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10/04/2008

Pitié pour les puristes, par Jean-Gérard Lapacherie



Les puristes, non pas les puristes avérés qui n’ont peut-être jamais existé, mais ceux qui sont accusés d’être des puristes ou qui, comme disent les consciencieux du social, sont stigmatisés ainsi, en bref ceux à qui est imputé le crime de purisme (car c’en est un) sont les derniers avatars du Démon : les derniers en date, évidemment; sous peu, ces avatars seront remplacés par d’autres, plus diaboliques encore. Ils sont la nouvelle figure du Mal; ils en ont les qualités contingentes; et surtout ils justifient, par leur seule existence, les soldats du Bien, les vertuistes de la langue, les belles âmes, les nouvelles gens honnêtes. Après le croquant, le juif, le beauf, le franchouillard, l’immonde ça puriste sort en reptations lentes du ventre encore fécond de la Bête. Alain Rey, le commandeur des croyants de l’anti-purisme, a publié l’an passé un ouvrage au titre éloquent : L’amour du français : contre les puristes et autres censeurs de la langue (Denoël, 2007), dont il fait la promotion au fin fond des provinces reculées et bien entendu attardées de la république de France.
En théorie, purisme, comme les autres mots en -isme, désigne un corps de doctrine, un faisceau d’hypothèses ou de thèses, éventuellement une idée, une notion ou un concept : il convient donc, avant de s’acharner sur les créatures du Diable, de définir en quoi consiste leur doctrine et de nommer les individus, Monsieur un tel, auteur de tel ouvrage ou de tel article, ou, disons par acquit de conscience, Madame une telle, qui sont qualifiés de puristes ou qui sont ainsi désignés. C’est la moindre des honnêtetés. Or rien de cela ne se produit.


C’est que la haine ou la diatribe ou l’invective anti-puriste relève de la chasse aux sorcières, de l’exorcisme, de la lutte contre le Démon, de la purification ou l’épuration ou de l’urgente nécessité léniniste (Pravda, janvier 1918) : «nettoyer la terre russe de tous les insectes nuisibles», la terre russe étant la langue française et les insectes nuisibles les puristes ou prétendus tels. Il est reproché aux puristes de momifier la langue en refusant qu’elle évolue, comme dans le Dictionnaire de linguistique (Larousse, 1973) : «comportement de certains locuteurs vis-à-vis de leur langue, caractérisé par le désir de fixer celle-ci à un stade de son évolution, considéré comme une norme idéale et intangible à laquelle tous les écarts doivent être réduits»; d’être des pères la pudeur ou des prescripteurs de vertu (ibidem : «le purisme cherche à se justifier par des considérations morales (préservation de la pureté de la langue)», ou encore de ne pas être de leur temps, de haïr les jeunes, surtout si ceux-ci sont noirs, arabes et musulmans, de vouloir interdire l’immigration, de considérer les mots français comme supérieurs à tous les autres, en particulier aux mots étrangers ou immigrés, d’être «des bourgeoises oisives qui confondent tarabiscotage et culture» ou des dresseurs qui exhibent les enfants soumis dans le grand cirque de la grammaire, d’aspirer à l’Académie française, etc. La morale, la démocratie, la république, la tolérance, le droit, la vertu, le monde entier, les dominés, les opprimés, les esclaves et les descendants d’esclaves, le partage, l’accueil, l’écoute, le respect, l’Autre, le devoir d’altérité, le métissage, la diversité ethnique, culturelle, biologique, le Parti socialiste, la télévision, Libération, le Collectif des Usagers de la Langue, la pornographie et l’industrie du X, les libertaires, Mmes Voynet, Aubry et Royal, les belles âmes, les grandes consciences, le lobby humanitaire, les droits de l’homme, les supporters avinés de l’OM, l’aide à toute détresse, la charité, le chaud bise, les fauteurs d’orthographe à la pelle, en bref, tout ce qui compte ou a du poids ou le bras long en France, tout cet ensemble, tout ensemble, tout ensemble, tout, tout ce beau monde, beau linge ou grosses légumes, tout est contre les puristes. M. Rey, de chez Robert, figure au haut de l’organigramme. C’est sa gloire. On a la gloire qu’on peut.

