Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Les voies du Stalker, 4 : Fabrice Trochet pour Un grain de sable | Page d'accueil | Rannoch Moor de Renaud Camus »

26/06/2006

Exercice camusien sur La Revue du cinéma, n°2

Crédits photographiques : Radek Mica (AFP/Getty Images).

Ayant presque terminé le journal de Renaud Camus intitulé Rannoch Moor (consacré aux événements de l'année 2003) qu'il faudra absolument que j'évoque dans la Zone dès que je le pourrai, j'ai été à peine choqué par les nombreux exemples, glanés par l'auteur, d'une langue qui, parlée ou même écrite, sombre dans la mélasse décadente des barbarismes. Ainsi : «Mais vous c'est plutôt la question de comment se construit-on, non ?» (p. 642) ou bien «Il s'agissait de discuter de comment apporter de l'aide à l'Irak, et surtout de comment se partager les marchés.» Retranscrites telles quelles si je puis dire, ces phrases aberrantes et paradoxales puisque la norme est à présent celle de l'aberration (du coup, celle-ci disparaît), rapportées par un Camus que l'on imagine mal ne point réprimer un sourire mauvais au moment de rapporter à la surface ses monstrueuses trouvailles des profondeurs de la bêtise et du relâché, se parent encore d'un ironique désespoir : nous en sommes là, tel semble être le dernier cri de ralliement des amoureux de la belle langue, avant que leur carré ne soit défoncé par l'armée puante des trolls.
Quelques-uns de ces trolls ont trouvé refuge dans La Revue du cinéma de Joseph Vebret, que l'on a toutes les peines du monde à portraiturer en Saroumane retors (si ressemblance il y a entre Vebret et quelque faux puissant de ce monde, elle serait plutôt à chercher auprès du très regretté Eddie Barclay), tant son discours d'intronisation regorge de lieux communs d'une banalité confondante : dans ses Diégèses si mal nommées puisque de narration il n'y a guère ou pas du tout, nous nageons dans un océan de béatitude où voguent les paisibles Léviathan ayant pour noms amènes «ouverture», «liberté», «espace de liberté», «respect» des «goûts et des choix de chacun», «subjectivité», etc. Fort bien. L'exercice, fort banal et convenu au demeurant, est depuis longtemps maîtrisé par Vebret qui ainsi, à bien peu de frais et d'efforts, se débarrasse du pesant joug que les grincheux aimeraient le voir porter : la responsabilité, celle, je crois, d'un patron de revue, qu'il est tout de même peu ou prou, même s'il s'en défend bec et ongles, n'aimant pas les vilains mots réactionnaires. Et, puisque Joseph semble découvrir l'excellent Philippe Muray, je lui conseille, s'il en a le temps, une autre très saine et instructive lecture, celle de Renaud Camus qui écrit, à la page 75 de son Journal plus haut mentionné, que «l'éducation et la culture sont par définition des écoles d'inégalité (je souligne), et d'abord d'inégalité avec soi-même». Qu'est-ce dire, sinon qu'il convient, pour chacun d'entre nous, de tenter de se dépasser dans l'exercice de tel ou tel art ? Oui, oui, je le sais : Joseph me rétorquera qu'il se dépasse tous les jours dans l'exercice de son art difficile, cette légendaire tolérance qui lui a permis d'ouvrir les larges battants de son auberge à la plus vermineuse population a-grammaticale et a-céphale arpentant, de nuit, les terres du milieu. Seulement, celui qui tolère, à mon sens, n'écrit pas mais avale en revanche, ingurgite, boit des océans entiers de la soupe tiède dans laquelle notre époque menace de sombrer.
