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17/07/2010
Faust de F. W. Murnau, par Francis Moury
Rappel
Nosferatu le vampire.
Résumé du scénario
Prologue : Satan et Dieu mettent en jeu le salut du docteur Faust. Sur la Terre une épidémie de peste décime une kermesse tandis que Faust, lassé de son impuissance, invoque Satan qui lui apporte la science (il guérit les malades), la jeunesse retrouvée, enfin les plaisirs du monde qu’ils visitent tous deux à travers les airs. Faust à nouveau lassé de tout exige de revenir en Allemagne. Il y tombe amoureux de la jeune Gretchen, aperçue dans une Église. Le diable fait mal tourner les choses : Faust tue en duel Valentin, le frère de Gretchen, et s’enfuit. Cette dernière est exposée au pilori, puis tombe dans la misère. Accusée injustement d’infanticide, elle est condamnée au bûcher. Elle appelle Faust qui entend, par-delà les espaces lointains qui les séparent, son cri de détresse : il renonce à Satan, redevient donc vieux mais sa passion amoureuse est intacte : il le prouve à Gretchen en se jetant dans le bûcher à ses côtés. Leurs deux âmes sauvées par l’amour s’élèvent au ciel : Satan est vaincu.
Fiche technique succincte
Mise en scène de F. W. Murnau
Produit par Eric Pommer, U.F.A. (Berlin)
Scénario : F. W. Murnau, Thea Von Harbou, G. Hauptmann, H. Kyser d’après Marlowe, J.W. Goethe, etc.
Directeur de la photographie : Carl Hoffmann
Montage : non crédité au générique
Décors : Robert Herlth et Walther Röhrig
Musique : Peter Hensel et Javier Perez de Azpeitia (piano)
Avec : Gösta Ekman (Faust), Emil Jannings (Méphisto), Camilla Horn (Gretchen / Marguerite), Frida Richard (la mère de Gretchen), Wilhelm Dieterle (Valentin, le frère de Gretchen), Yvette Guilbert (tante Marthe), Éric Barclay, Hanna Ralph, Werner Fuetterer, etc.
Critique
«On ne saurait aller au-delà en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. […] Milton a fait Satan plus grand que l’homme ; Michel-Ange et le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Goethe est un diable civilisé.»
Madame de Staël, De l’Allemagne, extrait cité par Gérard de Nerval in Préface à la première édition (1828) de sa traduction française du Faust de Goethe (Éditions Alphonse Lemerre, coll. Bibliothèque universelle Lemerre, s.d.), pp.10-11.
«Au fond, ce qui nous semble contradictoire est solidaire : le bien ne peut se réaliser sans la médiation du mal, l’accès à la culture et à la moralité requiert la discorde et sa valeur stimulante, la vertu est faite de passion, «la vraie liberté n’existe que dans l’unité et la fusion de l’individualité et de l’universalité» (Hegel); La lumière, comme le dit Méphistophélès, est née de la nuit et prétend vainement se passer de la nuit. Mais si la manifestation de l’Absolu ne peut se faire que par la voie de la contradiction, il faut admettre cependant que ces oppositions sont convergentes et se résorbent en une unité supérieure. La pensée n’a donc pas à séparer et à choisir : «c’est dans la totalité, écrivait le poète Arndt, que reposent l’essence divine et la religion.»
Maurice Dupuy, La Philosophie allemande, Conclusion (Édition originale P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1972), p. 123.
Faust [Faust, une légende populaire allemande] (Allemagne, 1926) de F. W. Murnau est un monument en apparence très inégal et très curieux mais qui maintient en profondeur l’inspiration murnalcienne fantastique combinant expressionnisme et romantisme allemands.
De cette «légende populaire allemande» (dixit le sous-titre) inspirée par un véritable Faust (qui aurait vécu aux environs de 1480-1540), d’abord adaptée en 1588 par le jeune tragédien anglais Marlowe, puis par les Allemands Klinger (1791) et Lenau (1836), le texte de Goethe conserve certains éléments mais d’autres sont abandonnés ou modifiés. Murnau et ses scénaristes (dont Théa von Harbou) modifient et innovent à leur tour. Entre Goethe et Murnau, sont passés les influences de Gounod, de Berlioz, de la Faust Symphonie de Franz Liszt, de Wagner, des peintres et graveurs romantiques allemands, et même au moins celle d’un dessin d’Alfred Kubin. Du premier comme du second Faust de Goethe, et des autres sources narratives, plastiques ou musicales, Murnau réussit à synthétiser et à transmuter plastiquement les enjeux métaphysiques dans le cadre d’un film ambitieux qui se voulait à la fois populaire et artistique, à la fois commercial et d’avant-garde.
