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29/02/2008

Ernst Jünger par Luc-Olivier d'Algange

Crédits photographiques : Muhammed Muheisen (Associated Press).

Loin de vouloir faire table rase d'un passé méconnu ou de prétendre à une singularité irréductible, l’œuvre de Jünger s'inscrit, avec précision, dans une tradition. La fidélité à la tradition vaut d'autant plus qu'elle est moins directement le fait d'une résolution. Lorsque les temps sont à la profanation, à l'oubli, à la table rase, voire à l'ignorance pure et simple, la fidélité à une tradition devient l'anticonformisme par excellence. L’œuvre, semblable à ce monde végétal sous l'invocation duquel Jünger sut placer aussi bien son journal Jardins et routes que son magistral essai Approches, drogues et ivresses, est riche de ramifications. Lire Jünger, c'est être conduit à se remémorer les oeuvres décisives de la littérature européenne, de Homère à Léon Bloy, avec de significatives incursions vers l'Orient, en particulierLes Mille et une Nuits. La relative marginalité de l’œuvre de Jünger dans une époque amnésique et titanesque tient sans doute à ce qu'elle se situe avec tant d'aisance et de désinvolture au cœur d'une culture et d'une civilisation devenues de plus en plus étrangères à ceux qui en sont les héritiers. Les présocratiques, les stoïciens, Dante, Goethe, Shakespeare, Nietzsche entrent avec infiniment de naturel dans l'entretien jüngérien.
Cependant, certains noms reviennent avec une insistance particulière. Ainsi Novalis, dont il est légitime de voir dans l’œuvre de Jünger un prolongement, par obéissance à un dessein qui outrepasse les catégories habituelles de la psychologie ou de la sociologie.
Auteur d'une œuvre encyclopédique et gnostique, initiatique et poétique, Novalis, figure centrale du Romantisme Allemand d'Iéna, est avec Nietzsche et Hölderlin, l'un des écrivains allemands auquel Jünger se réfère le plus souvent. L’œuvre de Novalis est à la fois moins et davantage qu'une influence. Il n'est pas certain que le cours gnostique et poétique de l’œuvre de Jünger eût été déterminé par une lecture de Novalis. Il existe entre Novalis et Jünger un lien plus profond, une parenté plus essentielle que ne l'implique la simple logique déterministe de l'influence littéraire. Certes, les influences existent, mais il n'en demeure pas moins vrai que nous choisissons les influences qui s'exercent sur nous dans la mesure même où nous sommes choisis par nos visions, nos symboles ou nos Figures. Comment croire que le hasard seul nous guide vers les œuvres décisives ? Ce que l'on nomme, en théologie, la Providence s'exerce avec une diligence particulière dans le domaine des choses écrites. Les livres sont des intercesseurs qui nous viennent par d'autres intercesseurs. Telle est la chaîne d'or dont parlent les philosophes alchimistes ou néoplatoniciens. On dit qu'Ernst Jünger porta longtemps sur lui une pièce à l'effigie de l'Empereur Julien. De ce métal frappé de la Figure de l'ultime défenseur du culte d'Hélios-Roi, il n'est pas interdit de voir le signe d'une intercession entre la création littéraire la plus contemporaine et la très-ancienne vision plotinienne qui supposait, elle aussi, selon l'image empruntée au Théêthète de Platon, l'intercession de l'empreinte, signe du sceau invisible. La gnose jüngérienne est une poétique dans l'exacte mesure où les mots sont des effigies d'un Sens originel, à la fois hors d'atteinte et infiniment proche. Ce qui unit Novalis et Ernst Jünger n'est pas seulement d'ordre historiographique ou littéraire mais véritablement d'ordre métaphysique. À quoi bon considérer ces similitudes si elles ne donnent point un accès direct à l'universelle et supra-temporelle réalité dont elles témoignent ?
