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07/12/2010

Georges Darien, un barbare intolérant, par Nicolas Massoulier (Infréquentables, 7)

Crédits photographiques : Michael Regan (Getty Images).

Tous les infréquentables.

Quel intérêt, quand on est cet indistinct habitant du quartier tout juste destiné à indiquer l’adresse qu’on sait devoir être trouvée un jour ou l’autre, cette ombre passagère qu’on peut tout aussi bien appeler «un passeur», un presque spectre que rien ne destine à sortir de son rôle, quel intérêt peut-il bien y avoir à imposer au papier sa dérisoire silhouette ? Qu’importe, je retracerai en de modestes vocables la façon par laquelle j’ai rencontré «mon» infréquentable. C’est Jarry qui me fit connaître Georges Darien à travers Le voleur qu’il avait placé dans cet aréopage élu des plus rares parchemins – les vingt-sept livres pairs du docteur Faustroll. Quelques semaines après, la divinité fardée de souffre présidant aux destinées littéraires des auteurs brucolaques me mena vers un conte d’Allais dédié à «Georges Darien auteur de cet admirable Voleur qu’on devrait voir dans toutes les mains dignes de ce nom» (1). C’était bien suffisant, ce vol des oiseaux rares de la forêt littéraire m’indiquait mon devoir. Et je ne savais pas encore que Georges Hippolyte Adrien – car c’est là son vrai nom – fut l’ami de Léon Bloy, qui parle sous son costume de Marchenoir avec une tonitruance moirée d’éclairs dans Les Pharisiens, où Darien règle ses comptes avec l’éditeur Savine et la bande à Drumont. Bloy fut si rudement marqué des propos que lui prête Darien qu’il s’abandonna au plaisir de se les approprier. Si bien qu’aujourd’hui encore on trouve dans les études bloyennes les plus éminentes le discours inventé par Darien pour Marchenoir : «Pamphlétaire !… Ah ! je suis autre chose, pourtant… mais si je suis pamphlétaire, moi, je le suis par indignation et par amour; et mes cris, je les pousse, dans mon désespoir morne, sur mon Idéal saccagé !…» Il est amusant de voir que tant tombent dans le panneau, que Wikipédia indique même Belluaires et porchers. Or si Bloy y reprend bien son hurlement, c'est en biseautant du rugissement, en vrai truand de la vocifération, omettant avec un brio bruyant de dire que les cordes vocales étaient dariennes… Mais ne fut-il pas, au dire d'un témoin du Chat Noir et plus qu'Alphonse Allais, «un mystificateur»? (Maurice Donnay : «des deux, c'était Bloy le mystificateur», in L'esprit Montmartrois. Interviews et souvenirs, Laboratoires Carlier, 1938, p. 34).
Si on devait se livrer à l’exercice assez vain de décrire la tonalité majeure de l’opéra Darien – mais n’est-ce pas là question de lectures ? –, on pourrait remarquer qu’avant tout appel à la révolte, avant l’indignation même (sauf pour Biribi), il y a cette évidence : le monde est un mensonge, et un mensonge mal construit, qui ne tient que par l’intérêt féroce que chacun a de préserver les apparences. Nous sommes les habitants très volontaires d’une immonde fumisterie. Le faux-semblant, c’est le dieu adipeux qui pèse de toute sa graisse bourgeoise sur l’univers qu’a voulu décrire George Darien. Il y a décalage entre le langage et la réalité des bas-fonds de la conscience humaine, entre les apparences sur lesquelles toute la machine sociale est construite et desservie par son personnel humain plus que consentant. Servitude volontaire ? Probablement…
