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01/04/2005
Qui est contre l'Europe ? Réponse à Francis Moury, par Serge Rivron
Crédits photographiques : Rodrigo Abd (Associated Press).
«Hic et nunc» : parce qu'il n'y a aucune éternité en politique ni aucune vocation d'aucun pays ni peuple devant l'histoire, c'est précisément de cet endroit et de ce présent, sur lequel Francis Moury clôt son plaidoyer Pro Europa, que je fonde mon opposition au Traité constitutionnel qu'on nous propose de valider.
Ma réponse pourrait au fond s'en tenir là, étant entendu que je ne me reconnais citoyen d'Europe, avant de me sentir également citoyen du monde, qu'autant que je suis né en France et que ce terroir sublunaire, tout vicié qu'il soit, me paraît essentiel à la formation de mon être, comme il m'aurait paru essentiel d'être ce que je suis et de m'en préoccuper si mes poumons avaient dû apprivoiser les miasmes d'autres latitudes.
Certes «modèle européen» il y eut bien à plusieurs reprises dans l'histoire, au moins dans la volonté et la prescience de quelque puissant et visionnaire que la providence avait placé à la tête de l'un ou l'autre de ses peuples : mais si l'on peut citer César, Charlemagne, Louis XIV ou Napoléon, il ne faudrait pas pour autant oublier trop facilement que le rêve de ces quelques hérauts a souvent été défait par ceux-là même qu'il visait à unir. Parce qu'il ne suffit pas, en politique plus qu'ailleurs encore, de viser juste pour réussir : il faut surtout essayer d'AGIR juste (à oublier trop rapidement cette évidence, on pourrait tout aussi bien citer Adolf Hitler au palmarès des «remarquables» ayant eu une vision pour l'Europe).
Dieu soit loué, le Traité constitutionnel qu'on nous soumet a au moins retenu de la leçon d'humanisme que notre vieux continent s'est adressée à lui-même au cours des cycles guerriers des deux derniers siècles, qu'on ne puisse plus fonder durablement d'empire sur la contrainte ni la force, et qu'aucune conquête n'a d'assises meilleures que lorsqu'elle opère par le commerce et la prospérité qu'elle apporte.
A partir de là, les seules questions qu'il me paraît utile de poser sont : quelles sont les valeurs que prône en vérité cette Constitution ? Comment se donne-t-elle les moyens de les défendre ?
Et c'est précisément pour trouver des réponses à cette question qu'il faut hélas se livrer à la fastidieuse lecture, et si possible à l'analyse, des «détails» (c'est-à-dire des articles auxquels notre approbation donnerait force de loi). C'est ce que j'ai modestement essayé de faire, et c'est cet examen INDISPENSABLE même si parfaitement suranné, que j'ai livré dans ma «critique». Le bilan, hélas, m'en paraît suffisamment lourd, et c'est au nom de mon enthousiasme Pro Europa que j'appelle de mes vœux le salutaire sursaut que seule la France, pour des raisons historiques qui ne remontent pas aux calendes mais qui depuis 1 500 ans environ se surajoutent périodiquement les unes aux autres, peut provoquer en donnant une fin de non-recevoir cinglante à cette calamiteuse proposition de Constitution.
Certainement, comme le souligne Francis Moury, «cette Constitution-là subira le sort des traités antérieurs […] les juristes et les politiques l'amenderont jusqu'à la rendre méconnaissable». En tout cas il faut le souhaiter, même si le législateur européen a tout fait pour rendre toute modification extrêmement difficile. Et alors ? Le Traité de Versailles fut-il un excellent traité pour autant que les années 20 puis 30 réussirent à l'amender un peu ? Et les accords de Munich ? On pourra sans doute me rétorquer que ces deux Traités-là (parmi 1 000 autres exemples de la stupidité dont sont capables les puissants qui ont à donner corps au présent et à l'avenir des peuples) étaient beaucoup plus contestables dans leur esprit que le Traité qui nous est présentement soumis… oubliant encore que des nations entières les ont loués, qui ne s'intéressaient pas aux détails et n'imaginaient pas que l'histoire puisse leur donner un poids suffisant à les rendre si indissociables à nos yeux des principes essentiels qu'ils proclamaient et qui parurent si doux, si salvateurs ou augustes à leurs contemporains.