Rétablissons donc le libre examen.
Dans les milieux anti-puristes, l’Académie française est tenue pour le repaire poussiéreux des prescripteurs de normes ou pour l’antre moisie des censeurs de la langue. Les académiciens seraient des fétichistes attachés à des vétilles. Bien entendu, la réalité est tout autre. Ce qu’attestent les articles puriste et purisme de toutes les éditions publiées du Dictionnaire de l’Académie française, c’est l’hostilité qu’ont constamment exprimée, pendant près de quatre siècles, les académiciens à l’encontre du purisme et des puristes : «on appelle puriste un homme qui affecte la pureté du langage et qui s’y attache trop scrupuleusement», est-il écrit dans le Dictionnaire de l’Académie française (1694, 1762, 1798, 1932-35). Dans la sixième édition de ce même dictionnaire (1832-35), la définition est complétée par la remarque qui suit : «le puriste est voisin du pédant». Jaucourt, auteur de l’article puriste de L’Encyclopédie (1751-65), reprend la définition de l’Académie : «on nomme puriste une personne qui affecte sans cesse une grande pureté de langage» et il illustre l’hostilité des écrivains classiques aux puristes d’un extrait de La Bruyère, qui fut membre de l’Académie : «ces sortes de gens ont une fade attention à ce qu’ils disent, et l’on souffre avec eux dans la conversation de tout le travail de leur esprit; ils sont comme pétris de phrases, et de petits tours d’expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien; ils ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde; rien d’heureux ne leur échappe; rien chez eux ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement; ils sont puristes». Comme Jaucourt et La Bruyère, les Académiciens n’aiment pas le calcul, la surveillance, la vigilance : affecter, trop scrupuleusement, pédant – ce que confirme la définition qu’ils donnent en 1762, 1798, 1832-35) du purisme : «défaut de celui qui affecte trop la pureté du langage». D’une édition à l’autre, les exemples sont de plus en plus critiques : «cet auteur donne un peu dans le purisme» (1762, 1798); «cet homme est d’un purisme si rigoureux qu’il en est fatigant» et «cette femme donne dans le purisme» (1832-35). Dans la huitième édition, le premier des deux exemples de la sixième édition illustre une définition encore plus négative que celles des éditions précédentes : «souci scrupuleux jusqu’à l’excès de la pureté du langage».
Les diverses éditions du Dictionnaire de l’Académie française répètent la sourde hostilité de l’Institution au purisme; les académiciens, dans les ouvrages qu’ils ont écrits, ne sont pas en reste. Jacques Laurent (1919-2000), de l’Académie française, écrit, dans Le français en cage (Grasset, 1988), une charge bien argumentée contre les puristes, le purisme, les censeurs de la langue, les flics faussement savants et mal instruits de l’Educ-nat. Dans Arts (24 avril 1957), il avait publié, plus de trente ans avant Le français en cage, «un bref article où, pour la première fois, (il) s’en prenait au zèle excessif que déploient les policiers du langage dès que l’occasion leur est donnée de condamner». De fait, il montre que la plupart des interdits de grammairiens (consentir que, aimer que, s’attendre que, demander que, soit… ou, poursuivre un but, dans le but de, il s’en rappelle, se baser sur, malgré que, préférer que, etc.) ou les orthographes aberrantes (chausse-trape, chariot, cuisseau et cuissot, etc.) témoignent d’une méconnaissance de la langue. Le français en cage, essai à contre-courant, donne de l’Académie et des académiciens une image plutôt libertaire, à l’opposé de celle que l’on a d’eux. Or, c’est à ces mêmes académiciens qu’est imputé, en dépit des faits, le crime de purisme. Aux XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles, les puristes étaient les pédants, les professeurs, les pétris de science, les (mal) instruits, les idéologues, les linguistes, pas les écrivains, encore moins les académiciens. La boucle est bouclée. Au XXe siècle, c’est l’inverse. Ceux qui vomissent le purisme sont les successeurs de ceux qui, jadis, l’encensaient. Aujourd’hui, ils stigmatisent comme puristes, ce qui est une autre façon de dire racistes, fascistes, nazis, les quelques écrivains ou académiciens qui ne tiennent pas la langue pour un simple outil et qui s’imposent une ascèse en écrivant ou en parlant, pour que, justement, ce qu’ils écrivent ne puisse pas être broyé, mouliné, dégluti par les idéologues, qui, eux, sont tous attachés, comme un âne à son piquet, à la pureté de la doctrine sociale et qui sont les pires puristes qui aient jamais été.

