« Mélancolie française d'Éric Zemmour | Page d'accueil | Vies de Richard Savage et de Samuel Johnson »
05/04/2010
Dracula, 9 : Dracula et les femmes de Freddie Francis, par Francis Moury
Photographie de plateau obligeamment reçue de Nicolas Stanzick.
Résumé du scénario
En Europe centrale au début du XXe siècle, le comte Dracula est accidentellement ressuscité par un prêtre qui tombe sous son emprise, devenant l’instrument de sa vengeance contre son supérieur hiérarchique, un évêque qui a posé une croix devant l’entrée de son château. Dracula vampirise la serveuse Zena dont il force le prêtre à brûler le cadavre dans un four, il vampirise également Maria, la nièce du prélat. Son fiancé Paul est un jeune libre-penseur athée. Ce dernier sera bientôt convaincu de la réalité des forces du mal comme de celles du bien : un affrontement final terrifiant l’en convaincra.
Fiche technique succincte
Mise en scène : Freddie Francis
Scénario : John Elder d’après le roman de Bram Stoker
Directeur de la photographie : Arthur Grant (B.S.C.)
Production : Aida Young (Hammer Film)
Distribution numérique DVD : Warner Bros – Seven Arts
Musique : James Bernard et Philip Martell
Montage : James Needs
Décors : Bernard Robinson
Casting succinct
Christopher Lee (Dracula), Veronica Carlson (Maria, la belle-fille de l’évêque), Marion Mathie (Anna), Rupert Davies (L’évêque), Ewan Hooper (Le prêtre possédé), Barry Andrews (Paul), Michael Ripper (L’aubergiste-boulanger), Barbara Ewing (Zena, la servante)
Critique
Dracula has risen from the grave [Dracula et les femmes] (Grande-Bretagne, 1968) de Freddie Francis est la suite directe de Dracula Prince of Darkness [Dracula prince des ténèbres] (Grande-Bretagne, 1965) de Terence Fisher qui est lui-même la suite directe de Horror of Dracula [Le cauchemar de Dracula] (Grande-Bretagne, 1958) de Terence Fisher. Le vampire finissait noyé dans une eau glacée en 1965 et c’est de cette même eau glacée qu’il est libéré en 1968 par le remarquable scénario de John Elder, de son vrai nom Anthony Hinds / Anthony Hammer. La filiation est cependant ténue, et l’intrigue de Dracula et les femmes n’a strictement plus rien à voir avec celle du roman original. (*)
Dracula et les femmes prolonge et renouvelle d’une manière novatrice la géniale trilogie de Terence Fisher (1958, 1960, 1965) dans le sens d’une dialectique ultra-violente des apparences, en approfondissant l’idée d’une possession démoniaque de la réalité par le mal, assortie d’un érotisme encore plus agressif. On a dit que Francis était l’anti-Fisher par excellence : force est de convenir que c’est faux. On a reproché à Elder et Francis d’avoir trop humanisé le vampire en lui donnant un sentiment : celui de la vengeance. Mais une telle dualité «humain-inhumain» était bien au cœur de l’anthropologie vampirique fishérienne. Même si on peut reprocher à Francis son insistance banalisante, il maintient néanmoins l’équilibre entre animalité et humanité du vampire et maintient le personnage dans sa consistance cauchemardesque. La réflexion de Elder sur le pouvoir du mal s’inscrit aussi dans la lignée fishérienne la plus directe : un prêtre possédé prenant fonctionnellement la place du Renfield original du roman (et du film de 1965) c’est déjà une idée grandiose. Un évêque et un jeune athée qui devront finalement s’unir ensemble à ce prêtre déchiré, au péril commun de leurs vies pour sauver la nièce du premier : c’en est une autre ! Ce délirant scénario qui semble né d’une fumerie d’opium, eh bien, on y croit absolument et tout du long. L’évidence soignée des détails et la force de chaque séquence donnent à l’ensemble une puissance de conviction qui demeure étonnante. Francis n’est certes pas Fisher : il filme avec moins de génie, moins de beauté mais avec une force brute récurrente et quelques idées poétiques qui en assurent une efficace continuité tout en parvenant à renouveler la donne d’une manière originale. Le scénario de Elder – basé au fond sur l’idée de recherche de la vérité par delà les opinions et les préjugés comme unique moyen de réunion et de sauvegarde de la communauté humaine – entretient sans cesse l’angoisse par un retournement d’alliances. Ces modifications constantes, sources de suspense et de terreur, sont mises en scènes avec une simplicité qui renforce leur effet parfois fulgurant. Sur ce film, on peut dire que Francis a eu du génie. Lui qui avouait régulièrement son mépris du genre (à l’occasion de divers entretiens ou déclarations publiques) l’a ici magnifiquement servi. La restriction obsessionnelle des décors, le rythme du montage sont à l’image de la musique paroxystique et expressionniste de Bernard : des suites d’attaques, de coups de force sauvages, de ruptures hallucinantes, de fascinations-répulsions débouchant sur le vertige du cauchemar.
