« Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas dire que Jean-Luc Nancy ne sait pas lire | Page d'accueil | La Vierge et le Graal de Joseph Goering »
29/08/2010
Dictionnaire du pamphlet de Frédéric Saenen : vivre et penser comme des hommes en colère
Crédits photographiques : Greg Wood (AFP, Getty Images).
À propos de Frédéric Saenen, Dictionnaire du pamphlet (Infolio, coll. Illico, Gollion, Suisse, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Acheter Le Dictionnaire du pamphlet de Frédéric Saenen sur Amazon.
«Numerus stultorum est infinitus».
Ecclésiaste, I, 15.
Utile petit ouvrage, malgré ses évidents défauts, que celui que Frédéric Saenen a consacré aux pamphlétaires français les plus célèbres. Bien sûr, les notices sur Barbey d’Aurevilly, Bloy, Péguy et Bernanos sont bien trop courtes, celle évoquant David Bosc bien plus longue que celle, par exemple, sur Jean Cau et je ne m’explique point la raison de cette bizarrerie. Certes encore, le titre même du livre est trompeur puisqu’un dictionnaire se devrait de tendre à l’exhaustivité, dimension dont l’auteur, au demeurant, dans une introduction roborative, reconnaît sans peine l’absence. Mais comment admettre, tout de même, qu’un Dominique de Roux, un Charles Maurras et son digne héritier Pierre Boutang qui, à la différence de l’auteur d’Immédiatement, ont tous deux la chance d’être mentionnés en simple note de bas de page par Saenen, ne soient point évoqués d’une façon beaucoup plus développée ? Le volume n’eût point été particulièrement alourdi si l’on y avait ajouté ces trois noms (parmi d’autres bien sûr) qui, absents, donnent au moins quelque ironique pertinence à la collection dans laquelle a paru ce petit livre, intitulée Illico.
Reste que l’intention de Frédéric Saenen, qui n’a probablement rien voulu d’autre, avec son petit ouvrage, que nous donner l’envie de découvrir les textes d’un genre qui, dans la France actuelle où l’honneur a chu et qui ne sait plus que se gratter jusqu’au sang son prurit de pénal, se meurt, est mort, reste que cette intention est assez bien illustrée, extraits des textes mentionnés de ces infréquentables à l’appui. D’ailleurs, sur cette judiciarisation galopante de la société française, Frédéric Saenen pose le bon diagnostic : «Alors qu’auparavant un conflit entre offenseur et offensé se réglait en un duel, aujourd’hui, un débordement verbal peut traîner des années en justice et déboucher sur de lourdes conséquences, jusqu’à briser socialement un individu. Le scandale ne paye plus; le pamphlet pâtit sans doute de cette dévalorisation» (p. 24). Je me permets de corriger quelque peu l'assertion de Saenen en lui faisant remarquer que le scandale n'a jamais payé.
J’ai relevé, allez donc savoir pour quelle inavouable raison, sous la plume de René Benjamin, un texte savoureusement intitulé Aliborons et démagogues paru en 1927 qui fait peut-être lointainement écho, en tout cas dans la formule de son titre, à un truculent Imbéciles et gredins publié en 1900 et que son auteur, Laurent Tailhade, devenu célèbre pour avoir défendu les attentats anarchistes qui firent grande peur aux Parisiens entre 1892 et 1894, adressa aux anti-dreyfusards. J’ai également remarqué que, de même que Georges Bernanos avait connoté le terme «imbécile» qu’il utilisait avec une prodigalité dont nous ne pouvons que le remercier, d’une aura bien réelle de pitié et peut-être même d’amour, Jean-Paul Brighelli estimait pour sa part que le si vilain mot «crétin», pour lequel il déclara en 2005 son goût inavouable, n’était qu’une «invective – à peine une insulte – définitive et affectueuse». Il écrivit d’ailleurs, sur ce crétin si typiquement hexagonal et sa folle incubation dans les serres de l’éducation nationale, un livre amer et ironique, La Fabrique du crétin. La mort programmée de l’école, sans se douter que les plus belles âmes de notre époque, pourtant si peu éloignée de la sienne qu’à vrai dire il s’agit de la même époque, verraient dans l’usage de ce terme, comme dans celui de bien d'autres infiniment plus qu’une «invective définitive et affectueuse».
Décidément, le scandale, ou ce qui passe désormais pour tel, quelques extraits de Philippe Murray impeccablement servis par Fabrice Luchini, n’a jamais aussi peu payé qu’aujourd’hui.