Georges Darien (2) ne raconte qu’une seule histoire, reprise de livre en livre : celle d’un apprentissage du regard. Roman d’apprentissage alors ? Pas vraiment, car il n’y a pas découverte de l’amour, réalisation d’une ambition ou sa défaite, ce n’est pas le récit d’une désillusion mais, toujours, à travers les regards d’êtres jeunes (3) et encore préservés, une seule découverte, une rencontre déterminante avec le mensonge, le faux-semblant. Ce qu’il y a de scandaleux pour ce personnage promu voyeur obligatoire, ce n’est pas tant le mensonge en lui-même que son déguisement en son contraire exact. Chez l’écrivain, plus les faits réels sont abjects, plus l’ignominie est profonde, plus ce qui la masque est glorifié. Mais là où Darien va plus loin, c’est lorsqu’il dissèque la collaboration indispensable et volontaire qui soutient ce mensonge, la culpabilité essentielle qui relie les deux colonnes du temple : le mensonge ne peut exister sans grands sentiments (patriotisme, héroïsme, respect et amour de la famille) qui le couvrent et mieux que cela le couvriront toujours en l’exaltant sous les couleurs de son contraire – la lâcheté devient héroïsme, la trahison patriotisme exemplaire, oui, tout cela est vrai et assez abject en soi. Mais la vérité qui se fait jour est bien plus noire que ce constat somme toute banal de l’hypocrisie et du mensonge trônant sur le veau d’or, cette réalité de la duplicité ontologique humaine, cette vivisection de l’animal social que les moralistes du 17e avaient creusé en ne retrouvant que trop souvent la cicatrice du péché originel, ce ressac des sanies propres aux enfants de Décalion, que les grecs et les romains connaissaient de longue date (4). Pourtant ce qui à l’infini sépare Darien des moralistes, c’est qu’ils n’ont jamais conçu que la vérité de l’Homme fut un scandale et une abomination devant les nations. Ce qu’ils dépeignaient, péché originel oblige, leur paraissait somme toute normal. Chez ces gens-là, monsieur, il n’y pas de colère, mais une lucidité dont l’amertume n’exige pas la transe.
Là où tout se brise chez Darien et où l’anarchiste se transforme en nihiliste, c’est devant une bien plus amère révélation, ce mot qui dans le cadre johannique de l’Évangile s’écrit apocalypse. Cette noire révélation qui attend l’homme de Darien est d’une pureté de rasoir : il n’y a pas de valeurs en soi, parce que les grands principes n’existent que par le mensonge qui les couvre. Honneur, probité et leur masque enfariné de Pierrot sérieux de cette fin de siècle – l’Auguste du cirque social –, la réputation, la reconnaissance, toutes ces valeurs, les plus clinquantes, les plus sacrées, et celles-là mêmes qui participeront intensivement du vaste bourrage de crâne nécessaire à la Grande Guerre ne sont pas seulement le cache-sexe de la bourgeoisie, l’aguichante tromperie, la sérénade à la grande prostituée. Ce qui est diabolique, c’est que le mensonge n’existe que par la volonté de tous, cet instinct social de soutenir le faux qui est la règle même du monde. L’ignominie des êtres et le mensonge social qui le couvre ne sont qu’une seule et même lumière abjecte sur la nature humaine. C’est l’essence même de l’être et du monde bourgeois dont la Révolution a accouché.
Pour mettre fin au Macaire qui depuis 70 a réussi à se faire plus bas que le ruisseau, ce matamore au fessier bleui, à la face gluante de salive et qui remercie à chaque claque pourvu qu’elle soit accompagnée d’une pièce et d’un discours, pour tenter de faire chuter la débonnaire arnaque républicaine de l’échappé de Guignol, pour instaurer en lieu et place de la liberté des putains la dictature des probes – car aussi dangereux nous apparaisse-t-il aujourd’hui tel est bien le jeu de Darien –, le tigre anarchiste individualiste doit impérativement jouer les moutons. Il doit user des armes mêmes de l’ennemi, il doit lui aussi se déguiser et mentir et par là-même : s’avilir. Dès lors, qu’il se déguise en voleur, en prêtre ou en commandant, le voici perdu : en acceptant de s’asseoir à la table de Ploutos il blesse en lui le plus précieux de l’âme – cette pureté, cette indéfectible propreté qui fait de lui L’Ennemi – à perpétuité. Son attaque est une aporie et il le sait, comme l’écrivain Darien qui finira de pacifiste ardent belliciste et propagateur de la guerre de 14, seule capable à ses yeux de réveiller les moutons qui – pense-t-il – ne se révolteront – enfin ! – que devant l’abattoir.
