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21/04/2010
Peut-on prendre l’autofiction au sérieux ?, par Jean-Gérard Lapacherie
À propos de Camille Laurens, Romance nerveuse, Gallimard, 2010.
Dans les années 1960, on entendait le refrain : «600 millions de Chinois, et moi, et moi, et moi». Par cette rengaine mise aux chiffres du jour, on pourrait résumer, avec un brin d’insolence, l’autofiction : plus de six mille millions (comprendre plus de six milliards) d’êtres humains sur la terre, et moi, mon moi, mon petit moi, mon tout petit moi. C’est à peu près ainsi que commence Romance nerveuse, le dernier «roman» de Camille Laurens : «Il y a eu aujourd’hui 218 799 naissances dans le monde et 218 840 le temps de l’écrire. 90 102 personnes sont mortes aujourd’hui, 11 pendant que je tapais cette phrase», ce qui semble confirmer le jugement que Pierre Jourde porte sur l’autofiction ou «fiction de soi» : «elle présente l’avantage, pour les écrivains les plus libérés, de pouvoir raconter à peu près tout ce qui leur vient à l’esprit». D’où les reproches d’arbitraire, d’insignifiance, de nombrilisme, d’impudeur, etc., adressés à ceux ou celles (surtout celles) qui racontent en disant je des événements dont ils sont les auteurs ou les victimes, sans masquer l’identité des personnes réelles qui deviennent à leur insu des personnages de «fiction». Le dernier roman de Camille Laurens relève de ce «genre», comme d’autres romans ou récits de cet auteur : entre autres Philippe, Dans ces bras-là, L’amour, roman, publiés chez P.O.L. C’est d’ailleurs ce que la narratrice, auteur et personnage du roman reconnaît : «C’est compliqué, l’autofiction, me dit-il…, est-ce qu’on peut tout dire ? – C’est la question, réponds-je. Parce que si on choisit de le dire, ça reste». La narratrice se nomme Laurence (le prénom de l’auteur, choisi comme pseudonyme), elle a un double nommé Ruel (Laurence Ruel est le patronyme de Camille Laurens), elle suit une cure avec une psychanalyste qui a le même prénom que Simone, sa mère, elle raconte la relation amoureuse qu’elle a nouée avec Luc, un paparazzi, et elle écrit aussi le récit que Luc lui fait de sa propre vie et qu’elle nomme le Journal de toi. Il y a donc plusieurs niveaux d’autofiction qui s’imbriquent, si bien que, dans le texte même, les phrases narratives (le récit de la narratrice) et les dialogues (entre Luc et elle ou entre Ruel et elle) se succèdent sans alinéa ni retour à la ligne, effaçant l’identité de celui ou celle qui énonce. Comparé aux masses humaines des statistiques «en temps réel» de naissances ou de morts, le moi d’un écrivain, fût-il français et fût-elle une auteure, n’est rien. Y consacrer 220 pages a quelque chose de dérisoire et d’anecdotique. Or, ce roman de Camille Laurens échappe à l’insignifiance, peut-être à son insu, car un lecteur attentif et bienveillant peut y lire, décrites sans fard, les réalités les plus sinistres de la France actuelle et même de tout l’Occident, et cela bien que les deux mots du titre, romance et nerveuse, laissent augurer quelque chose de léger et de superficiel.
De la France de Camille Laurens, les hommes, et surtout les pères, ont disparu. La narratrice est divorcée; elle n’a plus de relation qu’avec sa mère et sa fille ou avec son double, femme comme elle. Elle n’a pas de père – du moins elle n’y fait aucune allusion. Enfant, elle a subi du frère de son grand-père des attouchements, que les femmes de la famille, par peur du scandale, ont décidé de ne pas révéler. Son éditeur Georges, le fondateur de la belle maison d’édition P.O.L., qui était pour elle un père de substitution et avec qui elle avait noué des relations fraternelles, la chasse de sa maison d’édition, à partir du moment où elle entre en conflit avec un écrivain (pardon une écrivaine) de la même maison (Marie Darrieussecq, autre romancière de l’autofiction), qu’elle accuse d’avoir plagié Philippe, récit d’autofiction, publié en 1994, dans lequel elle raconte la mort brutale de son fils. C’est pour apaiser la souffrance causée par ces conflits qu’elle s’est amourachée du paparazzi Luc, dont l’activité est de violer l’intimité des autres, comme Marie Darrieussecq lui a volé sa souffrance de mère éplorée. Luc dont le père est toujours absent a été violé par son frère aîné, à l’indifférence de sa mère, toute confite en dévotion psy. Il est bisexuel, gay, volage, à la fois homme et femme, immature comme un enfant, irresponsable aussi. Son grand-père, Amaury Troyon, écrivain célèbre «s’était remarié plusieurs fois ensuite, négligeant délibérément cette souche première de sa famille (celle de Luc), montrant peu d’intérêt pour vous, les rejetons de cette branche, d’amour encore moins». Le roman commence quand Agnès propose à Laurence de se substituer à son mari blessé (et donc absent lui aussi) lors de vacances à Djerba.
