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12/04/2006
Le Chevalier des Touches de Jules Barbey d’Aurevilly, par Germain Souchet
Christian Petersen (Getty Images).
Sous-titré Christianisme, mythologie, figures du passé, je publie dans la Zone l'article de Germain Souchet consacré au Chevalier des Touches de Barbey d'Aurevilly.
Le Chevalier des Touches est bien plus qu’un simple roman historique; s’il n’avait été que cela, nul doute que Jules Barbey d’Aurevilly se serait davantage étendu sur l’histoire de ce personnage, sur ses multiples missions au service des princes, et qu’il nous aurait donné encore plus de détails sur sa captivité et son évasion rocambolesque. Mais ce roman est en réalité le conte d’un temps révolu, révolu parce que détruit par la Révolution Française.
On ne lit malheureusement pas la prose aurevillienne dans les collèges et lycées de la République, car son propos n’est pas politiquement correct. On préfère nous enseigner que la Révolution fut la glorieuse libération d’une France abrutie par la royauté et l’Église, et que la Vendée et les Chouans menèrent un combat d’arrière-garde contre ce grand moment d’illumination de l’humanité… Victor Hugo, le poète officiel des programmes scolaires, résume bien la pensée dominante dans son poème Jean Chouan :
«Frères, nous avons tous combattu; nous voulions
L’avenir, vous vouliez le passé, noirs lions;
L’effort que nous faisions pour gravir sur la cime,
Hélas ! Vous l’avez fait pour rentrer dans l’abîme; […]
Mais sur vos tristes fronts la blancheur d’en haut tombe,
La pitié fraternelle et sublime conduit
Les fils de la clarté vers les fils de la nuit,
Et je pleure en chantant cet hymne tendre et sombre,
Moi, soldat de l’aurore, à toi, soldat de l’ombre».
L’Histoire donne souvent raison aux vainqueurs. Le grand tort des Vendéens et des Chouans est d’avoir perdu. Il est désormais de bon ton de croire que la Révolution était la lumière et les contre-révolutionnaires l’ombre. Il y eut pourtant des excès des deux côtés et le combat des Vendéens, au départ favorables aux idées nouvelles et qui ne demandaient qu’à conserver leur religion et aimaient leur Roi, était en fait bien légitime. Pourtant, Victor Hugo, toujours dans le même poème, croyant sans doute parler au nom de toute la France – son ego n’avait d’égal que son immense talent de versificateur – a l’audace d’écrire à l’adresse des opposants à la Révolution : «[…] Moi, le banni, je suis pour vous clément» (c’est moi qui souligne). Dommage que les colonnes infernales de Tureau et que les envoyés de la Convention ne l’aient pas été en leur temps; le sang des 180 000 Vendéens assassinés après l’arrêt des combats n’aurait pas souillé le sol français…
Chez Barbey, on entend un son de cloche – ce son que l’on n’entendait même plus sous la Terreur, les églises étant fermées et les prêtres persécutés – radicalement différent. Le parti pris de l’auteur en faveur des Chouans est évident. Mais, contrairement à L’Ensorcelée où il ne met en scène des atrocités que du côté des Bleus, l’auteur n’hésite pas à dévoiler quelques aspects de la légende noire des Chouans. Lors de la première expédition des Douze, à Avranches, on apprend que la Hocson, la gardienne de prison, a perdu son fils dans d’atroces conditions, «non pas tué au combat, mais après le combat, comme on tue souvent dans les guerres civiles, en ajoutant à la mort des recherches de cruauté qui sont des vengeances ou des représailles». De même, Mademoiselle de Percy concède, au cours de son récit, que «les Chouans avaient une renommée sinistre, et parfois ils l’avaient méritée». Enfin, la vengeance du chevalier des Touches à l’encontre du meunier l’ayant trahi est inutilement cruelle et ce supplice d’un raffinement barbare n’obtient pas l’approbation de tous. Alors même que le chevalier annonçait son intention de se venger, La Varesnerie, l’un des Douze, «eut […] la prévision de quelque chose d’épouvantable, qui devait amener d’épouvantables représailles et noircir un peu davantage la noire réputation des Chouans, qui l’était bien assez comme cela».
Si Barbey ne cède pas à la tentation de l’apologie sans nuances de la chouannerie, il nous décrit cependant ces partisans comme des héros, au sens mythologique du terme. La référence à l’Antiquité, grecque ou romaine, est en effet permanente, de même que l’appel au christianisme, à ses symboles, à ses valeurs. L’usage de ces deux métaux précieux, fondus ensemble par un maître ciseleur pour donner un airain de Corinthe littéraire, fait du Chevalier des Touches le roman par excellence d’une Europe multiséculaire et triomphante, engloutie en quelques décennies dans les idéologies de l’époque moderne, du jacobinisme terroriste au marxisme, en passant par le soixante-huitardisme attardé. Si les idées de la Révolution – la liberté, la justice, l’égalité civile et civique, la démocratie – étaient incontestablement amenées à triompher, on ne peut que regretter que cette victoire se soit faite par les armes et dans le sang, et que, encore aujourd’hui, une part importante de l’échiquier politique se croit obligée de faire table rase absolue de tout ce qui s’est passé avant 1789. Pauvre Europe, héritière des philosophes grecs, de la République romaine et du christianisme, qui, en élaborant sa constitution, refuse toute référence à ces trois métaux précieux ayant pourtant servi à sculpter son berceau et dont, au fond, les idées des Lumières ne sont qu’un avatar adapté au monde moderne !