Il n’y a peut-être pas d’exemple d’une plus tragique méprise chez un être assurément noble qui ne se courba jamais, que Biribi ne brisa pas et qui toute sa vie resta un mystère.
Car Darien fut peut-être Le voleur (5). Ce livre qui semble bel et bien être – partiellement ? – autobiographique, et de beaucoup peut-être. Darien s’en défend vivement et demande à son lecteur de ne pas le confondre avec son personnage, Randal, mais quand même... Maintes années de Darien gardent leurs secrets absolus. Nul ne lui connaît de profession; ses livres ne se vendent pas : de quoi vit-il ? Or, comme Randal, Darien effectue de nombreux séjours à Londres, à Bruxelles, à Wiesbaden, partout où le Fantômas vengeur du Voleur est passé, l’ombre d’Adrien a été vue… Est-ce pour cela qu’il y a toujours comme un début de lèpre, aussi infime soit-il, chez tout personnage de Darien ? Pure hypothèse, car Randal le voleur est justement le plus «pur» de tous…
Quoi qu’il en soit, de tous ceux qui s’attaquent à la société le voleur est encore le moins dupe. Il ne joue d’autre rôle que le sien, lui. La célèbre ouverture du Voleur signe la parfaite connaissance que le narrateur a de son rôle dans la comédie sociale : «Je fais un sale travail mais au moins je le fais salement». Et pas seulement de son rôle; après ce que nous avons vu au pas de course sur la gangrène intime qui possède le narrateur et préside à la représentation du monde, on perçoit bien mieux tout ce qu’une telle phrase a de révolutionnaire, non au sens politique – Darien écrivain a déjà dépassé ce stade – mais tout simplement dans la signification métaphorique de la complète rotation spirituelle accomplie par le narrateur qui, lorsque débute le livre, est déjà devenu, de très jeune bourgeois spolié par son honnête homme d’oncle, le voleur donc. Comme l’écrivain, le voleur Georges Randal (Georges, ce prénom qui réapparaît chez l’individu, chez l’auteur et chez le personnage) est un homme qui a fait le tour du cadran social et qui sait qu’aucune heure ne marque le grand soir. Que la politique n’est aussi qu’une gueuse qui trompe le client ? Cela, il l’a appris dès son noviciat accompli (6).
Non, lui est probe parce que s’il est sale, il ne s’en cache pas – et surtout pas à lui-même. Le voleur n’est pas un être meilleur, ou supérieur. Ni Robin des bois ni Arsène Lupin, il ne se gargarise d’aucune tirade et ne se prend pas les pieds dans les plis de sa toge. Il n’en a pas. Il ne connaît nulle fraternité, juste l’amitié de son ami Roger et le respect des seigneurs de sa profession, comme Canonnier – lequel commettra l’erreur funeste de vouloir être plus que voleur, de vouloir se mêler de réformer l’état social. Qu’on ne s’y trompe pas : c’est cela qui le perd, pas le vol. D’ailleurs lorsque le narrateur Randal le rencontre, il le prend pour un policier. Plus loin Canonnier lui dit : «je me suis fait une superbe tête de mouchard». Attention ! Il est des mascarades qui en régime de carnaval en disent trop long sur vous. Dans une société de larrons un voleur qui joue au policier marron, au mouchard, est un peu des deux côtés de la barrière, donc des deux côtés de la barricade, une situation impossible et de ce fait fort vite percée à jour. Trop d’habileté. Une autre charmante voleuse payera cher, quoi ? La malicieuse habitude de trahir ses amis riches en indiquant les bons coups ? Nullement ! Mais d’avoir trompé son mari. Elle avait fait de ce surnuméraire un député mais voilà… On joue à voleur ou à volage, pas à l’ascenseur social sexuel en régime bourgeois, on ne mélange pas. La conflagration entre ces deux paradigmes risque d’être bien trop explosive, et elle en mourra. Randal, lui, a compris : on est volé ou voleur, mais on ne s’égare pas sur les planches, car, à force de les brûler, on est vite flambé.
