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17/02/2007
Jdanov exhumé en guimauve : sur Jacquou le Croquant, par Jean-Gérard Lapacherie

On sait en quoi consistent les injonctions dites réalistes socialistes en matière de musique, de peinture, d’arts visuels, de littérature : toute œuvre, même la plus insignifiante, telle une photo ou une carte routière, doit être conforme à la ligne, celle du Parti ou de l’État ou du Parti État ou de l’État Parti. L’art n’est qu’un appendice de l’idéologie en place. Il y donne un coup de vernis, il la farde, il la maquille. Ainsi dorée, la pilule est avalée sans dégoût. Des décennies durant, dans tout le Kommunistan, la réalité représentée était socialiste, c’est-à-dire conforme au iota près à ce que l’idéologie affirmait de la réalité ou à l’image de ce que le Parti avait décidé qu’elle serait. Elle était aux autorités ce que la beauté était aux surréalistes : socialiste ou rien. Si ne l’était pas, l’œuvre était interdite et à son auteur était offert un long séjour, tous frais payés, dans une villégiature du Goulag. Le résultat a été à la hauteur de l’idée. Toute forme d’expression en URSS et ailleurs a été fossilisée pendant près de trois quarts de siècle.
Il y a, depuis la seconde guerre mondiale, des esclaves qui, par veulerie ou stupidité, appliquent à eux-mêmes et aux autres les injonctions de ce si mal nommé réalisme : Stil, Garaudy, Wurmser, Vailland, Aragon, Daenincks, Chabrol. En France, le réalisme socialiste survit à tout, même à la chute du Mur de Berlin. La réalité n’étant pas socialiste, ni près de le devenir, c’est dans le passé que le réalisme a ressuscité un socialisme de fantaisie, pittoresque et exotique. Il en est ainsi dans Jacquou le Croquant (1969), téléfilm que Lorenzi, le brave soldat du communisme, a adapté d’un roman de même titre (1899), qui tient de la variante française fin de siècle du réalisme socialiste : le réalisme radical socialiste. L’auteur, Eugène Le Roy (1836-1907), après avoir combattu dans les colonies les «races inférieures», se mue en notable local du département de la Dordogne en devenant fonctionnaire des contributions et, bien sûr, franc-maçon. La République l’a honoré. Dans le Périgord, sous Henri IV et Louis XIII, des paysans se sont révoltés contre les taxes de plus en plus lourdes que l’État centralisé prélevait sur leurs récoltes. Par mépris, ils étaient nommés croquants. Or, dans le roman, ces révoltes ne se passent pas dans la France d’Henri IV, ce qui aurait écorné l’icône nationale que le bon roi Henri est devenu sous la IIIe République; elles ont été déplacées de deux siècles et elles se produisent entre 1815 et 1830, lors de la tentative faite de restaurer l’ancien régime.
Au moment où le roman est écrit, les terres, les biens, la richesse foncière du Périgord, donc les revenus tirés de la terre, n’étaient plus détenus par le clergé et la noblesse, mais par la classe sociale à laquelle Le Roy s’est agrégé : notables de village, radicaux francs-maçons, notaires, médecins, paysans enrichis, commerçants, fonctionnaires des impôts. L’Église a perdu le peu qu’elle possédait, la noblesse aussi. En 1815, l’une et l’autre étaient lessivées. D’ailleurs, dans le Périgord, l’aristocratie terrienne n’a jamais été très riche, ni même puissante : Montaigne, Fénelon, Brantôme, des tyrans mafieux qui égorgeaient leurs paysans, la bonne blague ! Or, ce sont le clergé et la noblesse que Le Roy accuse de pressurer les paysans dans les mauvais romans qu’il écrit à partir de 1896, dont Jacquou le Croquant, sujet bénit du réalisme socialiste : c’est, avec 1848, la Commune, Jaurès, une des stations du chemin de croix de la nouvelle histoire sainte.
En 1969, quand le téléfilm a été montré (puis rediffusé en 1981, dès que les socialistes ont fait main basse sur la télévision), c’est «la fin des paysans». Les vieux meurent épuisés, les moins bien lotis font OS chez Peugeot ou Simca, les survivants se muent en agriculteurs, que l’Europe des Six soutient encore en assurant à leurs récoltes des prix justes, grâce à la PAC. Mais, même rebaptisés agriculteurs, ils n’en ont plus pour longtemps. La réalité, pour eux, n’est pas rose, elle n’est socialiste que dans le sens «goulag» de ce terme : leur élimination est programmée. Alors, pour masquer cette tragédie, Lorenzi, en bon réaliste socialiste qu’il est, exhume le roman Jacquou le Croquant des rayons poussiéreux des bibliothèques municipales où, faute de lecteurs, il croupissait. En 1969, il fallait être porté par une audace révolutionnaire inouïe pour oser raconter, contre toute réalité, que les paysans de France sont tués à petit feu par la Bête cléricale et aristocratique !

En URSS, la seule œuvre qui ait représenté la réalité sans fard et qui ait montré la vérité du socialisme, à savoir un vaste camp de concentration, a été Une Journée d’Ivan Denissovitch. Bien entendu, le PCUS a fait payer à Soljenitsyne son outrecuidance. Il en est de même de Jacquou le Croquant. Il montre à nu la vérité du socialisme à la française : une machine mensongère qui falsifie tout, le réel, le présent, le passé, les mots, les paysans, les ouvriers. Si la gauche croit gagner les élections en plaçant au cœur du «débat» la question sociale, elle se met, une fois encore, le doigt dans l’œil. Un quart de siècle après la victoire de 1981, la France compte trois millions de mal logés, trois ou quatre cent mille sans abri, cinq ou six millions de chômeurs, deux millions de Français qui ont été condamnés à l’exil, dix millions de pauvres. Les citoyens qui ne sont pas confits en idéologie savent que ce bilan n’est pas à porter au débit des trusts, des conglomérats, du grand ou du petit capital, des riches, des profits mais de la gauche. Le point fort de la gauche n’est pas le social, mais les slogans de pub, les images léchées de com., la manipulation des symboles, la défense des privilégiés du show-biz et des bobos parisiens, la soumission aux milliardaires de l’islam. C’est son bilan globalement positif. Le film Jacquou le Croquant l’atteste.
Il est nullissime, mais il dit, indirectement, la vérité nue.
Lien permanent | Tags : Cinéma, réalisme socialiste, Malévitch, Jacquou le Croquant | |
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