Le Chevalier des Touches, à rebours de ces idéologies parricides, rend hommage aux origines de l’Europe et de la France. Certes, Barbey se permet des libertés avec la réalité, mais en magnifiant cet épisode ignoré de la grande Histoire, il ressuscite un monde passé, sans doute idéalisé, mais la Mémoire ne sert-elle pas justement à construire, sur les bases d’un passé aimé, un avenir plein d’espérance ?
Au cœur du roman, l’expédition des Douze pour délivrer le chevalier comporte en elle-même la double référence chrétienne et mythologique. En effet, les Douze renvoient aux douze apôtres du Christ, parallèle d’autant plus convaincant qu’en fait de douze, on compte treize braves, Vinel-Royal-Aunis, blessé et laissé pour mort, ayant été remplacé par Barbe de Percy, tout comme Judas, après son suicide, fut remplacé par Matthias (Actes des Apôtres). Mais, comment ne pas voir en même temps que ces Douze pourraient tout aussi bien être les douze dieux de l’Olympe ? Chacun de ces Chouans, en effet, se distingue par un trait de caractère (M. Jacques par une ténébreuse et mélancolique bravoure, Vinel-Royal-Aunis par sa truculence, La Varesnerie par son élégante politesse, Juste Le Breton par une force herculéenne…) comme les dieux grecs et romains personnifiaient un principe, une notion ou une valeur. Ce n’est d’ailleurs que par ces quelques traits de caractère que l’on connaît les personnages, les individus comptant moins dans ce roman que les valeurs qu’ils incarnent.
En fin de compte, les dieux de l’Olympe paraissent bien l’emporter sur les Apôtres, le chevalier des Touches, présenté comme Némésis – fille de l’Océan et de la Nuit, les deux éléments privilégiés du chevalier dans ses missions – assouvissant un désir de vengeance bien cruel au lieu de faire preuve de la grandeur d’âme et de la miséricorde chrétiennes. La cruauté est d’ailleurs un thème qui revient souvent chez cet étrange personnage, à la beauté presque féminine, au point qu’il était surnommé «la Belle Hélène» par ses contemporains ; assoiffé de sang comme une «guêpe» – un autre surnom – prête à sortir son dard, capable de trancher d’un coup de mâchoire le pouce d’un gendarme sur le point de l’arrêter, cet androgyne, roi de la mer, cumule à lui seul de très nombreuses comparaisons avec l’Antiquité. La cruauté des dieux grecs est d’ailleurs bien connue et les figures androgynes étaient assez fréquentes dans la mythologie. Le chevalier, au fond, n’est pas admirable, il est simplement fascinant par sa détermination farouche et désintéressée.
Aucun personnage n’échappe à l’omniprésence de l’Antiquité : ni M. Jacques, pressentant sa mort mais acceptant sa destinée, ni Barbe de Percy, la conteuse passionnée de l’enlèvement du chevalier, sorte d’amazone moderne ou de Minerve casquée, ni son frère l’abbé de Percy, féru de culture grecque, ni les pauvres demoiselles de Touffedelys, dont Barbey brosse des portraits bien cruels, notamment de Sainte, «cygne des anciens jours» devenue «une pauvre oie, qui n’eût pas sauvé le Capitole».
La comtesse Aimée-Isabelle de Spens, figure centrale du roman, concentre aussi sur sa personne la double référence au christianisme et aux mythes gréco-romains en portant au plus haut les valeurs qui leur sont attachées. Fiancée à M. Jacques, elle voulut, avant le départ pour la seconde expédition, lui jurer publiquement fidélité, dans ce qui devait être sa future robe de noces, mais qui devint le linceul mortuaire de son «mari». Leur serment prononcé sur deux épées formant une croix de fortune attendait la cérémonie religieuse qui ne devait malheureusement jamais venir. L’amour de cette jeune femme, à la beauté presque légendaire, était si pur qu’elle décida de ne jamais se marier, malgré de nombreux beaux partis, restant jusqu’à la fin de sa vie la Vierge Veuve, madone éternellement fidèle à l’amour unique de sa vie, vestale ayant subi les coups affreux du destin mais souffrant en silence, ce silence auquel sa surdité la condamnait pour toujours ! Comment ne pas être ému par le sacrifice suprême qu’elle fit, celui de sa pudeur, quand, pour sauver le chevalier des Touches, elle se déshabilla entièrement devant les fenêtres du château cerné par les Bleus, convaincant ces derniers de sa solitude en ces murs ? Naturellement, on ne peut imaginer que ces pages magnifiques qui, à la fin du roman, nous révèlent la cause des rougeurs mystérieuses d’Aimée la bien nommée, puissent être comprises aujourd’hui, quand il suffit d’aller sur le réseau mondial pour voir, à vous en dégoûter, des femmes nues s’adonnant à toutes sortes de pratiques sexuelles toutes plus dégradantes les unes que les autres. Oui, décidément, ce monde de héros que nous décrit Barbey est bien mort !