Les anti-puristes, ceux qui rêvent de nettoyer la langue française de tous ces insectes nuisibles, sont tous des révolutionnaires, de salon et de guillotine, des staliniens bornés, des maoïstes forcenés, des bourdivins de sacristie, des rêveurs d’extermination. Pour eux, la langue, innocente par définition, qui n’a jamais commis quoi que ce soit de répréhensible, est un objectif à détruire. Ils sont l’avant-garde de la grande armée en marche vers le terminus marxiste léniniste. Donnant le la, Philippe Sollers, un des inspirateurs de cette ferveur martiale, n’a pas ponctué les phrases des «textes» qu’il a intitulés Paradis. En soi, le fait n’est pas inédit. En 1913 déjà, Apollinaire avait supprimé les virgules et les points finals des poèmes qu’il avait recueillis dans Alcools. Sollers est allé plus loin, si tant est qu’il soit possible de faire plus radical que la suppression : il a remplacé les signes dont le dessin nous est familier, à savoir «, : . ?», par les noms que ces signes portent par convention. Il n’a pas écrit «,» mais virgule; non «:», mais deux points; non «?», mais point d’interrogation. À peu près au même moment, dans Opéra Bouffe, roman publié dans la collection Tel Quel que dirigeait alors Sollers, Maurice Roche déformait ses phrases pour les transformer en palindromes illisibles. «Foncer vers la mort» a été crypté en «trom al srev recnof». Ou encore, les blancs entre les mots ont été supprimés, non pas pour gagner de la place, mais pour saper un code de l’écriture, et les lignes, au lieu d’être justifiées à gauche et à droite, l’ont été à droite seulement :
«narre
sescampagnescompagnesconquêtesbatailles».

Les années n’ont pas étouffé la fureur anti-puriste. «Détruisons la langue française», tonne en 2001, dans Le Monde, l’écrivain Christophe Bataille. On ne sait à qui s’adresse l’injonction. L’essentiel est le nouveau devoir national défini par un écrivain que son nom prédestine à se couvrir de gloire au service de Mars : «briser la grammaire», «balayer l’orthographe»
En 1967, dans L’écriture et l’expérience des limites, Sollers expose un «programme» qui peut être résumé ainsi : «L’écriture textuelle n’est pas un langage, mais, à chaque fois, destruction d’un langage; à l’intérieur d’une langue, (elle) transgresse cette langue... Cette destruction, cette négation, sont expliquées par la théorie qui est donc le langage de cette destruction du langage». Dans ce salmigondis, l’idéologie sert, comme d’habitude, de masque, pour justifier ce qui, aux yeux des hommes, est injustifiable. La gloire de Lénine, ce sont les destructions qu’il a ordonnées ou dont il s’est rendu coupable – en particulier la destruction de la langue russe et son remplacement par la langue soviétique, novlangue ou langue de bois ou TFT. Après 1968, Barthes, l’ami de Sollers, a sorti le fascisme des oubliettes pour lui assigner une place bien en vue dans la langue. «Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir [...]. Parler, ce n’est pas communiquer, comme on le répète souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée». Cette accusation n’émane pas d’un parti khmer rouge ou vert taliban, mais du Collège de France, d’où, en 1977, Barthes déclare au monde : «La langue... n’est ni réactionnaire, ni progressiste; elle est tout simplement : fasciste; car le fascisme, ce n’est pas empêcher de dire, c’est obliger à dire». Certes, c’est la langue en général qui est ou serait fasciste ou germe de fascisme. En fait, c’est la seule langue française qui en est accusée, Barthes s’étant bien gardé, lors de ses séjours au Maroc, d’accuser l’arabe d’être fasciste. On ne sait s’il agit ainsi sur les conseils de Dame Prudence ou sur les ordres de Messire Aveuglement, comme il s’est bien gardé, entre 1940 et 1945, alors qu’il était dans la force de la jeunesse, de combattre réellement par les armes ou par l’action militante, les fascistes, les vrais, ceux dont l’objectif était de nettoyer la France de tous les insectes nuisibles qui la contaminaient. «Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination». L’assertion est absurde. Barthes n’est pas un patient d’asiles d’aliénés, il est essayiste, admiré, critique, linguiste, loué, sémiologue de l’image, journaliste, écrivain – pardon scripteur –, professeur, spécialiste de théâtre national populaire, de Brecht, des écritures bourgeoises, du degré zéro de l’écriture, des mythes modernes, du Tour de France, de Poujade, des idées reçues ou doxas, de Sade, de Loyola, de Fourrier, de Racine, de la langue classique, du texte, de Hjelmslev et de Saussure, de Paris Match, du désir, du Japon, des avant-gardes, de Tel Quel, de contre-écritures, de sémiographie, de Michelet, de subversion, de Balzac (Honoré, pas Guez), de Sarrazine – que sais-je encore ? : du décryptage des photos en noir et blanc et de la rhétorique des publicités de Panzani, etc. La liste n’est pas close. Pourquoi pas de «la langue fasciste» ? Barthes n’est pas le seul à avoir cru à cette énormité. Avant lui, Foucault, du même Collège, enseignait que le discours formait l’armature des dispositifs de pouvoir. Après lui, le léniniste Bourdieu, du même Collège, découvrait dans le fascisme la justification des accusations qu’il portait contre la langue légitime (id est le dialecte parisien), la culture, l’école, la démocratie, l’Université, fascistes elles aussi à n’en pas douter.
L’accusation fasciste a commencé avec le procès intenté au français classique, cet idiome sacré qu’auraient imposé la monarchie, le pouvoir d’État et d’église, la hiérarchie, l’ordre royal, etc. Barthes croit en découvrir les racines dans l’article 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), dans la fondation de l’Académie française, dans le purisme des années 1620-1650. Or les faits infirment ce roman noir. Au XVIe siècle, la langue du pouvoir n’est pas le langage maternel français, mais le latin, langue de domination, d’empire, de vérité théologique, la seule langue qui soit digne d’être étudiée dans la grammatica. Dans les années 1620-1660, Vaugelas, Malherbe, Guez de Balzac, les grammairiens et les écrivains puristes ont débarrassé la langue de ses impuretés (injures, grossièretés, constructions ambivalentes, etc.), afin qu’elle ne serve plus à attiser les haines inexpiables qui se sont assouvies dans les meurtres de masse des guerres de religion. Enfin, en décrétant qu’en matière de langue, le seul souverain était l’usage, ils ont retiré au pouvoir politique la domination sur la langue. Même les princes se plient à l’usage.
L’accusation de fascisme ne recèle que des commodités. Il n’est pas besoin de l’étayer, elle est reçue sans preuves. Enoncée du haut d’une chaire, par une autorité instituée, elle est Vérité. Voilà donc la langue mise en examen, chargée de péchés sans nom, inculpée d’une litanie de crimes. Le péché originel, auquel les théologiens ne croient plus, revivifié, ressuscité en quelque sorte, a été transporté dans la langue. Elle est ou elle serait l’instrument de l’État ou du Capital, la marque de la bourgeoisie vorace, une source d’abus, le sceau de la tyrannie, et le purisme qui en serait consubstantiel la chape de béton qui condamne les opprimés au silence, etc.

