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31/01/2006

Inactualité essentielle de Karl Kraus

Crédits photographiques : Adam Hunger (Reuters).

«On s’étonne qu’il ait pu exister une haine d’une telle ampleur; à la mesure même de la guerre mondiale, qui s’acharna sans démordre, avec une fureur lucide, quatre années durant.
Faible était, en comparaison, la haine des combattants mêmes, qui s’acharnaient contre un ennemi désigné pour eux et, jour après jour, dépeint sous les couleurs les plus fausses.
[…]
Karl Kraus, en lui, porta seul cet Etna de haine; durant les quatorze années de la Fackel, il s’était exercé pour cela; par des offensives grandes, petites, et mesquines aussi, il avait appris tout ce qui lui profitait maintenant.»
Elias Canetti, La Conscience des mots.

«Car la structure qui fait défaut à l'ensemble est présente dans chaque phrase et saute aux yeux. Toutes les tentations de l'assemblage que l'on prête si généreusement aux écrivains s'épuisent pour Karl Kraus dans la phrase isolée. Sa préoccupation est celle-ci : une phrase à laquelle on ne peut toucher, sans défectuosité, sans faille, sans virgule mal placée – une phrase en suit une autre, un fragment succède à un autre, constituant une muraille de Chine. L'assemblage est partout de bonne qualité, on ne saurait à aucun moment se tromper sur son caractère, mais nul ne sait ce qu'elle enclôt véritablement. Derrière cette muraille il n'y a pas de royaume, elle est elle-même le royaume, toutes les sèves du royaume qui a peut-être existé sont passées en elle, dans sa facture. Il n'est plus possible de dire ce qui fut extérieur, le royaume s'étendait des deux côtés, elle en est le mur vers l'extérieur comme vers l'intérieur. Elle est tout, cyclopéenne fin en soi parcourant le monde, les montagnes, les vallées et les plaines et de nombreux déserts.»
Elias Canetti, Karl Kraus, école de la résistance.


Karl Kraus, Les derniers jours de l'humanitéKarl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, avec une préface de Jacques BouveresseJ’avais annoncé, dans un vieux billet paru dans la Zone, que j’allais désormais publier, chaque fois que je le pourrais, un extrait de Karl Kraus placé en exergue de chacun de mes textes. Je ne l’ai pas fait, honte à moi. Car il est tout de même assez affligeant de constater le peu d’intérêt que suscite, en France, l’œuvre virulente et salutaire de Karl Kraus. Certes, les éditions Agone viennent de publier, tous deux remarquablement traduits, Les derniers jours de l’humanité ainsi que la Troisième nuit de Walpurgis. Certes encore, Jacques Bouveresse ou André Hirt par le biais d’articles (par exemple dans la revue Austriaca), de préfaces (dont celle, remarquable, qui introduit la Troisième nuit) et de monographies, ont avec justesse commenté la pensée et l’écriture de Kraus mais rien n’y fait, le nom du polémiste autrichien ne semble point pouvoir dépasser le cercle d’une poignée de happy few. L’influence souterraine qu'exerça un autre damné des lettres, Léon Bloy, mort lui aussi dans une scandaleuse indifférence malgré le cercle intime de ses amis les plus proches, paraît d’ailleurs être sans commune mesure, si on la compare avec celle, plus ou moins avouée par les intéressés (qui parfois se déprirent de leur fascination, tel Canetti…) qui fit de Kraus un très rude maître à penser. Seules, d'ailleurs, les âmes vulgaires peuvent songer, à tort, que je désignerai ici sans le nommer tel auteur spécialisé dans l'organisation de banquets pour vermine, à mon sens bien piètre défenseur du Mendiant ingrat. Je songe en revanche, beaucoup plus sérieusement, au fascinant, au coruscant et érudit Louis Massignon évoqué par Autié. Kraus, qu'il faudrait sans doute prendre la peine d'étudier en gardant à l'esprit l'inimitable Bloy, Massignon et, entre ces deux-là, toute la chaîne d'or des âmes compatientes et des intersignes, l'abbé Boullan, Huysmans et le Père Charles de Foucauld. Nous y reviendrons peut-être à ces auteurs, depuis le temps que je souhaite évoquer Huysmans...
Kraus donc.
Dans le numéro du 9 décembre 2005 du TLS (The Times Literary Supplement), George Steiner , concluant son article, prétend pourtant que l’attention des intellectuels français grandit à l’égard de Kraus. Peut-être que Steiner n'a pas tort, vu qu'existent en France, presque tous disponibles, de nombreux ouvrages de Kraus. Cependant, nous devons remarquer en premier lieu que le livre d’Edward Timms (qui est en fait le deuxième volume d’une importante étude intitulée Karl Kraus : Apocalyptic Satirist, édité par Yale University Press) dont George Steiner rend compte dans ce même article n’a bien évidemment toujours pas fait l’objet d’une traduction française et, ensuite, craignons que, comme pour Walter Benjamin, il y a bien des chances pour que les imprécations de Kraus soient vite récupérées puis acclimatées sous la pâle lueur de l’étoile rouge qu’est le gauchisme. Et, de fait, les deux pistes d’étude que Steiner avance, d’abord celle d’une remarquable ressemblance entre le style de Karl Kraus et celui d’Ezra Pound, ensuite celle d’une influence profonde, séminale comme il se plaît à le rappeler, dans le style même de l’imprécateur, de l’Ancien Testament, il y a disais-je, de fortes chances pour que ces intuitions et d’autres soient pieusement noyées sous les convenances alors que seront mises en exergue les analyses au scalpel appliquées par Kraus sur les dérives de la société de consommation. Qu’écrit George Steiner ? D’abord ceci : «There are many analogies [between Kraus and Pound]. As the recent gathering and publication of Pound’s literary-economic articles in Italian confirms, both seers were possessed by the conviction that the ruin of language and that of economic-social conditions go hand in hand». Ensuite : «What remains utterly Jewish in Kraus' concerns is not only the dark, mordant laughter, but the biblical prophetic idiom of the major interventions». Il est donc temps, grand temps que la France se débarrasse de ses œillères gauchissantes et qu’un ou même plusieurs travaux de réelle importance, en plus de ceux que j’ai cités (et de ceux qui doivent paraître), soient consacrés à Karl Kraus, dont les sots et primaires contempteurs du satanique Capital ne retiennent que les éructations contre l’ignominie d’un monde devenu tout entier marchandise.
Je vais dès à présent reprendre mes vieilles habitudes en citant donc ces quelques lignes spectrales, énigmatiques, de Kraus, extraites d’un texte intitulé En cette grande époque, datant de 1941 : «Il est trop profondément ancré en moi, ce respect de ce qu'a d'immuable le langage toujours subordonné au malheur. Dans les régions désertiques de l'imagination, où l'homme meurt de famine spirituelle sans que son âme ait seulement ressenti cette faim, où l'on trempe sa plume dans le sang et les épées dans l'encre, il faut faire ce que personne n'a pensé, mais ce qu'on s'est contenté de penser est indicible.»
Dernier mot enfin, concernant un sujet finalement pas si éloigné de celui que sonda sans relâche Kraus : je publierai, après cette note, une étude inédite tout à fait remarquable de Jean-Luc Evard sur la Shoah.