parce qu’un «néologisme ça ne passe pas dans l’édition». Or, l’essai ne porte pas sur les bévues ou les erreurs commises dans la presse, il se situe au niveau du refus de les repérer et de les reconnaître. De plus, maljournalisme est une accroche marketing qui méritait d’être mise en avant, et qui a d’ailleurs retenu beaucoup l’attention des lecteurs du livre.
Cela étant, le titre que j’ai finalement proposé a le mérite d’être fluide et proche de «revue de presse». D’autre part, Le Félin a effectué un travail convenable au niveau de la mise en page, des corrections des épreuves, ne lésinant pas sur les efforts de promotion au moment du lancement. L’organisation commerciale et logistique m’a semblé bien huilée, quoique trop standardisée.
Le livre a été envoyé à de nombreux journalistes sans tenir assez compte de la spécificité d’un contenu qui s’attaque à leurs pairs, en effet. Une erreur à laquelle j’ai contribué, moi aussi. Ensuite, une fois la phase de mise à l’eau passée, j’ai été consterné par le défaitisme de mon éditeur, de son diffuseur et de la grande majorité des distributeurs. Ils n'ont par exemple pratiquement rien fait pour profiter de la vague Carton-Ruffin-Péan/Cohen début 2003. Concentrés sur les nouvelles parutions, ils semblent délaisser un fond éditorial qui peut contenir des ouvrages comme Bévues de presse : des livres discriminés par les médias à leur naissance, qui sont pourtant loin d’avoir atteint leur maturité une fois l’état de grâce de la promotion passé.
Ainsi, Le Félin a abandonné le combat au bout de trois-quatre mois, conformément aux habitudes de son secteur. Sans logique commerciale, en devenant un simple prestataire de service logistique. Cantonné dans un rôle passif, il continue de répondre (avec efficacité, je dois le reconnaître) aux demandes d’exemplaires gratuits de rédacteurs mendiants ou tardivement intéressés par mon précis du maljournalisme. Mais pour ajouter de l’huile de ricin à une soupe souvent saumâtre, je me suis aperçu que mon éditeur était quelque peu cavalier avec ses auteurs. Au début de l’été 2003, plus de quinze mois après la date contractuellement fixée, il ne m’avait toujours pas payé l’avance réglable au moment de la sortie du livre. J’ai constaté, à la lecture d’un article du bimestriel Écrire & Éditer et à l’écoute de plusieurs de mes compagnons de plume, qu’il abusait de notre isolement, ce qui est suicidaire pour une activité basée sur la fidélité et la confiance. L’engagement d’une procédure judiciaire m’a finalement permis de recevoir mon dû, en deux temps car Le Félin avait sous-évalué mes droits... Il paraît que je suis un auteur chanceux par rapport à d’autres, pourtant, ayant obtenu mes premiers chèques [NdA, août 2004 : depuis, force est de reconnaître que Le Félin s'est parfaitement amendé de ce comportement, dû à des difficultés financières passées].
Rares sont les acteurs de la chaîne du livre qui m’ont bluffé par leur réactivité et leur indépendance par rapport aux prescripteurs qui ont initialement boycotté l’essai. J'ai été assez agréablement surpris par les bibliothèques municipales, par exemple ; beaucoup d’entre elles l’ont commandé en le jugeant sur pièce, sans se laisser influencer par le relatif silence des médias. Celle de ma ville, présidée par une ancienne marchande de journaux, a refusé «parce que [je] critique le Midi Libre», le quotidien local. Mais cette réticence corporatiste, prêtant à sourire façon Clochemerle, m’a semblé être exceptionnelle.
J’ai en revanche été déçu par les libraires qui, vus depuis ma lucarne, semblent trop gérer les livres comme s’il s’agissait d’objets sans fonctionnalité, sans personnalité (je pense évidemment à ceux qui ont placé Bévues de presse en rayon humour). D’autres, plus minoritaires, ont fait preuve de plus d’énergie et d’acuité. La librairie sur Internet Amazon.fr, par exemple, a optimisé son stock de Bévues de presse en le couplant avec celui d’un des ouvrages médiatisés début 2003 (elle a certes suivi une logique commerciale mais il y avait une logique, au moins). Chez les distributeurs classiques, j’ai également noté la lucidité de quelques rayons Essais comme celui de Sauramps à Montpellier ou de Virgin Grands Boulevards à Paris. Ils ont misé sur son lectorat potentiel en le mettant en avant, conformément aux règles du merchandising et indépendamment du relatif silence des médias.
J’ai découvert l’importance des mises en place en rayon quand j’ai su que ces deux magasins avaient écoulé une trentaine d’exemplaires de mon livre en quelques semaines. Un niveau de ventes énorme, comparé par exemple à la soixantaine de Maîtres censeurs écoulés dans le Virgin Mégastore parisien durant la même période. Cet essai d’Élisabeth Lévy, paru quelques jours après le mien, a été médiatisé largement plus, en effet, notamment parce qu’il est l’œuvre d’une journaliste omniprésente dans la presse écrite et audiovisuelle (le rapport du nombre de lecteurs potentiels informés de l’existence des deux ouvrages a respectivement pu être de un pour mille).
J’ai constaté que dans la plupart des autres magasins, qui n’ont pas (pris) le temps de reconnaître le potentiel de l’essai, ses ventes se sont chiffrées à quelques unités seulement, dans les meilleurs cas. Le travail d’un chef de rayon ou d’un petit libraire consciencieux permet de combler considérablement le déséquilibre médiatique entre ouvrages au contenu ou à la qualité comparables.