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17/02/2010
Les Identités remarquables de Sébastien Lapaque
Photographie (détail) de Juan Asensio.
À propos des Identités remarquables de Sébastien Lapaque paru aux éditions Actes Sud, 2009.
LRSP (livre reçu en service de presse).
Beau et curieux roman que ces Identités remarquables de Sébastien Lapaque, que l'on dirait tout entières sorties d'un des nombreux et succulents repas partagés entre Durtal et le sonneur Carhaix haut perchés où, derrière les murs épais de l'une des tours de l'église Saint-Sulpice, à l'abri du monde tel qu'il se déploie dans sa technique et bêtise devenues folles, il s'agit, entre convives savants, de se plonger dans les délices perdues des là-bas oniriques ou cauchemardesques. Le ton du livre de Lapaque est rarement cynique, parfois mélancolique comme l'est le registre des dialogues entre les personnages de Là-bas, le plus souvent ironique, mais d'une ironie qui peine à cacher une immense tendresse. D'où provient cette impression qu'il longe cependant des gouffres ?
Le cauchemar, dans le roman de Lapaque, n'est absolument pas celui de la mort du héros, annoncée d'ailleurs dès les toutes premières lignes, par pur jeu s'amusant de la trop fameuse Chronique d'une mort annoncée, par un narrateur qui, étrangement, rudoie son personnage en le tutoyant (1). Cette mort finalement sera déjouée par l'intrusion d'un comique deus ex machina et une ruse narrative maladroite puisqu'elle appuie un message en forme de chute un peu trop facile : le narrateur se venge de son personnage en montrant que lui seul est maître de son récit, tout comme, probablement, il fait un pied-de nez sans grandes conséquences métaphysiques à ses lecteurs.
Nous avions bien compris, en effet, que Laroque n'était pas simplement une coquille vide, un écrivain sans textes, un héros sans faits d'armes, un chevalier sans dame à conquérir, mais bel et bien l'écrivain ou plutôt, l'une des facettes de ce dernier, comme le personnage principal, dont nous ne connaîtrons les prénom et nom qu'à la fin du livre, est une autre facette, peut-être la principale d'ailleurs, de la personnalité du romancier, à moins qu'il ne faille subtiliser inutilement les choses en écrivant, à la place de romancier, le terme narrateur. Éloignons-nous vite des rives encombrées de la psychologie de comptoir, surtout lorsqu'elle est appliquée à la lecture d'un roman, cet esquif qui ne supporte que fort malaisément les encalminages en mares des Sargasses psychanalytiques.
Ce cauchemar n'est pas non plus celui, à peine deviné, qui a servi de toile de fond au passé, pour le moins trouble, des parents de nos protagonistes. Ceux-ci ont eu beau cacher leurs secrets, n'en léguant que quelques bribes à leurs enfants nantis et vides, le tragique a refusé de se nicher dans les surplis de leurs robes de chambre impeccables. Même la mort, cruelle et insignifiante, des parents du héros que Lapaque interpelle sans cesse sans le moindre ménagement (il réserve sa tendresse à Caroline, la délicieuse marchande de jouets), n'est pas digne d'orner la rubrique des faits divers. Il n'y a même pas, dans ces subtiles arabesques qui bien évidemment convoquent le génie propre aux romans policiers dont l'auteur est friand, l'ombre d'un mauvais rêve que, grand lecteur de Bernanos, Sébastien Lapaque ne peut ignorer.
Le maléfice que convoque l'écrivain tient bien davantage dans la nullité confortable de la vie du protagoniste, Folantin plein d'esprit, aimé d'une belle jeune femme comme il y en a tant dans les villes de province (à Paris aussi, mais il faut les chercher avec plus de patience), fidèlement suivi par l'étrange et coruscant Laroque, professeur de philosophie qui s'invente une vie remplie d'actes d'héroïsme. Dans une époque sans sève contre laquelle, récemment, Lapaque décocha quelques flèches en visant la politique plus que la personne de Nicolas Sarkozy (Il faut qu'il parte, Stock, 2008), le diable ne peut plus se nicher dans le meurtre, fût-il prémédité depuis de longues années de sacrifices et de haine, mûrissant dans les cervelles recluses de deux enfants du siècle, c'est-à-dire seuls. Il ne se love même pas dans l'inattention coupable qui éloigne les personnages les uns des autres : chacun, sauf peut-être Laroque, n'est que ce que l'époque qui l'a vu grandir a fait de lui, un égoïste, un hédoniste qui ne sait rien retenir, pas même l'amour d'une femme belle et intelligente, cependant pas exceptionnelle comme le sont les héroïnes de roman.
Les identités remarquables n'en sont donc point, sauf si nous admettons que Lapaque, moins mathématicien que bon lecteur, poursuit le travail de radiographie implacable que le grand Léon Bloy avait génialement mené dans ses truculentes Histoires désobligeantes : ce serait donc en creux, comme déformée, qu'il faudrait parvenir à lire voire déchiffrer la grandeur de ces personnages par excellence antiromanesques, qu'ils soient coquille vide trentenaire, dandy à la petite semaine, midinette romantique ou jeune femme fatalement marquée par le sceau de la haine et la volonté de se venger.
Un critique littéraire pressé (tous le sont) conclurait sans doute, dans un éclair fugace d'à-propos, que la fin seule de ce petit roman intelligent semble constituer l'unique réponse de l'auteur à l'avachissement généralisé. Demeurent tout de même, dans cette société qui dégouline comme de l'époisses, les prestiges de la littérature, d'une intrigue rondement menée, qui sauve la vie du personnage principal et la dignité romanesque ?
Non, bien sûr que non, puisque l'effondrement est général, y compris celui qui guette le narrateur-écrivain, semble nous suggérer Sébastien Lapaque qui nous donne, avec ces Identités remarquables, une histoire que n'aurait probablement point désavouée Hermann Broch écrivant dans Le Tentateur (2) : «J’ai l’impression que l’amorphie de l’existence et de son langage a déjà acquis une telle prépondérance qu’elle a contraint les hommes, en une certaine mesure, à la vouloir contre leur volonté, à la vouloir par dégoût.»
Notes
(1) Une étude serait à mener sur l'usage des formes dialogiques dans les livres de Sébastien Lapaque, qui n'est jamais plus convaincant que lorsqu'il interpelle directement ses personnages ou ses lecteurs, comme il l'avait fait, sous forme de lettres adressées au Grand d'Espagne, dans la toute première version de son Georges Bernanos encore une fois, à l'époque où Olivier Véron, qui édita ce livre, m'en avait fait lire le tapuscrit.
(2) Hermann Broch, Le Tentateur (Gallimard, 1991), p. 10.