À propos du Mage Schwarzenberg qui guide les psychonautes de Visite à Godenholm, Ernst Jünger écrit qu'il «avait au nombre de ses qualités l'art de retourner la monnaie courante des mots : on apercevait alors, au lieu du chiffre, la vieille image qui parlait en figures». Cet art étymologique, il va sans dire qu'il ne se limite pas au langage et qu'il convient de l'étendre à tous les aspects du monde. La nature – ce que les Romantiques allemands nomment la nature en un sens proche des présocratiques, physis – est telle un langage dont l'interprétation loin d'être interdite ou impossible est donnée comme la plus haute vocation humaine, la vocation poétique. Visite à Godenholm répond et prolonge dans les tonalités d'une sensibilité contemporaine Les Disciples à Saïs de Novalis : «Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra naître d'étranges figures; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée qu'on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes des rocs, sur les eaux congelées, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu'on les frotte et lorsqu'on les attouche : dans les limailles qui entourent l'aimant, et dans les étranges conjonctures du hasard... On y pressent la clef de cette écriture singulière et sa grammaire...». Sans doute, si l'Europe redevient un jour autre chose qu'une référence bancaire, ces quelques lignes retrouveront leur caractère fondateur, ainsi que l’œuvre de Novalis dans son ensemble, dont il semble bien qu'au XXe siècle seul Ernst Jünger sut mesurer l'importance. Alors que l'Encyclopédisme du XVIIIe siècle français s'est épuisé dans le triomphe de ses réalisations bourgeoises, l'Encyclopédie de Novalis demeure en réserve, pour reprendre l'expression de Heidegger, en vue d'autres accomplissements.
L'herméneutique générale à laquelle nous convient ces quelques lignes de Novalis devance nos sciences humaines héritées du XIXe siècle et va d'emblée à la pointe extrême où la physique rejoint la poésie. Alors que la science matérialiste s'enfermait dans le concept de matière et dans la fascination de l'homme-machine, les philosophes de la nature du Romantisme allemand retrouvaient l'inspiration des physicoï présocratiques, des alchimistes et des théosophes qui à l'exemple de Jacob Böhme, savent envisager à la fois l'incommensurable et le particulier, l'immense et l'infime.
Nous pouvons connaître le monde par le langage car le monde est constitué comme un langage. Tel est le simple et pragmatique fondement de la Gnose. L'argument du sceptique qui consiste à dire que nous projetons sur le monde les structures de notre propre langage est spécieux car il suppose que nous-mêmes, dans notre langage, sommes radicalement étrangers au monde. À ce sentiment inquiétant de l'insolite, qui ne voit partout que la projection de sa propre pensée, Novalis et Jünger opposent le sentiment du Merveilleux qui témoigne de l'accord de l'intelligence humaine et de l'intelligence du monde.
Cette grammaire que nous apprenons et par laquelle nous communiquons entre humains, en vertu de quoi supposer qu'elle est d'une nature radicalement différente de celle qui ordonne le monde qui nous entoure et dont nous faisons partie ? L'alliance d'un simple bon sens et d'une atténuation de notre égocentrisme ne nous inclinerait-il point à concevoir que nos grammaires, loin d'être projetées sur le monde puissent être au contraire l'empreinte en nous des grammaires du monde ? Nous écrivons car le monde écrit en nous, de même que le fait d'avoir dix doigts n'est sans doute pas étranger aux mathématiques décimales. L'analogie entre l'intérieur et l'extérieur demeure opérative. Dans son essai Langage et anatomie, Jünger développe l'idée d'une constitution non-hasardeuse ni arbitraire du langage. De même que notre corps n'est pas une unité isolée mais s'inscrit dans le monde auquel il appartient (dont il provient et auquel il retourne) le langage entretient avec le corps et le monde un rapport complexe, extrêmement riche et fécond qui ne peut en aucun cas être réduit à une banale logique d'effet et de cause. Notre corps est une partie du monde, une figure du monde qui obéit à des lois générales dont la notion d'interdépendance universelle donne une première approximation métaphysique. Notre langage prolonge ce tissage, car, pour reprendre une métaphore musicale, ces variations sur les données fondamentales du métier, n'est point sans analogie avec la règle du solfège. Si le tissage évoque le langage écrit, la musique évoque la parole. «La respiration, écrit Jünger, le diaphragme, le battement du cœur, la circulation du sang soutiennent et imprègnent l'instrument ingénieux qui produit et assemble les sons. Le cœur y fait affluer les passions, le cerveau les pensées. La tension rythmique fournit le mètre, la réflexion esthétique, l'harmonie. Les gestes y ajoutent la ponctuation, la mimique le commentaire... L’œil continue à parler là où la voix se tait.»