Un détail me chagrine, toutefois, un coin de noirceur, dans cet idyllique tableau magnifiant la façon dont paissent nos aériennes baleines d'eau douce. Car, que je sache, cher Joseph, les trolls préfèrent à la grande lumière les recoins des cavernes, n'est-ce pas ? Il est bien vrai cependant que nous assistons depuis quelque temps à de curieuses mutations qui favorisent les sorties en plein jour des êtres les plus répugnants, qui jamais n'auraient dû être autorisés, par le docteur Moreau fort complaisant que vous êtes, Joseph, à quitter leurs repères de ténèbres fétides. De grâce, étant un amoureux des sciences, je ne vois absolument aucun problème à ce que vous pratiquiez, loin des regards, vos cruelles expériences génétiques : toutefois, vous comprendrez que nous ne pouvons laisser dans la nature gambader vos monstres. S'il est un signe en revanche parfaitement caractéristique de nos singulières et laides créatures, c'est leur incapacité à s'exprimer dans un langage je ne dis pas même correct, ce serait trop demander à ces êtres déchus, mais à peu près clair. Tentons de lire, par exemple, l'article d'un ridicule affligeant qu'un certain Boromus, probable plombier polonais (Olivier, tu m'as ravi tel jeu de mot plus facile rapprochant ce patronyme pompier de l'univers de Tolkien !), a consacré au non moins ridicule V for Vendetta (qu'heureusement Sébastien Carpentier, Elfe échoué dans notre caverne ténébreuse, remet à sa lilliputienne place, même s'il faut gentiment moquer le final naïvement enthousiaste de son article, cf. p. 103 de notre revue). Boromus donc, dont voici quelque extrait non point de discours (certaines fautes sont tout de même difficiles à éviter dans nos conversations quotidiennes, par habitude hélas, paresse ou parce que l'exercice périlleux se caractérise par une non-réflexivité qu'une relecture attentive éliminera) mais, c'est là le point consternant, de texte. Mes amis, êtes-vous prêts pour affronter le vertige de ce quadruple salto arrière exécuté au-dessus de l'abîme où mugit le Style ? Bien ! : «Oui, sans aucun doute, le sujet de V pour Vendetta est complètement soufflant d'originalité, et d'une richesse tout bonnement ébouriffante» (p. 75). Je vous assure ne pas avoir modifié cet extrait, qui se poursuit tout aussi stupidement, avec la confiance que l'imbécile place systématiquement dans ses grossiers instruments de démolition, par : «Fable politique on ne peut plus sombre, elle trouve en effet des échos absolument glaçants dans les enjeux politiques récents des pays démocratiques occidentaux.» Vous en avez assez ? Vous ne supporterez plus de lire des phrases aussi mal fichues, aussi lamentablement raccordées par quelque tuyauterie défectueuse ? Je n'en doute point mais vous me permettrez de poursuivre quelque peu notre douloureux exercice : «L'intérêt principal du film, et ce qui le rend terriblement crédible, est la situation sous-jacente au contexte général, la généalogie de ce contexte en quelque sorte.» Assez ! me criez-vous ? Cette fois, de peur que ne déborde l'eau croupie du bidet, je tourne rapidement le robinet et n'ose pas même commenter une telle prose de terrier de Morlock : maladresses, redondances, fautes évidentes de style (j'ai honte d'employer un tel mot à ce propos), sémantisme nul, degré zéro de la phrase et, sans doute, de la pensée. Bien évidemment, je n'ose aucune déduction désobligeante quant à l'état mental d'un auteur capable de s'exprimer par des phrases aussi monstrueuses dans leur bêtise, reprenant sans paraître même s'en rendre compte, ne serait-ce que par la salutaire distance qu'instillerait la plus minuscule ironie, les poncifs les plus adultérés de la Gazette de Trissotin-en-Rizière.