Si Sollers, Barthes, Bourdieu, Roche, Bataille et autres ont pris pour cible le purisme et ont voulu détruire la langue, c’est qu’ils sont persuadés que celle-ci n’est qu’un outil ou un moyen ou un simple instrument, comme le sont la faucille et le râteau. Détruire un tournevis ne porte pas à conséquence. Pourquoi en irait-il autrement de la langue ? Or, la langue n’est pas un outil de communication, ou, si elle est définie ainsi, c’est par des idéologues prêts à tout pour avoir prise sur elle. La langue donne une réalité aux révoltes, à l’être, aux identités singulières, à l’Autre, aux choses du monde. Les hommes ont conscience qu’il existe hors d’eux des réalités, parce qu’ils usent de mots qui les désignent. La langue est l’ordre symbolique par excellence. Ce qui fait la langue et y donne une raison d’être, ce n’est pas l’influence que x exerce sur y, ce n’est pas le lien que la langue noue ou nouerait entre les hommes, ce n’est pas la société qu’elle institue ou instituerait, comme le croient les naïfs, hantés par le fantôme des communautés primitives, c’est la possibilité qu’elle offre aux hommes, qui qu’ils soient, de référer aux réalités du monde, de désigner les choses, les entités fictives, les êtres, présents ou absents, d’avoir prise sur la réalité. Ce qui fait la langue et la fonde, c’est la relation instable, fragile, toujours à reconstruire, qui lie les mots aux choses et grâce à laquelle il est possible de placer les réalités au cœur des discours. La réprobation que suscite l’épouvantail puriste n’est rien d’autre que le nouvel oripeau que revêt la haine de la vérité. Ainsi fardée, elle a le champ libre.