L'argument se retourne contre les théories matérialistes qui seraient enclines à faire du langage un épiphénomène du corps, car l'observation guidée par l'esprit de finesse pascalien où Jünger excelle, nous montre au contraire que le corps est lui-même expression. Lorsque le matérialiste fait du corps la cause première du langage, de la pensée et de l'esprit, il pousse le réductionnisme jusqu'à l'absurde d'une grossière parodie théologique. Il faut que l'esprit de finesse se conjoigne à l'esprit de géométrie pour comprendre l'interdépendance de l'«instrument et de l'élément. Le rapport immédiat, l'entrelacement du langage et du corps attestent que l'un et l'autre sont mis en corrélation par une vertu créatrice. A cet égard, le corps est instrument, le langage élément; et l'un est fait pour l'autre comme la nageoire et l'eau, l’œil et le rayon de lumière, l'aile et l'air».
Pour Jünger, qui s'inscrit là magistralement dans la grande tradition herméneutique de l'Occident, la question essentielle qui se pose à l'homme lorsqu'il en vient à considérer ce qui donne un sens, échappe à la logique évolutionniste, voire à la chronologie et à l'histoire. Entre l'aile et l'air, entre le langage et le sens, il existe un rapport qui se laisse comprendre par l'ivresse de l'envol bien davantage que par la logique linéaire de celui qui établit, a posteriori, l'enchaînement supposé des effets et des causes. La logique herméneutique, en la circonstance, s'oppose radicalement à la logique déterministe. L'image de l'aile et de l'air, qui évoque l'Attelage ailé platonicien, et les opérations bouleversantes de l'anamnésis, donne la mesure de l'Art herméneutique qui sait se faire aile car il ne méconnaît point la présence de l'air.
«Cette relation est extérieure à l'histoire, et même extérieure au temps. Nous sommes doués de langage, - c'est-à-dire que nous avons part à cet élément souverain qui, aussi omniprésent que l'Ether, qu'on l'appelle d'ailleurs esprit, Logos ou Pneuma, remplit le monde». La puissante originalité de la pensée de Jünger consiste - au moment même où le conformisme intellectuel embrasse massivement, comme s'ils étaient des vérités révélées, les sophismes nihilistes qui proclament à des fins obscures l'inexistence du sens et l'impossibilité de la connaissance, - à retourner en amont de la pensée européenne, vers la source grecque de l'herméneutique qui seule explique «ce fait miraculeux que nous sommes en mesure de dire et d'exprimer par des mots des choses qui dépassent, et de loin, notre compréhension. L'aile est portée par la présence de l'air dont elle ne prendra jamais la mesure. De même ajoute Jünger : La couleur se nourrit de l'incolore : ainsi fait le dire de l'Indicible».