Grand adepte de la belle théorie de la relativité générale (qui, dès qu'elle est appliquée en dehors de son champ strictement scientifique, n'est que pure et scandaleuse ineptie : en matière d'arts, rien n'est relatif), Joseph Vebret ne manquera pas de nous répondre, comme il l'a d'ailleurs déjà fait une bonne centaine de fois, qu'un tel non-texte, pareil fatras de phrases énuclées, voici justement la preuve éclatante de la générosité de notre auberge espagnole, où s'invite qui le souhaite. En somme, quelle belle pirouette dont la souplesse étonne pour un homme (Barclay, pas Vebret) de ce grand âge : la théorie prouvée par la relativité, un authentique non-sens épistémologique ! Certes, tout vagabond peut entrer dans l'Auberge des Plumes crottées et, quelle que soit la saleté de sa figure ou l'éclat torve de son regard mauvais, il recevra, vous pouvez faire confiance au patron pour sa largesse, sa ration de peu alléchante galimafrée, assis à la même table, s'il a un peu de chance, que le Prince des Scribouillards, qui, depuis belle lurette tout de même, c'est dire, a réservé dans un établissement plus souriant. Confortablement installé à l'Auberge fumeuse plus que fameuse, dont l'une des particularités les plus remarquables est qu'elle ne dispose d'aucun chef cuistot et que toutes les commandes se font à la criée, l'établissement ne disposant pas de menus et nul d'ailleurs ne sachant lire, n'hésitez pas à détailler le spectacle qui s'offre à vos yeux. Quelle belle et républicaine preuve de richesse sociologique ne nous est-il pas donné de contempler, alors, stupéfaits, une véritable flore se développant et grouillant entre les murs de cet improbable lieu de détente des aventuriers les plus louches. Monsieur Julius Richard Petri eût été ravi; il eût pu découvrir là, avec un peu de patience, une bonne douzaine de nouvelles espèces d'animalcules-scribants à inscrire sur les colonnes de ses relevés microbiques. Ainsi moi-même, pourtant familier des lieux, je n'avais pas remarqué jusqu'à présent, tapie dans l'un des recoins les plus obscurs de notre gargotte, la silhouette voûtée, le profil crochu d'une véritable sorcière (j'ose ce terme, l'intéressée signant Hécate ses toujours très remarquables interventions sur tel ou tel forum) : Adeline Bronner, habituée des publications dirigées par Vebret, chienne de garde de la banalité consternante, du truisme évidé, démolisseuse et salisseuse patentée de la plus minuscule portion encore intacte de classe, de style, d'honnêteté intellectuelle. Sur la plus admirable des fresques rupestres miraculeusement préservée au cours des millénaires, Adeline Bronner, sans la moindre hésitation, n'hésiterait pas à clamer en des termes très clairs, usant d'une bombe de peinture noire, son amour apocalyptique de Zinedine Zidane. Rendant compte, ou plutôt paraphrasant Romanzo criminale, paraît-il le film préféré de tel eunuque anaximembranien (et penseur sans pensée, et philosophe sans philosophie, et déjà blogueur impuissant, sans textes propres et bientôt...), et ce pour de strictes raisons cinématographiques on s'en doute, Bronner écrit donc, évoquant les héros de ce film : «Euphoriques ils forcent un barrage de police et s'enfonce [sic] dans la campagne pour aller s'échouer dans une vieille caravane défoncée sur le front de mer. Dans ces circonstances bizarres [Bronner ne s'est apparemment pas avisée de la bizarrerie de sa propre phrase], et alors que l'un d'eux est en train de mourir, ils vont initier leur renaissance, leur entrée dans le monde adulte, après cette première transgression en forme d'examen de passage, par un baptême symbolique» (pp. 117-8). Et puis, en guise de conclusion à notre démonstration de gymnastique intellectuelle extrême : «Mais un film n'est pas une thèse et l'adaptation d'un livre d'Histoire vers le cinéma autorise de nettes distorsions, merci licence poétique !» (p. 119) Oui, merci bien : le cancre, en lisant ces lignes, dispose sans conteste d'un exemple de stupidité congénitale caractérisée à ne suivre sous aucun prétexte et la lectrice pressée de Biba un condensé idoine de la plus pure non-pensée (pseudo-)psychologique.