C’est pour cela qu’il plane une indicible mélancolie sur tout le roman, qui semble ne mettre en scène que des fantômes du passé. Tout commence par cette apparition spectrale d’un chevalier des Touches blanchi par la vieillesse et agité par une folie furieuse, juste avant que l’abbé de Percy n’atteigne la demeure des demoiselles de Touffedelys. Le salon dans lequel la discussion entre ces cinq septuagénaires prend place est lui-même une survivance du monde de l’Ancien Régime, balayé en dix ans par la tempête révolutionnaire. Tout semble vieux, lent, le temps lui-même y paraît suspendu. Seule une petite horloge en forme de Bacchus nous rappelle à intervalles régulier, qu’inexorablement, il s’écoule, et que ces cinq personnages si attachants, ces figures d’un passé à jamais révolu, sont condamnés à disparaître dans l’oubli. Le narrateur, qui heureusement assistait à la scène étant enfant, nous le dit si bien : «Il n’y a qu’au versant d’un siècle, au tournant d’un temps dans un autre, qu’on trouve de ces physionomies qui portent la trace d’une époque finie dans les mœurs d’une époque nouvelle, et forment, ainsi, des originalités qui ressemblent à cet airain de Corinthe, fait avec des métaux différents. Elles traversent rapidement les points d’intersection de l’histoire, et il faut se hâter de les peindre quand on les a vues, parce que, plus tard, rien ne saurait donner une idée de ces types à jamais perdus !».
Après avoir, peut-être une dernière fois, ressuscité le passé glorieux de la chouannerie, cette étrange assemblée se disperse. Les demoiselles de Touffedelys, à la beauté passée et même «fondue», selon le mot de Barbey, restent dans ce cabinet des antiques en attendant qu’on pose sur elles un drap mortuaire, comme on recouvre les meubles d’une demeure abandonnée; l’abbé de Percy, sa sœur et le baron de Fierdrap raccompagnent Mademoiselle de Spens à son couvent, où elle finira sa vie, murée dans «sa tour» faite de souffrance et de surdité, avant de se disperser dans la nuit pluvieuse de cette petite ville de Normandie, à la seule lueur de leurs lanternes…
En lisant les dernières pages de ce chef-d’œuvre, une incroyable mélancolie envahit le lecteur. D’autant que les personnages eux-mêmes se sont plaints de l’ingratitude des Bourbons, responsable sans doute de la folie de Des Touches qui, à peine libéré et prêt à parcourir de nouveau les mers au service de la Maison de France, déclarait : «Quand nous reverrons-nous ? et même nous reverrons-nous ? Les paysans sont las; la guerre fléchit ; ne parlent-ils pas là-bas de pacification encore ? Il faudrait qu’un des Princes vînt ici pour tout rallumer… et il n’en viendra pas !». Lucide, Des Touches savait que les Bourbons n’étaient décidément pas à la hauteur des hommes et des femmes qui se battaient en leur nom en France. Est-ce à dire que tous ces sacrifices furent vains ? Que toutes ces figures héroïques avaient tort ? Non, sans doute ! Car ce n’étaient pas réellement les Bourbons que ces braves servaient, mais la royauté et la religion, en lesquelles ils croyaient, à l’instar d’Athos, qui, dans le superbe et intemporel chapitre «Saint-Denis» de Vingt Ans après, exhorte son fils à toujours servir la royauté et la France, même si le titulaire de la fonction royale n’est pas digne d’un tel dévouement.
Aujourd’hui, que nous reste-t-il ? Ce roman, cet héritage précieux, heureusement transmis par le narrateur. La splendeur immaculée d’Aimée-Isabelle de Spens qui a su rester fidèle à tous ses engagements au prix des plus grands sacrifices. Et une invitation à l’espérance : car bien que diminuée, cette femme reste admirable, si belle dans sa beauté flétrie par le temps mais sans cesse entretenue par la beauté de son âme, et pour laquelle tous gardent la plus grande déférence. Oui, nous pouvons être amenés à souffrir; mais mieux vaut sans doute avoir le courage de souffrir et de rester digne que de se renier trop vite pour se mettre à l’air du temps. Car la «vie manquée» d’Aimée a finalement «quelque chose de plus beau que la vie réussie des autres».