L'Art herméneutique est avant tout approche déférente du langage car le langage est «non seulement révélation et don, mais également œuvre et expression». Nous œuvrons par ce qui nous est donné. L'Art herméneutique reconnaît dans le langage la présence du don et du sacrifice. Le langage, dans cette perspective, que l'on peut à bon droit nommer métaphysique, se laisse bien davantage saisir (dans son essence et dans son devenir) par le chant, la prière et la doctrine que par la communication utilitaire, discursive ou contractuelle. La célébration, l'invocation, la récitation, ces formes hiératiques du Dire, portent le don à son plus grand ordre. L'écriture, dont Ernst Jünger est probablement le seul auteur du XXe siècle à avoir traité sans s'être préalablement contraint à déraisonner, fait du langage «un instrument de transformation du temps en espace». Ce qui s'inscrit naît du temps qui passe pour devenir espace de signes, à l'exemple de la création divine. Le Verbe de la Genèse, quoiqu'en veuillent les sectateurs, est extrêmement peu différent du Logos. Ce qui est dit change la durée en espace et nous donne ainsi quelque idée de la recouvrance de l'éternité. L'écriture change ce qui passe en ce qui demeure. L'Art herméneutique se fonde sur la reconnaissance de cette transmutation où l'esprit humain joue son va tout. Le sentiment de gratitude s'accorde alors avec l'audace ailée. Cette approche qui fut la cause de la relative marginalité de l’œuvre de Jünger au XXe siècle, de même qu'elle sera probablement la source du renouvellement de l'herméneutique au siècle prochain, se place sous le signe de la réconciliation de l'homme avec la Tradition, avec le sens de l’œuvre, et avec la possibilité grandiose de l'entendement humain.
L'Art herméneutique, qui croit à la transparition de la beauté du Sens, reprend en considération le langage comme une «tapisserie universelle dont les formes, les couleurs, les idéogrammes et les hiéroglyphes ont été tissés, et par le génie propre des peuples et par les grands maîtres, mais aussi par d'innombrables inconnus et anonymes». Les considérations, à travers les œuvres, de cette tapisserie universelle, le pressentiment du sens de la beauté de l’Âme du monde, à travers la beauté du sens des âmes particulières, rejoint pour l'essentiel l'exigence de Novalis : «Novalis, note Jünger, parle dans ses fragments des mariages merveilleux qui nous attendent encore : Donc il faut que nous tentions de transmuer notre corps et d'en faire un organe apte à tout usage. La modification de notre instrument est modification du monde... Novalis sait bien que la science ne peut suffire. Juste après cette belle phrase : La psychologie, ou ce qui prétend l'être, est encore l'une de ces idoles creuses qui ont occupé dans le sanctuaire les places destinées aux images authentiques des dieux». L'exigence de Novalis, telle que la souligne Jünger, porte sur le point de rencontre entre l'instrument de l'entendement et ce plus vaste entendement que notre pensée a pour vocation de connaître. La modification de notre instrument est modification du monde. La coïncidence du monde intérieur et du monde extérieur, lorsqu'elle devient elle-même connaissance, élève à la fois le monde intérieur et le monde extérieur à un rang plus haut. Nous sortons alors du domaine de la banalité, du dénombrable, du quantitatif pour entrer dans les contrées plus ardentes de la Qualité, qui est à la fois sens et mystère, clarté déchiffrante et énigme à déchiffrer.
Dans les premières lignes d'un texte intitulé Autour du Sinaï, Ernst Jünger précise encore sa pensée : «Ce n'est pas dans un monologue que l'entendement prend sur la matière la mesure de lui-même, monologue qu'il poursuivrait sans égard à elle... non : la matière répond. La main façonne l'outil, et l'outil façonne la main. Un tiers principe y intervient toujours. L'appel et son écho; ils seraient impossibles sans la paroi rocheuse et l'air». L'idée du répons est la clef de l'herméneutique. La gnose agit poétiquement sur le monde, elle inscrit dans la matière la Figure révélée par l'herméneutique. Citons en entier, dans la traduction Maeterlinck, le fragment auquel Ernst Jünger se réfère. «Il est étrange que l'homme intérieur n'ait été considéré que d'une manière si misérable, et qu'on n'en ait traité que si stupidement. La soi-disante psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. Qu'on a peu employé jusqu'ici le physique à expliquer le caractère, et le caractère à expliquer le monde extérieur ! Intelligence, fantaisie, raison, tout est dit. Pas un mot de leurs mélanges singuliers, de leurs formations, de leurs transformations. L'idée n'est venue à personne de rechercher de nouvelles forces innommées, et de suivre la filière de leurs rapports. Qui sait quelles unions merveilleuses, quelles générations étonnantes sont encore renfermées en nous-mêmes».