Que dire, je vous le demande ? Quel étrange instrument de mesure utiliser pour analyser la densité de tels bousards, quel mètre planter dans le boutis pour y appréhender la taille du groin (les puristes ou les amoureux des sangliers préféreront le terme boutoir) responsable de tels ravages dans notre champ de patates douces ? Vaut-il encore la peine de s'étendre sur l'article d'Éli Flory, éternelle candidate au départ selon Joseph Vebret, pourtant fidèle parmi les fidèles et qui, sauf erreur de ma part, n'a toujours pas daigné publiquement s'excuser auprès des lecteurs que nous sommes pour avoir lamentablement relu et corrigé l'avant-dernier numéro de La Presse littéraire, Éli Flory donc qui, de moins en moins discrètement, nous fait part de ses obsessions sexuelles (ce qui ne me gêne pas) au travers d'un article sans le moindre intérêt (ce qui me gêne davantage), plate recension des films homosexuels et lesbiens ou plutôt, comme Flory l'écrit, des pédés et des gouines qui crèvent l'écran ? Effectivement, Joseph, vous avez du pain sur la planche. Plutôt que de saboter systématiquement les efforts (tout en appelant, innocemment, à ce que ces efforts, jamais les vôtres, soient décuplés...) de celles et ceux qui écrivent des textes de qualité, les relisent, corrigent leurs fautes ou en amendent le style, bref : qui ne craignent pas d'affirmer que le travail de l'esprit est toujours élitiste, qui n'ont pas peur de prétendre que la première politesse que l'on doit à un lecteur est celle consistant à ne point lui proposer une tartine de caca hâtivement badigeonné, plutôt donc que de saborder les femmes et hommes de bonne intention qui, plusieurs fois, ont proposé de vous aider (et l'ont fait), vous feriez mieux, Joseph, de virer les soudards malpropres qui parasitent votre sympathique auberge, y compris au moyen d'un expéditif coup de pied au séant, qu'ils ont fort large; ensuite, ensuite seulement, de vous entourer de rédacteurs dignes de ce nom.
Que dire donc, que faire devant une telle sépulcrale médiocrité de style et de talent ? Renaud Camus lui, sans doute de guerre lasse, se contente bien souvent dans son journal de citer in extenso les plus belles épures de la NLF (ou Nouvelle Langue Française). Peut-être imagine-t-il que quelque linguiste de notre futur parviendra ainsi à reconstituer les principales étapes de la décadence de la langue française ? J'avoue que j'ai été tenté, à mon tour, de noter, sans le plus petit commentaire, les phrases les plus ridicules de Boromus et Bronner, exposant, devant un parterre incrédule et terrifié, les réalisations les plus tortueuses de notre monstre préféré, le Borobronner, ménechméen croisement (fort réussi !) entre une amibe aphasique et une tanche de fond (pléonasme) de basse-fosse polonaise. Qu'extraire, oui, que tenter d'extraire, comme s'il s'agissait d'un divin nectar, que filtrer de cette mélasse grossièrement composée des ingrédients les plus communs d'un maljournalisme d'attardé mental qui serait affligé des écrouelles d'une psychologie de salon de coiffure pour caniche nain ? Comment rendre compte d'une aussi insigne absence, je ne dis pas même de style, la simple évocation de ce mot suffisant à rendre explosives les lignes de notre revue (par exemple celles, entourées de tant de médiocrité, écrites par Sarah Vajda), mais de simple capacité, à la portée d'un macaque rigoureusement entraîné, à construire quelque phrase se caractérisant par un sujet, un verbe et, pourquoi pas, à la suite d'une grande concentration intellectuelle et en vue d'obtenir une petite gâterie sucrée, d'un complément d'objet ? Quelle savante exégèse rêver qui lierait les termes «forcer», «[s']enfoncer», «défoncée» plaisamment soulignés par ces allitérations légèrement soufflantes, ces euphoriques effets de Fœhn ?
Il reste à inventer une subdivision de la science des monstres et prodiges, une tératologie ayant pour unique souci de consigner non point les apparitions de plus en plus rares (et systématiquement éliminés) de phénomènes de la nature, mais d'ausculter les horreurs d'une langue apparemment parlée et écrite, écrite comme elle est parlée, par ce qu'il est convenu d'appeler, je crois, des êtres humains.