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23/09/2004

Le long chemin d'Abraham : Francis Moury à propos d'Antisémitisme : la parole libérée d'Élie Chouraqui

Crédits photographiques : Bryn Lennon (Getty Images).

On lira ci-dessous une nouvelle critique de Francis Moury qui, certainement, provoquera quelque débat. C’est bien évidemment le but de ce texte – malgré, je crois, l’habitude de dialecticien qui est celle de l’auteur de balancer utilement, les uns par les autres, les points de vue – et sa conclusion, noire des menaces qui s’amoncellent au-dessus des têtes pleines de bourre de nos dirigeants, n’échappe guère, elle aussi, à la polémique.

À propos de Antisémitisme : La parole libérée (France – 2004) d’Élie Chouraqui et Yves Azeroual, avec Élie Chouaqui, Yves Azeroual, divers témoins de la société civile, administrative, religieuse.

Étant donné la nature documentaire de ce film et le sujet brûlant et polémique qu’il concerne, il nous semble impossible d’en offrir un résumé. Seule une critique d’ensemble permet d’en avoir une idée : mais une idée qu’on devra confronter à la sienne propre après l’avoir visionné : c’est tout le souhait du rédacteur.

Élie Chouraqui, réalisateur vedette aux côtés d’Yves Azeroual de ce documentaire, est un auteur de films de fiction et un metteur en scène de spectacles qui n’était jusqu’à présent guère connu pour une quelconque prise de position publique sur un problème social ou politique même si, comme tout artiste, ses œuvres parlaient de cela sans le prendre pour sujet toujours explicite. C’était un honnête homme de fiction. Mais on avait remarqué depuis quelques temps qu’il s’était inscrit en faux contre les thèses soutenues, selon lui, par l’islamologue Tarik Ramadan (invité récemment par une université américaine à diriger une chaire d’islamologie, invitation qui est aussi controversée là-bas mais signifie tout de même que cet intellectuel arabe ne peut être réduit à une simple posture unilatérale) (1) à diverses reprises. Et ici, il livre un documentaire clairement militant, ce qui ne l’empêche pas de contenir une part passionnante d’objectivité. C’est souvent la rançon paradoxale du militantisme : sa partialité brûlante, avouée d’emblée, lui permet d’obtenir des résultats qu’un documentaire objectif «bon chic bon genre» n’aurait jamais obtenus. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a été attaqué : on n’attaque pas du néant, du non-être. Chouraqui commence par dire grosso modo : «Je suis juif et je vais parler des attaques dirigées contre ma communauté par de jeunes arabes musulmans, ici et maintenant, en France – mais je suis aussi français, rationnel, objectif, montrant du vrai, cherchant le vrai, aimant la paix».
Chouraqui parle donc en citoyen de la République française mais aussi en tant que juif concerné par le problème global vécu par sa communauté des origines à nos jours. Dire cela de cette manière, c’est immédiatement pointer le nœud du problème : Chouraqui, comme tous les membres de sa communauté et comme aussi les membres qui ne s’en voudraient pas membres, appartient par la force des choses et de l’histoire, à deux mondes, un peu au sens où on avait pu écrire que le chrétien (pratiquant ou non) appartient à deux mondes, à celui de César et à celui de Jésus. Il appartient par éducation et culture autant à la France qu’à la communauté juive, et il est bien cousin proche de ceux qu’il nomme ses frères musulmans : l’histoire des civilisations étant ce qu’elle est, un français catholique, protestant, orthodoxe ou laïque, un juif (de confession judaïque ou non), un arabe (musulman ou non) sont essentiellement des êtres humains issus d’un même berceau dont la mer Méditerranée est le centre géographique et la Bible le texte religieux historique de référence commune. Tout trois sont «gens du livre» et leurs autorités religieuses se reconnaissent telles entre elles depuis que les guerres de religion du Moyen Âge et de la période moderne ont cessé vers le XVIIIe siècle. Du point de vue géopolitique, bien des liens unissent ces trois courants de civilisation. Cela paraît une évidence mais comme toutes les évidences, il est bon de la rappeler. En temps de guerre, de tels liens induisent inévitablement un déchirement au sein des consciences. Et on sait que les pogroms ont continué en diverses parties du monde après le XVIIIe siècle sans oublier la tragédie barbare de la Seconde Guerre mondiale.