La France de Romance nerveuse est sans père et elle n’a plus de loi symbolique. C’est un gynécée régie par les règles du matriarcat, où à la loi se substitue l’écoute et dont les fondements sont la psycho à la Dolto, les cures psychanalytiques, d’incessants jeux de mots lacaniens comme «Roi du Sénégal, roi du c’est l’égal, reine de ça m’est égal» (p 128), la régression au stade anal du pipi caca, l’immaturité, l’impossibilité de fixer son attention sur quoi que ce soit, les désordres mentaux. Les bienpensants saluent comme un triomphe la lente transformation de la France depuis quelques décennies en un «État», dit «de droit», c’est-à-dire un pays sans État, d’où le droit a chassé la politique, où les élus pondent des lois à la chaîne sur tout et n’importe quoi et où l’envie du pénis s’est muée en envie du pénal, comme aurait dit Muray. Le droit est partout, mais la France profonde n’a plus de Loi. C’est ce qu’écrit la narratrice dans un accès de lucidité : «Tout est permis, donc : les brimades, les vexations, les injures, la méchanceté, la cruauté morale, la manipulation, la trahison, de tout cela aucun individu n’est responsable ? C’est même ce que nous cherchons tous, c’est bien ça ?» (p. 122); ou encore : «Il n’y a plus de sacré, plus de respect, plus de valeurs. On communique sans communier, on se relie à tous sans se relier à personne. L’avoir a pris le pas sur l’être. Tout est dévalué» (p. 121). L’univers de l’autofiction est un antre de fêlés, de paumés, de fous ou de demi-fous, d’allumés, d’illuminés, de drogués, d’individus à la masse ou à la dérive, dont le prototype est justement Luc, auquel même les notoires de la politique, si l’on en croit Camille Laurens, se mettent à ressembler, comme le président Sarkozy (qu’elle nomme «Sarko»), quand il déclare : «J’irai au prochain concert d’Obispo. Je ne connais pas ses chansons, mais on ne peut ignorer quelqu’un qui remplit les salles», ou encore comme Gergorin, X et ENA, décrit ainsi par Lagardère : «C’était un personnage très créatif mais avec un côté paranoïaque qui aurait pu s’avérer parfois utile au groupe Lagardère. Un garçon perturbé mais attachant qui vivait dans un monde où il voyait des complots, des assassinats mystérieux, tout en revenant à la normale la seconde d’après, puis repartant dans un autre fantasme». Luc le paparazzi ne se contente pas de voler des images, c’est aussi un grand consommateur d’internet, de sites commerciaux, pornos, de rencontres gay ou autres… Le récit qu’il fait à la narratrice est à son image : «il était construit sur ce principe : que tout se vaut, que rien – ni les actes, ni les faits, ni les paroles – rien n’est grave; qu’aucun événement, triste ou heureux, petit ou grand, ne mérite plus d’attention qu’un autre» (p. 193).
Dans cet univers sans père et sans Loi, la parole est «démonétisée» et sans valeur. Elle n’engage à rien et ne veut plus rien dire, puisque ce à quoi elle s’arrimait, la Loi, la vérité, le symbolique, a disparu : «Il parlait comme on souffle des bulles de savon, sans mettre dans ses mots plus qu’une irisation aussitôt détruite, pftt» (p. 130). Luc n’est pas l’exception, la France à son image : «aucune phrase n’avait de sens qu’isolément, elle ne s’inscrivait pas dans le temps, ne construisait pas un édifice significatif, s’envolait sitôt dite, la langue était sans fondations, sans assises…» (p 130). Au cours du second semestre de l’année 2009, le gouvernement a lancé sur «l’identité nationale» un débat qui a fait flop. Les raisons en sont innombrables. Il en est une pourtant qui n’a pas été commentée, mais qui est exprimée dans Romance nerveuse. Comme beaucoup de ses compatriotes, Luc a une identité en miettes ou éclatée : «J’aurais eu de la peine à te dire, comme tu le souhaitais, «qui tu étais», pourtant… Tu n’étais pas le paparazzi de ton âme, elle te narguait, se baladait incognito, démultipliée par maints sosies…» (p. 184); «si tu avais pu dire : «je suis», sans rien après, sans attributs, sans qualités, juste être, intransitivement, cela t’aurait suffi… Au contraire, tu étais toujours en transit, tu baroudais aux confins d’une identité ondoyante, le rapport sur toi posait de sérieuses difficultés… tu te zappais sans cesse, c’était une identity in progress, ça bougeait tout le temps…». La conclusion qu’en tire la narratrice, à savoir «l’être n’avait pas de maison…, il n’avait qu’un mobil home», peut être étendue à la France, d’où l’Être s’est évanoui.
Lu superficiellement, ce roman qui décline le moi à toutes les personnes du singulier, moi, toi, soi, tient de la bluette à coucheries. Mais en profondeur, il dit sur la France actuelle plus de vérités graves, inquiétantes, fortes que tous les savants traités de science sociale que publient chaque semaine les éditeurs et que louent les médias.