Les dieux gisent dans notre conscience, des figures et des formes d'une provenance et d'une destination plus haute se laissent reconnaître et interpréter dans nos rêves, pour autant que nous ne cédions pas au nihilisme qui nous entraîne à ne voir dans les expressions de la vie intérieure qu'épiphénomènes et idoles creuses. On ne saurait trop insister sur le fait qu'à l'origine de l'herméneutique se trouve la vertu de l'areté, admirablement mise en lumière dans la Païdéia de Werner Jaeger. L'areté est la vertu héroïque, celle du héros homérique ou de chevalier qui, dans le plus grand déni qui est fait à son droit et à sa légitimité, n'en vient pas pour autant à renoncer. Le réalisme héroïque des premières œuvres de Jünger, précède la recouvrance de l'areté odysséenne nécessaire à l'Art herméneutique. C'est à cette hauteur précise qu'il convient de rappeler la morale, ou, si l'on préfère, l'éthique. L'éthos de l'herméneute procède de l'éthos guerrier dans la mesure où la sécurité bourgeoise du savoir est dédaignée au profit d'une confrontation périlleuse avec le mystère. L'herméneute n'est jamais d'avance assuré qu'il ne sera point subjugué ou anéanti par les forces qu'il veut déchiffrer. L'ignorance comme la servitude sont des sécurités, et c'est pourquoi l'homme moderne s'y cantonne craintivement,- la spécialisation scientifique et technique étant la forme la plus moderne de l'ignorance. Ce qui justifie l'ignorance, c'est le dédain, le génie dépréciateur.
Là où le réalisme héroïque ou la vertu d'areté voient l'annonce de l'intense beauté et la connaissance magnifique, le génie dépréciateur ne voit qu'insignifiances et dérisions. Chacun, serait-on tenté de penser, voit le monde à sa mesure, mais le relativisme lui-même tombe devant l'évidence de la grandeur. Le fragment de Novalis sur le monde intérieur servira de prolégomène nécessaire à l'établissement d'une psychologie, ou mieux vaudrait dire, d'une science de l’Âme délivrée du génie dépréciateur. Retrouver dans les mots, dans les choses et dans le miroir de notre entendement les images authentiques des dieux, tel sera le dessein de la Gnose poétique. Encore faut-il, précise Jünger que quelque chose vienne de l'autre côté. La Gnose poétique est un fait qui se construit en même temps des deux côtés du fleuve. L'exactitude et la diligence herméneutique - qui doivent unir l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse, se font entendre comme une oraison.
Écrire, on ne le souligne peut-être pas assez, est une façon de prier. Les mots, lorsqu'ils ne suivent pas un but purement utilitaire, s'ordonnent naturellement selon l'ordre intime de la prière. «Le fâcheux dans les prières d'aujourd'hui, c'est qu'elles ne tendent pas les mains plus loin que la convention». L'herméneutique, qui œuvre toute entière dans la perspective d'une vérité au-delà de toute expression, d'un Dire aux confins de l'indicible, ravive le sens de la prière, par-delà la convention. De même que la prière était considérée comme effective, l'herméneutique rencontre sur son chemin les images des vrais dieux. «Aujourd'hui, où toute puissance magique s'est effacée, le texte le plus haut, la plus haute formule ne peut que rester sans effet, si l'inexprimable pénétrant en eux ne vient les vivifier.» Toute chose dite est vivifiée par ce qui ne peut être dit et qui est le Dire lui-même. L'inexprimable n'est pas ce qui est en-dehors du langage, dans une situation d'altérité radicale par rapport au Logos. L'inexprimable est ce qui est en amont de la chose exprimée, non point étranger au Logos, mais semblable à l'En-Sof de l'arbre séphirotique de la Kabbale, en surplomb, à ce point le plus haut des qualités et des essences, qui est aussi le point le plus central et le plus intime. L'inexprimable, dans la perspective herméneutique, est le dire intime du monde, le battement de son cœur : «L'inexprimable, écrit Jünger, comprend plus de choses que nous n'en soupçonnons, les atomes, par exemple, et il survient des moments où nous descendons en eux comme dans des mines d'or, en quête de la richesse cosmique et des trésors de notre être intime. L'inexprimable comprend aussi les battements du cœur, et l'univers est animé par ses radiations et ses rythmes, comme une grande horloge par les oscillations et les tours de ses innombrables rouages et de ses balanciers. Si ce battement de cœur n'accompagne pas les prières, elles perdent toute efficace, semblables à des tournoiements vides dans le temps mort. Au contraire le battement du cœur peut parler sa propre langue, par exemple dans le bonheur, le don de soi, dans la connaissance du monde. Il suit et confirme ainsi le rythme de l'univers comme l'une de ces méduses parées de couleurs vives le rythme de l'océan. Il nous met en harmonie.»