Chouraqui dénonce donc, tout de suite après ce préambule – faits à l’appui à partir de l’exemple d’une école juive de Montreuil dont les élèves sont régulièrement agressés et que l’État ne protège pas efficacement puisqu’elle doit investir elle-même pour sa protection (situation inédite en France) – la montée d’un antisémitisme violent qui est le fait d’une frange qu’il reconnaît marginale de la population arabo-musulmane, frange qu’il chiffre à 1%. Il a raison de s’élever contre cette violence ignoble qui s’attaque lâchement à un homme ou une femme, voire à un adolescent ou à un enfant, sous prétexte qu’il porte le signe distinctif de sa religion ou qu’on le suspecte d’appartenir, en raison de son simple aspect physique, à la communauté juive laïque ou bien religieuse. Les enfants, les adolescents, les adultes des deux communautés juives et musulmanes avec lesquels Chouraqui et Azeroual dialoguent ouvertement conviennent de ces faits. Et le combat de ces deux réalisateurs contre de tel fait est bien sûr – devrait être – celui de tout français qui se respecte. On sait bien que ces faits inquiétants, insupportables existent : combattons-les sans relâche.
Dans une troisième partie enfin (même si certains aspects se chevauchent, il nous a semblé que c’était tout de même la structure globale du montage), Chouraqui interroge des témoins ayant des responsabilités dans la société civile ou politique voire religieuse : un membre du C.S.A., un islamologue, le maire de Montreuil, les membres d’une association d’amitié entre la France et la Palestine, un inspecteur d’Académie, quelques enseignants. Le but de ces entretiens est cette fois non plus d’établir les faits mais de les analyser et d’en rechercher les causes. Chouraqui en vient à la conclusion que les jeunes gens arabo-musulmans qui agressent les juifs le font parce qu’ils s’identifient à la cause des combattants palestiniens d’une part, à celle des combattants pour l’instauration d’un Islam radical dont Al Quaïda est le représentant médiatique le plus connu d’autre part. Et il dénonce certaines associations ou mouvements musulmans entretenant ce conflit ici, au cœur de notre pays. Il filme d’ailleurs des jeunes gens noirs et arabes arborant un drapeau au sigle arabe frappé d’une représentation schématique de fusil d’assaut, se réclamant de cette lutte. «Pourquoi (conclut-il en somme) ne pas préférer la lumière du dialogue et la reconnaissance de la vérité de l’autre aux ténèbres de la guerre et de la violence aveugle ? Pourquoi un conflit éloigné comme le conflit Israël-Palestine devrait-il se reproduire ici entre les deux communautés cousines de ces deux pays ?» Et il s’avoue convaincu que certains musulmans ont intérêt à prolonger ce conflit ici et maintenant. Il met en garde les autorités françaises contre ce danger évident.
Voici donc résumée, autant que possible, sans trop de trahison puisque résumer c’est toujours trahir, la riche substance du réel filmé, ce documentaire. Que penser de tout cela ? La question semble incongrue et vaine : il n’y a rien à penser. Juste à constater. Mais constater sans penser, c’est ne rien constater de ce que l’on croit constater. On ne peut vraiment constater que si on repense par dessus le constat. Une information n’a pas de sens a priori : elle en reçoit un a posteriori lorsqu’elle est réfléchie et mise en relation avec d’autres par un esprit, cherchant l’origine intellectuelle et morale du locuteur de l’information. Tentons, pour tout dire, de penser cela en maintenant la balance égale. Chouraqui l’a voulu : on peut bien tenter de le faire aussi après qu’on a vu son documentaire composé d’images qu’il a conçues en les ayants filmées, montées, commentées afin qu’elles agissent dans un but précis.
À vrai dire, autant les deux premières parties nous semblent sympathiques, autant la troisième nous semble un peu orientée voire faussée. On ne saisit pas très bien, par exemple, le lien – qui semble évident à Chouraqui – entre l’antisémitisme et la demande des jeunes filles musulmanes de porter le voile à l’école. Ni en quoi la déclaration du dirigeant arabe Place de la République disant en substance : «celui qui attaque un juif attaque un français, sachez que celui qui attaque un musulman attaque aussi un français» serait en tant que telle antisémite ? Quel rapport de cause à effet ? On lui rappelle que la France est le seul pays d’Europe à se poser un problème concernant cette question. On lui rappelle que les divers courants de l’Islam permettent à une musulmane de sortir soit voilée, soit demi-voilée, soit nue-tête et qu’on se demande pourquoi l’État laïque français ferait lui-même un choix entre ces trois tendances qui ne concernent que les intéressées. Il a certes choisi de le faire mais cela provoque la crise que l’on sait, crise dont nos voisins ont fait la sage économie, selon