Quelques séquences mémorables d’horreur et d’épouvante dans Dracula et les femmes : la découverte du cadavre ensanglanté d’une femme pendue dans une église et celle de la résurrection du comte (ces deux premières séquences constituant à elles deux l’ouverture globale assez extraordinaire) puis celle du cadavre d’une victime de Dracula brûlée dans un four par le prêtre …sous l’emprise du vampire mais horrifié par ce qu’il est contraint de faire, celle de la marche nocturne de la belle Veronica Carlson vers le château de Dracula, celles des deux morts de Dracula dont l’une est inefficace parce que la prière rituelle d’exorcisme n’a pas été prononcée assez tôt mais dont l’autre réussit par la grâce d’un «hasard divin» inverse du «hasard démoniaque » qui avait provoqué sa renaissance. Un mot sur l’interprétation : la vedette féminine Veronica Carlson (dont le physique est assez proche de celui d’Ursula Andress mais dont les yeux sont très différents) trouve ici son premier grand rôle, le second étant celui qu’elle tiendra l’année suivante dans le génial Frankenstein Must Be Destroyed [Le Retour de Frankenstein] (Grande-Bretagne, 1969) de Terence Fisher. Christopher Lee poursuit la montée en puissance pure du personnage, alternant immobilité cauchemardesque et frénésie violente : il renouvelle remarquablement ses créations antérieures en dépit de sa réticence bien connue à reprendre le rôle qu’il estimait avoir définitivement épuisé. Ce ne sera pas encore la dernière fois qu’il le tiendra et il nous surprendra plusieurs fois encore, notamment pour les cinéastes Peter Sasdy, Roy Ward Baker et Jesus Franco. Quant aux seconds rôles, Barry Andrews est un jeune premier honorable mais sans grande personnalité tandis que Ewin Hooper compose en revanche un prêtre halluciné très étonnant qui est la grande surprise du film, son fil rouge dramatique. Rupert Davies est la quatrième ligne de force du casting : sa découverte d’une région sous l’emprise de la peur et sa marche vers le château avec son prêtre ainsi que la dispute du dîner avec Paul sont de très beaux moments dramatiques.
Dracula et les femmes est l’unique contribution de Freddie Francis à la lignée cinématographique du personnage créé par Stoker sur la vingtaine de films fantastiques qu’il aura signés comme réalisateur mais l’un des «Dracula» non fishériens les plus importants. Enfin, historiquement, le film négocie le virage esthétique désiré par la productrice Aida Young vers un surcroît de violence graphique et d’érotisme mais maintient la présence au générique de quelques-uns des grands collaborateurs artistiques des années 1955-1965 : Arthur Grant à la photo, Bernard Robinson comme directeur artistique notamment. Sa trace la plus évidente de modernité est son générique constitué d’agressives équidensités animées dont l’effet poétique est, encore aujourd’hui, d’une étrange beauté.
(*) Le vampire du The Brides of Dracula [Les maîtresses de Dracula] (Grande-Bretagne, 1960) de Terence Fisher n’était pas, en dépit de ses titres anglais et français d’exploitation, le comte Dracula mais un de ses disciples : le baron Meinster, et il n’appartenait donc déjà plus tout à fait à la pure lignée des adaptations stokerienne produites par la Hammer Film bien qu’il fût cohérent avec l’univers romanesque de Stoker.