«L'Occident existe. L'Europe existe.» J'en suis intimement persuadé (même si les deux concepts ne me paraissent pas recouvrir une même réalité). La Constitution qu'on nous propose, apparemment, en est beaucoup moins certaine, puisqu'elle ne nous en donne de définition qu'au travers de la description d'un «grand marché» à organiser, et auquel tous les pays de la planète apparemment peuvent s'agréger. Nul doute que pour l'historien du 35e siècle, si la terre existe encore, cette manière «pacifique» pour une poignée de nations d'envisager l'hégémonie planétaire de nos valeurs, si elles ont triomphé, paraîtra visionnaire et charitable. Un historien a vite fait de ne considérer l'histoire que sous l'aspect des grandes vocations qu'elle réalise ou qu'elle défait. Mais de la façon dont le Traité constitutionnel envisage d'aborder la construction de ces siècles à venir, en fondant l'espoir des citoyens d'Europe sur la durabilité d'une prospérité qu'on sait inéluctablement régressive d'ici 40 ans à peine, en fondant l'espérance des hommes sur leur faculté unique à produire et à consommer, je suis persuadé qu'il les emmène, qu'il nous emmène à brève échéance, à la pure et simple disparition de cette Europe et de cet Occident. Ne serait-ce, en premier lieu, que parce qu'il en méprise absolument les racines et les valeurs.
Rien ne sert, effectivement, de crier «l'Europe, l'Europe, l'Europe ! en sautant sur sa chaise comme un cabri». L'Europe il faut la bâtir, et pas avec des vœux pieux (une défense commune) ni avec un idéal (le bonheur par l'argent) qui vont à contre-courant de ce qui est réalistement faisable et moralement souhaitable, parce que ne tenant dans un cas comme dans l'autre aucun compte de la réalité historique et idéologique de l'Europe actuelle.
Vous arguez, aussi, de la réussite de l'euro face au dollar pour montrer le pragmatisme de nos techno-dirigeants et louez au passage l'effort «consenti» par les Européens pour lui donner consistance. La réussite de l'euro démontre à mes yeux l'un des plus inquiétants handicaps dont souffrent les «organisateurs» de l'Union européenne : une incapacité à la penser comme radicalement différente – en l'occurrence des États-Unis, mais il est probable qu'elle souffre de ce travers vis-à-vis de toutes les sociétés. Parce que 35 ans d'hégémonie économique des USA étaient dus à la force de leur monnaie, l'Europe a voulu et réussi à se doter d'une monnaie forte, sans être capable de penser ni d'agir l'économie hors du monétarisme. Elle a effectivement aujourd'hui une monnaie forte mais elle découvre enfin que la monnaie est une pure fiction, un artéfact à la valorisation des échanges, et que même au regard de l'économie qu'elle prône, les USA caracolent encore et pour longtemps très en avant des absurdes et chers rêves européens (ceux-là même qu'on retrouve dans le Traité de constitution) de bonheur par la prospérité, de consommation dispendieuse et de surproduction tous azimuts. Parce que ce sont eux qui pour l'heure font les échanges, que leur monnaie soit forte ou faible.
«La politique est affaire d'idéalisme. En matière de politique l'idéalisme équivaut au plus dur réalisme» : je suis totalement d'accord avec vous sur ce paradoxal point. Cette constitution me paraît bel et bien, à cet égard, totalement dénuée de réalisme et sans aucun doute parce que, à part cette benoiserie de promouvoir une vague paix mercantile, elle manque cruellement d'idéalisme. Et en réalité, quel que soit le résultat du référendum, tout le monde le sent bien… vous, le premier, en ne cessant d'essayer de prendre de la hauteur par rapport à ce Traité dont vous n'avez rien à dire et dont vous constatez que personne ne l'a lu et que personne n'a envie de le lire.
Or, face à ce constat et parce que je suis Français et Européen en même temps et que j'ai envie de proposer à mes descendants un modèle dont je n'aie pas à rougir, je n'hésite pas une seconde à évoquer moi aussi les mânes de Polybe, Nietzsche, Valéry et de combien d'autres de ces grands idéalistes et quelquefois remarquables stratèges qui ont fait notre histoire, pour demander que les exigences qu'ils m'ont fixées comme horizon ne soient pas bafouées par un «torchon de papier», fut-il constitutionnel.