nous. Par ailleurs, on ne trouve nulle critique du comportement d’Israël envers les Palestiniens dans ce documentaire. Il évacue la question totalement. Elle n’est évidemment pas indifférente aux comportements qu’elle influence mais Chouraqui, au lieu d’en convenir d’abord, se contente de le déplorer. Qu’on imagine une petite scène de politique-fiction afin de bien prendre la mesure du problème : le journal télévisé français montre chaque soir des enfants français d’une communauté française résidant dans un autre pays se faire tuer par des mitrailleuses lourdes de chars d’une armée d’occupation étrangère. Et des kamikazes français se faire sauter régulièrement aussi afin de tuer l’occupant, organisant une guerre inégale entre terrorisme et guerre lourde menée par une armée régulière. Quel effet cela produira-t-il sur les familles françaises attablées paisiblement devant un tel spectacle à l’heure du dîner ? Un désir de vengeance immédiat et un sentiment de forte défiance vis-à-vis des membres de la communauté issue du pays d’occupation (fictif) en question. C’est l’évidence et Élie Chouraqui a l’air tout étonné que cela se produise ! On sait bien que la nature humaine est irrationnelle et que la justice des sociétés primitives était d’abord une justice de «solidarité», au sens archaïque du terme. Chouraqui regrette que des adolescents prennent fait et cause pour ce conflit et veuillent venger les membres de leur communauté attaqués là-bas en attaquant ici les membres de la communauté de leurs oppresseurs. Il souhaiterait probablement qu’on sépare absolument le juif français du juif israélien, et celui-ci de son compatriote selon qu’il est pour ou contre la politique menée par son État. Il pointe aussi la «responsabilité» des médias (dans le cas des feuilletons antisémites, il a raison mais dans le cas des informations normales du journal télévisé, c’est autre chose) et tout cela est un cercle vicieux dont il ne peut sortir. Il y appartient lui-même et il est, d’ailleurs, partie prenante dans cette histoire. Car Chouraqui, qu’il le veuille ou non, est d’un côté. Il n’est pas objectif : comment pourrait-il l’être ? Il sait qu’un juif français se définit d’abord par son attitude envers l’État juif israélien et le jugement qu’il porte sur lui, sur sa politique, sur sa guerre, sur ses actes en tant qu’État.
Il a parfaitement raison de dénoncer une violence aveugle et stupide dans laquelle les individus les plus simples d’esprit sont amenés à commettre des actes qui déshonorent l’humanité de l’homme, et la part de divin (rationnel comme irrationnel) qu’elle contient. Mais il est constamment pris au piège de cette dénonciation parce qu’il est, qu’il le veuille ou non, partie prenante du conflit qui est bel et bien à l’origine de ces faits abjects. Que les témoins juifs qu’il interroge sont partie prenante : vont-ils émigrer ou non là-bas ? Se sentent-il d’abord d’ici ou de là-bas ? Certains n’ont plus le choix : l’appartenance à leur communauté les met en danger ici et ils seront d’ailleurs en danger là-bas aussi s’ils y vont. Ils le savent même s’ils ne le disent pas ainsi. C’est sous-jacent mais parfaitement évident pour le moindre enfant regardant les informations qui peignent clairement la situation au jour le jour. Reste le problème du juif qui se sent détaché de sa communauté, et se veut juste un citoyen laïc, rationnel, moderne, aussi éloigné d’Israël qu’un Descartes ou qu’un Platon. Celui-là ne peut que souffrir devant tant d’aberration et sa souffrance sera rationnelle.
Chouraqui ne va pas jusqu’au bout de sa démonstration : au lieu de prendre à bras-le-corps le sujet réel, il voudrait justement qu’il disparaisse comme par magie, que les adolescents arabes fassent abstraction de ce qui passe «là-bas, à 4 000 km d’ici» ! Comment une conscience humaine le pourrait-elle ? C’est d’ailleurs cela que disent clairement – c’est une évidence pour presque tout le monde sauf le réalisateur qui a l’air de le découvrir avec effroi – une partie des témoins ou acteurs qu’il interroge. Cet homme à la kippa interrogé au tout début du documentaire le dit justement et lucidement d’emblée : «- Ils nous assimilent aux Israéliens et à la guerre de Tsahal». Ces jeunes arabes au pied d’un immeuble le disent aussi clairement : «- Il y a une guerre entre nos deux peuples et nous prenons partie pour le nôtre». Chouraqui a parfaitement raison de signaler la nature inédite de ce nouvel antisémitisme mais tout dans son documentaire amène à l’évidence de son origine : la guerre d’Israël et on peut même dire Israël comme guerre perpétuelle depuis sa naissance, Israël exprimée par Tsahal mais