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29/04/2008
La Ville, son archange de misère, l'espérance (Un cauchemar, 6)
Rappel.
La Ville..., 1.
La Ville..., 2.
La Ville..., 3.
La Ville..., 4.
La Ville..., 5.
«Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !», lâche dans un cri Rimbaud l'effaré. Mais il est vrai que le siècle qui commence s'ouvre telle une gueule, il vient de percer dans la clameur des explosions et la boue du malheur l'isthme sordide de sa débâcle, comme s'il achevait de célébrer dans le bruit et la fureur la fonte des glaces de la froide misère, qui s'éloigne désormais comme un iceberg mendiant vers les chaudes profondeurs des anciennes colonies où, solidement amarré au ponton du profit, il va pouvoir fondre capricieusement ainsi que neige au soleil, engraisser un peu plus les chafouins soudards de l'Europe universelle, alimenter de sang et de souffrance tous les comptoirs rapaces comme le parasite alimente de pus l'organisme sain qu'il colonise, car telle est la loi de l'universel parasitage. Désormais tous croient et espèrent en l'avenir, ce faux espoir, cette fausse espérance, cette faux de l'espérance, et au progrès, cette camarde de la vraie joie (tout ce morne dévalement est raconté, péniblement et jubilatoirement, dans la douleur de l'hallucination et le rire de la joie féroce, par le génial Céline dans son Voyage).
Qu'importent même les ratés, et au diable les prophètes de malheur, qui crèvent toujours au fond des venelles obscures, la main gauche crispée sur le Manifeste, l'index de la droite pointant comme Platon sa raideur douloureuse vers le Ciel. L'homme marche, et marche avec le progrès, tandis que le cri de la vigie, haut placée sur le perchoir de la science, annonce avec Renan que le brouillard épais se dissipe, triomphalement sabordé par les récifs d'Utopie. Terre ! Terre ! C'est le cri qui gonfle les poitrines qui ne se souviennent plus de Babylone, détruite en un clignement, qui ne se souviennent plus que la patrie est la terre des pères, la terre de leur père, tandis qu'ils errent depuis trop longtemps, incapables, une fois trouvée, de donner racine à leur arrivée. Mais seule la fièvre des optimistes, qui contrairement à ce que l'on croit ont la vue très courte, a cru que le mirage scintillant comme une colonne d'or n'allait pas se dissiper au premier souffle de vent, et resplendir à jamais sous leurs yeux écarquillés. Las !, il faut bien repartir, ou plutôt rester tout en échafaudant pour demain les plans de l'évasion salutaire : «Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours», clame, une fois de plus, dans un claquement de stupeur, Rimbaud effaré.
Pas d'arrêt donc. Quant aux villes, qui dans l'obscurité évaporaient leur semence d'hommes comme de prodigieux champignons colonisateurs, les voici reparties tels des rafiots brinquebalant sur les flots leur gros ventre outré par la misère, cette lamproie qui suce le limon des soutes puantes et y évapore ses alcools tutélaires. Mais, dans la nuit de l'océan semblable à une dune consumée par l'ivresse, un vide immense sur la visée du sextant est le cap unique tracé par le compas des pilotes : nulle étoile polaire pour indiquer le jusant de l'avenir, la fin de la misère, le nord de la langue quoi !, enfin la réalisation de la nouvelle Jérusalem, la Jérusalem délivrée chantée comme une vierge splendide par l'ardeur des prophètes oubliés, rien que «les marais énormes, nasses / Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !» Et pourtant les étraves puissantes qui soufflent et peinent comme des mufles continuent de creuser des plaies monstrueuses au ventre des gouffres qui, retournés comme des poissons morts, daignent parfois découvrir quelque créature inconnue, maigre réponse tavelée comme un cadavre puant de Sphinx. C'est donc bien là l'antique parabole du Semeur vidée de sa substance : telle échine élégamment fluide qui dans les abîmes profonds brûlait de mille oraisons de lumière, n'est plus, une fois qu'elle a échoué sur le récif de l'ennui, que la vessie dégonflée de notre dégoût.
«Ô grandes villes
Bâties de pierres
Dans la plaine !
Dans le silence s'en va
Celui qui n'a pas de patrie
Avec le front ténébreux, avec le vent,
Les arbres nus sur la colline.»
La ville, cette grande célébration anonyme d'un innommable qui se perd dans la nuit des temps, aujourd'hui ne nous offrant plus que son seul visage désespéré, grotesque, fou comme ces idées dont parle Chesterton, tournoyant à vide telle une noria déjantée, en roue libre pour l'Erehwon de Butler, l'utopique non-lieu de l'absence — pas même une de ces grappes de ruines magnifiées jadis par Monsu Desiderio, versant au moins, aux gueules asséchées des soudards, le vin noir des fins tourmentées d'empire, comme une consolation et une dernière victoire remportée sur le soleil jauni de l'espérance ! La ville, la grande ville de l'Occident, la ville terrible et mystérieuse (une Salammbô de pacotille orientale !), grouillante de fantômes industrieux et civilisés, la voici donc symbole de la modernité tant décriée, celle-ci tout entière même, et son visage grimaçant, voici qu'il est devenu le visage de ce mendiant que Cénabre rencontre au coin d'une rue de Paris-Dis pour trouver dans les yeux du demi-fou l'angoisse qui étreint son pauvre cœur, son pauvre cœur de fou, son cœur triste qui bave à la poupe, se parant de son mensonge pitoyable comme d'un manteau de diamants. Car la ville symbole de la modernité, est la ville emblème de l'enfer, selon une équivalence posée naguère par Walter Benjamin, imperturbablement reprise depuis : «Le “moderne” comme temps de l'enfer. Les châtiments de l'enfer sont toujours à la pointe de la nouveauté dans ce domaine. Il ne s'agit pas de dire que “les mêmes choses sans cesse” arrivent, encore moins de parler ici d'éternel retour. Il s'agit plutôt de ceci : le visage du monde ne se modifie jamais dans ce qu'il y a de plus nouveau, cette extrême nouveauté demeure en tous points identique à elle-même. C'est cela qui fait l'éternité de l'enfer. Déterminer la totalité des traits sous lesquels le “moderne” se manifeste, ce serait donner une représentation de l'enfer.» (1)
Notes :
(1) Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le Livre des Passages (Cerf, 1989), p. 560.
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