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27/11/2010
La mort du grand écrivain d'Henri Raczimow
Étrange essai que La mort du grand écrivain d'Henri Raczimow. La note qu'Henri Lewi a consacrée, dans son Lecteur somnambule, à ce livre n'est elle-même pas bien éclairante.
Certains des aperçus du texte de Raczimow auraient mérité d'être développés (1), comme le parallèle entre le triomphe de la démocratie et celui du roman (considéré en tant que genre littéraire) ou encore la collusion secrète entre Dieu et la littérature. Ainsi de cette remarque qui aurait pu être écrite par Roberto Calasso dans sa Littérature et les dieux : «Quand on parle de littérature, bizarrement Dieu n’est jamais très loin. Juste là, derrière, tapi, qui surveille, s’offusque, qui tente ou désespère de capter votre regard, ou qui se moque de vous. On ne sait jamais, avec Dieu. Un jour, les hommes le congédient et, malin, il revêt une autre apparence. Celle, par exemple, de la littérature» (2). Calasso écrivait, lui : «Littérature, parce qu’il s’agit d’un savoir qui se déclare et se prétend inaccessible par une autre voie que celle de la composition littéraire; absolue, parce que c’est un savoir qui s’assimile à la recherche d’un absolu – et ne peut donc impliquer rien de moins que le tout; et c’est en même temps quelque chose d’ab-solutum, dégagé de n’importe quel lien d’obéissance ou d’appartenance, de n’importe quelle fonctionnalité par rapport au corps social» (op. cit., Gallimard, 2002, pp. 154-5, l'auteur souligne).
Raczimow poursuit le parallèle entre mort ou retrait de Dieu et mort plus que retrait de la littérature, évoquant, nous nous y attendions, deux disparitions apparemment concomitantes, celle de Dieu et celle de la littérature, cette dernière supérieure d'ailleurs, du moins en apparence, au premier puisqu'elle survit à l'état de fantôme à moins, mais Raczimow n'ose apparemment pas s'avancer si loin, à moins que Dieu ne se soit caché, éclipsé, dans les grands (et les petits) livres : «Le rapport, dira-t-on, avec la situation de la littérature aujourd’hui ? Eh bien voici : Dieu est mort, et on en parle encore, et on n’en parle plus; la littérature est morte, et pourtant elle entretient le commentaire sophistiqué, l’exégèse savante ou le bavardage insipide. Mais on n’en parlera, à son tour, bientôt plus. Tout comme les morts dans nos familles. D’abord des souvenirs partagés, puis des souvenirs évoqués devant ceux qui nous suivent et n’ont pas connu les gens. Puis le silence» (p. 42).
Autre piste de réflexion intéressante, la qualification du genre romanesque comme véhicule idoine de la démocratie : «La démocratie réalisée n’a pas besoin de littérature. Parce que la visée de la littérature, c’est justement la démocratie; celle-ci atteinte, la littérature, ayant rempli son contrat, peut s’esquiver sur la pointe des pieds, laissant ses traces dans les bibliothèques et, pendant un temps, des souvenirs, voire des nostalgies chez les anciens» (p. 34). L'auteur du reste fait remarquer que, s'ils se sont développés ensemble, roman et régime démocratique vivent désormais une relation déséquilibrée puisque la démocratie est en fin de compte parvenue, à la suite d'un long processus (3), à se débarrasser de son vecteur littéraire favori et encore beaucoup trop critique et ambitieux pour qu'il la laisse vivre en paix (4) : «Le roman est le genre démocratique par excellence et n’implique pas une piété révérencieuse à l’égard de la littérature; celle-ci, de façon symétrique, représente pour la démocratie réalisée un fardeau inutilement encombrant. Qu’elle s’en soit débarrassée à la première occasion n’est pas pour surprendre» (p. 109).
Comment, du reste, supposer que l'existence du Grand écrivain qui, selon Henri Lewi rapprochant l'expression de Raczimow de celle, juive, de Gdol-haddor (ou Grand de sa génération), suppose anonymat, «refus de tout ce qui fait exister l'artiste à l'intérieur des cadres sociaux» afin de se consacrer au seul «service sacerdotal de l'œuvre» (cf. op. cit., p. 259), puisse aller de concert avec celle de la démocratie ?
Reste que la thèse de Raczimow n'est pas développée dans toutes ses problématiques, hélas, alors même que les remarquables réflexions de Tocqueville ne lui sont bien évidemment pas inconnues : «le genre romanesque, écrit l'auteur, est éminemment celui dont l’adéquation est la plus parfaite à la démocratie. Le triomphe esthétique de l’un va de pair, depuis un siècle et demi, avec le triomphe social de l’autre. Ce qui lie indissolublement le roman comme genre littéraire et la démocratie comme forme sociale, c’est leur commun rapport au réel, leur commune prise en compte, bientôt exclusive, de la réalité. Le romantisme, à cet égard, était plutôt une réaction aristocratique devant un mode en voie de démocratisation et dans lequel le «poète» ne trouvait plus ses marques. Celle-ci approfondie, le réalisme et bientôt le naturalisme devaient naître, et avec eux le gros roman-roman contemporain, accolé au réel, potentiellement promis au prix Goncourt, aujourd’hui le plus prestigieux et le plus juteux. Et ce n’est certes pas un hasard si cette liaison nécessaire de la démocratie, de l’art et du réel, a été pour la première fois notée, dès 1840, par cet étonnant prophète de la société démocratique, Alexis de Tocqueville». Vient la citation de l'auteur de De la démocratie en Amérique (Livre II, chapitre XI) : «L’état social et les institutions démocratiques donnent […] à tous les arts d’imitation de certaines tendances particulières qu’il est facile de signaler […] à la place de l’idéal, ils mettent […] le réel» (pp. 102-3), comme si, en somme, la fadeur de la vie démocratique avait littéralement contaminé le sang d'une littérature moisie qui se contente, depuis quelques décennies déjà, de réduire à des baudruches ses écrivains en les récompensant par des prix (5) ou bien en les intégrant dans le jeu complexe des copinages et des réseaux.