Pour entrer en concordance avec le cœur, pour révéler l'essence de la concordance, il faut cultiver cette vertu héroïque, cette areté que la terminologie chevaleresque désigne précisément par l'expression avoir du cœur. Aller au cœur du monde, être homme de cœur, c'est d'abord reconnaître que la Quête de la vérité est toute autre chose que la prétention à la détenir. Le cœur est l'inexprimable car le cœur est le Dire. Or le Dire lui-même ne peut être dit. Le Dire est indicible non par altérité ou éloignement mais au contraire par son extrême intimité avec l'identique. Le secret du Dire nous apparaît dans un éclair, cet éclair qu'évoquait Angélus Silésius lorsqu'il parle d'être Dieu en Dieu comme un éclair dans un éclair. Au cœur de la chose observée se trouve sa Figure immémoriale, non point séparée d'elle, comme le voudrait une interprétation extrêmement schématique du platonisme, mais comprise en elle. «Le principe végétal est déjà compris dans les éléments, comme le montrent les fleurs de glace. La fleur de glace n'est pas génétiquement plus ancienne que la rose; l'une et l'autre reproduisent un modèle caché. Dans le cristal aussi, la vie est présente, l'arbre de la vie atteint, de ses racines, le tréfonds de la matière.» Au sens le plus littéral, l'herméneutique est arborescente ou buissonnante. Elle va à la rencontre du tréfonds par l'arborescence de ses méditations. La verticalité qu'évoque l'image de l'arbre s'associe à la complexité de ses branchages. L'herméneutique ne s'élève point comme un gratte-ciel mais bien comme un arbre et, dans la richesse des feuillages, la vérité des essences, donne à comprendre qu'il n'y a pas d'explication unilatérale de la transcendance. Le feuillage printanier, dans ses couleurs fragiles, presque transparentes, témoigne avec une non moindre puissance que le tronc, de l'unité transcendante de la connaissance : «La source de la couleur n'est pas située dans le monde du divers. Aussi ne brille-t-elle jamais plus vivement que là où elle frôle, par les plus minces de ses épidermes, la frontière de l'invisible. La couleur atteste l'invisible, comme le silence est attesté par le Verbe.»
Du silence de la couleur aux invisibles royaumes du Verbe, l'herméneutique jüngérienne invite au cheminement. Le caractère de l'herméneute a été souligné : c'est celui du Noble Voyageur qui, fort de son réalisme héroïque, chemine, entre la Mort et le Diable, vers la Jérusalem céleste. La tradition européenne de l'herméneutique, du monde comme interprétation et de l'humanitas comme interprétation du monde, pouvant aller, dans certaines circonstances, au-delà des interdits, dans l'accomplissement d'une figure faustienne, se trouve pour ainsi dire récapitulée dans l’œuvre de Jünger, non pour clore une époque mais pour montrer en quoi, dans l'acte même de la remémoration, acte fondateur par excellence, une nouvelle époque s'offre à nous. Chaque nouvelle civilisation est tributaire d'un éveil herméneutique. Les civilisations, les cultures et les idéologies moribondes se reconnaissent à ce qu'elles se figent dans le schéma d'une explication jugée universellement valide. Le fondamentalisme, le matérialisme progressiste, pour agressifs et arrogants qu'ils soient dans leur devenir historique, et pour menaçants qu'ils s'affirment à l'endroit des cultures européennes, n'en témoignent pas moins de formes de civilisation en voie de désagrégation.