surtout Tsahal comme bras armé (certains de ses soldats souffrant parfois, on le sait, car conscients de l’aberration de la situation même si certains autres ne souffrent nullement et considèrent leur combat comme juste a priori comme a posteriori) d’Israël. Israël a le droit d’exister – chaque peuple a droit à un état et on ne voit pas pourquoi il faudrait être antisioniste puisque ce serait en effet dénier au peuple juif ce droit fondamental : la protection d’un État – mais il n’était peut-être pas nécessaire que cet état s’installât sur une terre en grande partie (on nous excusera de ne pas préciser au m2 près) palestinienne. Certains sionistes avaient d’ailleurs parfaitement et intelligemment prévu les problèmes que cela poserait et envisageaient de s’installer en Patagonie ou dans d’autres terres inhabitées. Et on peut remarquer que certains soldats d’élite de Tsahal sont amers et considèrent qu’on leur fait commettre des crimes contre leur conscience au nom d’une raison d’État qui n’a plus de sens puisqu’elle pervertit de l’intérieur l’idéal humaniste qui lui a donné naissance.
C’est un vaste débat qui ne sera à ce stade plus tranché par la raison ni la morale – les bornes du moral et du raisonnable sont bafouées journellement dans ce conflit – mais tout bonnement par la contingence de l’histoire et Chouraqui a raison de revendiquer qu’on en parle, chez nous, plutôt que de se battre à cause de lui. Celui qui veut vraiment se battre doit plutôt aller se battre là-bas ou bien attendre en toute sagesse un éventuel jugement de Dieu, de l’Histoire ou de la Raison dans l’histoire, au sens hégélien. Il a la chance d’avoir le choix d’y aller ou non. Ceux qui sont nés là-bas ne l’ont pas. Ceux qui se pensent comme plus de là-bas que d’ici considèrent qu’ils ne l’ont pas non plus et c’est là tout le problème. Un problème que nulle dénégation rationnelle ne pourra surmonter. Par ailleurs un français idéal et abstrait qui ne serait ni juif ni arabe (mais chaque français a forcément quelques gouttes de sang juif et arabe : d’abord spirituellement à défaut que ce soit biologiquement) pourrait penser cela. Mais un arabe qui se sait arabe, un juif qui se sait juif (il s’agit bien d’abord et avant tout de sa conscience de soi et non pas d’on ne sait quel critère «objectif» d’appartenance) ? Il est pourtant inévitable que certains, dans les deux camps (les «militants») voire un peu dans le troisième (les «concernés») pensent exactement le contraire et préfèrent en effet que la guerre s’étende ici. D’ailleurs, c’est déjà le cas : nous sommes embarqués. C’est bien le terrible constat : terrible pour la paix civile et la concorde républicaine française, qui ressort, lui, très clairement de ce documentaire. Ce que Chouraqui a vu dans son documentaire déchirant et déchiré, c’est l’éclatement du mythe républicain comme ciment trans-communautariste et Israël comme source objective de ce nouvel antisémitisme qui reprend d’ailleurs les clichés de l’antisémitisme traditionnel bien étudié par nombre d’historiens dans la seconde moitié du XXe siècle. Les réactions des personnels administratifs interrogés sont d’ailleurs ahurissantes de fausse objectivité et de cynisme : ils ne sauvent même pas les apparences et la caméra de Chouraqui est impitoyablement drôle quand elle se pose sur eux. Il faudra que l’État jacobin français en prenne son parti, comme, ironie de l’histoire, les USA en ont pris le leur. Et vivre avec. On vit mal avec l’irrationnel et avec la guerre : on n’y peut rien. Chouraqui doit relire Spinoza mais aussi Hegel. D’ailleurs, il les a sans doute lus : qu’il les relise. Son documentaire est vrai mais de ce vrai il tire une conséquence en forme de médiocre souhait illusoire, d’une platitude atterrante. La vérité a ceci de terrible qu’elle est réelle et le réel a ceci de terrible qu’il est vrai : la guerre s’étend. La guerre est hélas le vrai de cette situation. Peut-être même plusieurs guerres issues d’une même matrice. Souhaiter la paix n’a jamais arrêté une guerre. Seul le philosophe Alain, qui avait pourtant participé à la pire des guerres en 1914-1918, a pu le croire, devenu vieux. Une guerre s’arrête lorsque les raisons de la faire ont disparu. Lorsqu’elle ne rapporte plus suffisamment pour qu’on la poursuive. Ou encore, et surtout, lorsque l’un des deux camps est tout bonnement vaincu. Il faut que Chouraqui relise aussi Karl von Clausewitz.

Note
(1) Note de JA : Tariq Ramadan, 41 ans, de nationalité suisse, n'a pas pu accepter un poste à l'université de Notre Dame à South Bend, dans l'Indiana, car un visa de travail aux États-Unis lui avait été refusée en juillet dernier.