Pouvons-nous avancer qu'en fait, aux yeux de Raczimow qui a probablement dû être accusé d'avoir été subitement pris d'un accès de réaction, en fait, tout se passe comme si Dieu, du moins la religion, s'était retirée de nos sociétés à mesure que, perdant toute idée du passé conservé dans son bienfaisant éloignement muséal ou commémoratif mais aussi du futur en dépit même de son inébranlable croyance au progrès, elles se sont pétrifiées dans un état de somnolence bienveillante, pur présent sans histoire ni rêves, sans la plus petite volonté de s'inscrire dans une tradition vivante (6), bien décrit par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes et Arthur C. Clarke dans La Cité et les astres (7) : «La vindicte contre le nivellement des valeurs, l’aplatissement des aspérités hiérarchiques, la confusion indistincte des genres aura vécu. Il n’y aura plus de commune mesure. La littérature, dès lors, ne sera plus qu’un lointain souvenir et ceux qui s’en prévaudront auront tout l’air de Chevaliers de la Triste Figure» (p. 197, dernières lignes de notre livre).
Notes
(1) D'autres en revanche me semblent aussi orientés que ridicules, comme la défense des années soixante, durant lesquelles ont triomphé les billevesées de Tel Quel et tant d'autres fadaises hyperintellectualistes (sur lesquelles prospèrent encore Sollers et ses petits clones) qui ont, à la différence de ce que prétend l'auteur, bel et bien asséché la littérature.
(2) Henri Raczimow, La mort du grand écrivain (Stock, 1994), p. 10. Les pages entre parenthèses renvoient à cette édition. Voir aussi : «Mais qui s’aviserait de penser, sans rire, que la littérature, dans sa pratique et la croyance qu’elle suppose, est une religion et qu’à juste titre, comme les autres religions, selon Marcel Gauchet, elle peut bien durer encore un peu, combien de temps ? alors même que le monde qui l’entoure n’est plus guère un monde religieux» (p. 135).
(3) «Avec l’avènement puis le règne de la bourgeoisie, au XIXe siècle, cette société «organique» qui avait existé depuis la chevalerie jusqu’au siècle de Louis XIV avec ses valeurs morales et esthétiques intangibles, se délite puis s’écroule. Pour la littérature, ces valeurs se trouvent contestées d’abord par le romantisme puis par le roman réaliste, ainsi que par la promotion nouvelle et progressive de la figure de l’artiste qui n’a de compte à rendre qu’à l’Art seul» (p. 51).
(4) «On ne réévalue plus le passé, aujourd’hui. Le passé ne nous parle plus, parce que le présent est sans écoute. Et c’est cela même, la fin de la modernité : nous avons le futur dans le dos. Il est désormais pour nous sans charme, il est mort sans appel. Alors pouvons-nous à présent répondre à la question en suspens à la fin du chapitre précédent : à quelle occasion la démocratie s’est-elle déchargée de la littérature comme d’un boulet ? Eh bien du jour où, ayant déjà renoncé au passé, elle tourna le dos également à l’avenir et se contempla, morose, dans le miroir vierge du pur présent» (p. 116).
(5) «Ombres évanescentes des noms que d’autres noms viennent, saison après saison, effacer, dans une totale, une rigoureuse absence de signification, comme une information chasse, recouvre, périme l’autre, dans un effroyable zapping où ce n’est pas nous qui zappons mais les choses elles-mêmes, facilitant notre propension paradoxale à l’indifférence fascinée, comme défilent, depuis la vitre du TGV, les paysages successifs et irréels, dont on ne perçoit d’ailleurs que la seule succession» (pp. 76-7).
(6) Tradition vivante dont la disparition signe bien sûr la mort du grand écrivain : «Mais ce qui, subjectivement, définit l’écrivain qui aspire à devenir grand écrivain, c’est la lignée des grands écrivains où il prétend s’inscrire» (p. 62). À l'autre bout de la chaîne, dû côté de la postérité, même déconfiture : «La question des raisons légitimes d’écrire reste suspendue, inavouable : on ne l’entend plus, elle n’a plus de sens. C’est la postérité, sans doute, qui n’a plus de sens» (p. 20).
(7) Et, déjà, par José Ortega y Gasset dans sa Révolte des masses où il écrit : «Sous le masque d'un généreux futurisme, l'amateur de progrès ne se préoccupe pas du futur; convaincu de ce qu'il n'offrira ni surprises, ni secrets, nulle péripétie, aucune innovation essentielle; assuré que le monde ira tout droit, sans dévier ni rétrograder, il détourne son inquiétude, il détourne son inquiétude du futur et s'installe dans un présent définitif» (Éditions Les Belles Lettres, coll. Bibliothèque classique de la liberté, 2010, pp. 116-7).
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