L'art jüngérien de l'herméneutique, par la tension qu'il établit entre l'archaïque et le moderne, le Mythe et la science, nous porte au-delà de l'effondrement nécessaire de nos sociétés, vers cette nouveauté absolue, reliée aux principes et dont le sens nous est délivré par l'anamnésis. La tradition herméneutique, dans laquelle s'inscrit l’œuvre de Jünger marque sa radicale originalité dans le siècle car elle préfigure le retour au point méridien de la Gnose, où la conscience européenne de l'être opère à la recouvrance de son rayonnement. Si la science positiviste a substitué l'analyse et l'explication à l'interprétation et à la compréhension, le mouvement de balancier est appelé, par l’œuvre de Jünger, à s'inverser. La Figure de l'Anarque marque la possibilité de préfigurer en nous le retour vers la science de l'abondance, vers la prodigalité que serait une théologie délivrée de la mesquinerie des dévots.
La Figure est la préfiguration selon la mystérieuse dialectique, insaisissable en terme chronologique, du sceau et de l'empreinte. La préfiguration d'un autre état d'être s'établit, comme certitude dans la Figure, qui est hors du temps. Les oeuvres de Novalis et de Hölderlin préfigurent l’œuvre de Jünger car elles correspondent à la plus haute figure connue de la culture européenne, c'est-à-dire d'une tradition dont l'impérialité frappée par le nihilisme de la mauvaise conscience demeure provisoirement en suspens. L'herméneutique alexandrine, dont les œuvres les plus importantes furent détruites dans l'incendie de la Bibliothèque, n'en poursuit pas moins ses œuvres, dans l'exégèse patristique et médiévale en laquelle, ainsi que le remarque Georges Gusdorf «l'intelligibilité recherchée n'est pas seulement de l'ordre de l'exposition ou de l'explication mais de l'ordre de l'implication». Telle est la poétique, dans la mesure où nous cessons d'être spectateur devant une représentation pour entrer en concordance avec ce que nous connaissons.
Toute connaissance est ainsi procession liturgique, avènement de la conscience de l'être, implication du Verbe, de la gloire, de l'esprit, à travers les innombrables mais non indéchiffrables manifestations sensibles et intelligibles. Pour Jünger, les phénomènes de la nature et de l'histoire sont susceptibles d'être interprétés, car le temporel est signe de l'intemporel, comme le visible signe de l'invisible. La Théologie médiévale, dont l'herméneutique romantique (mais peut-être mieux vaudrait dire romane ) de Novalis va ressaisir à la fine pointe l'exigence prophétique si décriée fut une théologie du sacramentum, qui présume que toute chose est signe d'une chose cachée. «L'exégèse moderne procède par analyse, elle s'efforce de restreindre le sens en isolant le plus possible le fait, la parole, l'événement, qu'il s'agit de définir dans sa teneur précise, dans son contexte temporel, local et personnel. Pour les lecteurs du Moyen-Age, la procédure est inverse, synthétique. La totalité du sens possible est donnée d'emblée, dès le commencement; le sens de l'alpha initial contient déjà le sens de l'oméga terminal; l'alpha et l'oméga ne nous paraissent dissociés que du fait de la limitation de l'intelligence humaine, qui nous impose une approche discursive du mystère de Dieu» (G. Gusdorf Les Origines de l'herméneutique). L'historicisme, le déterminisme, le matérialisme, sont tour à tour récusés dans l’œuvre de Jünger car ils interdisent l'accès au pressentiment de l'oméga qu'éveille l'alpha de l'observation immédiate. Dans la chasse subtile, la cicindèle est l'alpha dont l'oméga serait le point méridien de l'ordre du monde, le Grand Midi de l'entendement. Dans l'infime alpha qui éveille l'attention du chasseur subtil, l'oméga de la Connaissance resplendit de toute sa puissance.