Le prologue-dialogue hugolien – sinon nervalien – entre Dieu et Satan s’achève par ces plans célèbres où l’aile noire gigantesque du démon obscurcit la ville : plan spectaculaire réellement cauchemardesque et fantastique. L’amour de Faust rajeuni pour Gretchen alterne avec l’amour factice provoqué par Méphisto chez sa tante Marthe, jouée d’une manière amusante par Yvette Guilbert, qui se produisit au cabaret du Moulin rouge. On considère souvent, chez nous, ces séquences comme typiques de la lourdeur germanique. Elles constituent pourtant le cœur noir du film : elles illustrent le thème romantique allemand du double démoniaque. Ici non pas le double d’un individu mais le double d’un rapport entre deux individus : l’amour réel d’essence divine et l’amour artificiel d’essence démoniaque. Emil Jannings incarne en outre un Méphistophélès qui a quelque chose du Tartuffe déjà filmé par Murnau l’année précédente, mais ici en plus nerveux et en plus dynamique encore. Cette «comoedia dell’arte» démoniaque porte en elle, sous sa forme comique, quelque chose de profondément angoissant. De l’essence du rire, selon la thèse esthétique de Baudelaire, ces séquences sont une parfaite confirmation. De tous les antagonismes qui intéressent Murnau, ce n’est pas tant d’ailleurs celui de la beauté et de la laideur, ni celui de la sincérité et de la duplicité que celui de deux formes pures, l’une gracieuse, l’autre contrefaite qui l’a visiblement fasciné. Murnau a ainsi fait répéter des dizaines de fois à l’actrice Camilla Horn sa scène d’amour avec Faust : il voulait obtenir ce bras qui s’abandonne in fine pendant leur étreinte, cette courbure érotique fugitive au moment où elle lui fait ses adieux d’un gracieux geste de la main. Ces scènes paraissent aujourd’hui cruellement artificielles mais connaître le soin apporté à leur genèse permet de les reconsidérer dans leur visée authentiquement inspirée. L’alternance de l’amour Faust-Gretchen / Méphisto-Marthe exprime un dualisme presque gnostique tel qu’un Serge Hutin a pu étudier son influence dans divers courants littéraires, y compris la littérature fantastique et les divers romantismes et symbolismes occidentaux. Le cinéma de Murnau est d’ailleurs tout sauf un cinéma naïf : c’est un art raffiné et concerté, en dépit des concessions au mauvais goût, aux exigences «internationales» de la version américaine que devait distribuer la M.G.M, aux exigences simplistes du grand public visé alors par cette superproduction. Inversement, la modernité de Murnau apparaît au sein même du plan en apparence le plus attendu et le moins original, mais pourtant le moins classique : l’apparition du Diable lui-même. William Friedkin se souviendra peut-être, dans certains plans de L’Exorciste avec la jeune actrice Linda Blair, de la manière dont Emil Jannings était si étrangement figé et comme hésitant entre forme et matière, ses yeux brillants regardant et ne regardant pas, à la fois, le monde humain qui l’entoure.
Lotte H. Eisner considérait en 1965 que Faust manifestait «le triomphe du clair-obscur», et qu’il ne subsistait dans le film qu’un expressionnisme fugitif, décoratif. Voire… L’admirable supplément adjoint au film par la fondation Murnau, scrupuleusement traduit en 2007 par l’édition MK2, permet de comparer plan par plan certaines séquences provenant de différents négatifs : on en a compté au moins sept, tant son exploitation et sa distribution furent colossales ! Ces négatifs varient en fonction de plusieurs critères, y compris la volonté de Murnau de corriger tel ou tel rapport d’ombre à la lumière, relativement à l’effet dramatique attendu. Il s’écarte ou se rapproche de l’expressionnisme suivant tel ou tel négatif. Ici précisons que tout est N.&B. : Faust n’est pas un film constitué d’alternances entre séquences ou plans N.&B. et séquences ou plans monochromes teintés de diverses couleurs, comme assez souvent dans le cinéma allemand muet. Cette modération plastique n’empêche pas les prouesses techniques bientôt reprises : ainsi les cercles lumineux qui montent autour de Faust alors qu’il évoque le Diable, seront repris par Fritz Lang l’année suivante autour de sa Femme-robot dans son propre Metropolis. Quant à la kermesse médiévale interrompue par la peste, le moindre détail (substitution d’un ours vivant à un acteur portant une peau d’ours) en a été pesé par Murnau : Carl Dreyer et Ingmar Bergman se souviendront d’un tel pointillisme et d’une telle précision dans leurs propres films à sujets médiévaux. Même une séquence aussi décorative en apparence que celle de la visite au mariage de la Duchesse de Parme (des pseudo-éléphants en tissus s’agitent devant des danseuses orientales quasi-abstraites tant elles sont diaphanes) apporte une vie paradoxalement pure, pleinement affirmative face à « l’esprit qui toujours nie ». Vie positive qui se maintient encore aujourd’hui et réchauffe l’âme du spectateur.
À visionner deux fois : une première fois intuitivement et peut-être en toute ignorance et naïveté, puis une seconde fois après avoir pris connaissance des riches suppléments annexés au film par la Fondation Murnau et repris en 2007 dans cette belle édition MK2.
Nota bene
Remarquons la présence au générique comme acteur (il joue Valentin, le frère de Gretchen) du futur cinéaste «William» Dieterle qui traitera à son tour, durant sa riche période américaine parlante, le thème de Faust dans cette curiosité fantastique mineure mais très originale qu’est The Devil and Daniel Webster [Tous les biens de la Terre] (États-Unis, 1941), édité tout récemment (juin 2010) par Carlotta.
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