Darien, un réaliste ? Si sa prose possède l’art énigmatique, toujours disséqué après coup, de résister au temps, si ses flammes chauffent et brûlent quand tant de maîtres et virtuoses se sont affaissés, Waldemar littéraires liquéfiés par les ans, c’est que son style, ce sont autant de poignées de sel jetées sur des cicatrices qu’il s’est juré de garder suppurantes. Ne rien oublier, tout noter de ce qu’on a perçu enfant sans bien le comprendre mais en sentant monter le pressentiment d’une horreur qui, déjà, a gangrené l’haleine du monde. Ce qu’on a vérifié à l’armée… Mirabeau croit à la nature, à la noblesse de la pourriture, au fumier générateur d’univers, cataplasme sulpicien pour curée athée. Darien, bien qu’il sache user de certains outils venus du réalisme, n’est pas un naturaliste et la draperie symboliste n’existe pas dans cette comédie inhumaine marquée d’un dégoût que cicatrise un style tout crépitant de cette rage incandescente qui semble à certains instants masquer une lucidité presque désemparée. C’est pourquoi son écriture est rétive à la description. Ce qui éclate à la lecture, c’est sa tendance à prouver par l’écrit que tout verbe qui se répète a bien des chances de tourner slogan. Cet ironiste au style cyanuré adore jouer sur les formules bourgeoises, langue de Prudhomme et sagesse des nations. Ce qui fut d’ailleurs une véritable hantise du siècle, de Flaubert à Mallarmé en passant par le Bloy de L’Exégèse. Mais c’est toute l’époque qu’obsède l’assèchement d’un verbe exsangue de sens, damné par la répétition. Le psittacisme ou la crainte du siècle.
Mais toute écriture d’infréquentable n’est-elle pas d’abord l’expression d’un caractère ? Étonnant ce Darien, cet anarchiste que l’on retrouve aux côtés de Bloy, de Léon Daudet, de ce Jarry qui, de plus en plus, appareillait vers les territoires tabous de l’extrême droite, – ce que confessa en ses souvenirs ce docteur Saltas si souvent croisé des lecteurs de Léautaud. Il serait facile, ce Darien – et cela n’est pas pour rien dans son infréquentabilité, que non ! – de l’assimiler à l’un de ces dévoyés qui forment l’étrange tribu d’enragés venus, chacun maculé de ses propres peintures de guerre, jusqu’en cette idéologie fasciste décrite par Zveen Sternehl, «ni droite ni gauche». J’ose croire qu’on s’y tromperait, colossalement. L’homme qui, au Congrès pacifiste de 1904, saisi par l’enthousiasme du mépris, incendié de courroux, ose prophétiser la nécessité, drument, de faire gicler le sang par l’aorte ouverte des populations d’une Europe mutilée, cet ancien de Biribi haï par l’armée qu'il conchie appelant, en plein congrès pacifiste, à la prodigieuse nécessité de l’holocauste d’une guerre mondiale, ce n’est ni un insensé ni même un réfractaire, ce mot si utile à l’ablation des élucidations, étiquette d’une taxinomie terrorisée par ce qui s’échappe. Cet homme mystère qui, depuis vingt ans, vit sans que nul ne sache comment dans l’un de ces cinq ou six appartements belge, français, anglais, est bien autre chose qu’une sorte d’intouchable politico-littéraire qu’on respecte – de loin. Assurément, il est de ces êtres qu’on caractérise hors cadre de l'existence, de ces indescriptibles presque aussi rares que les saints et qui furent peut-être bien de ceux qui, au contraire d'un Vaché, un jour, sentirent que le silence même était de trop. Nul doute qu’ils n’aient présenté cette même indifférence lorsqu’ils sentirent que «ça» tâtonnait du côté de la nuit, que les portes de sabbats s'ouvraient pour de fort rares invitations. Refusées ? Probablement, Satan lui même est bien trop fréquenté. Ce Darien est malgré son bellicisme, politiquement un «ni Dieu ni Di… maître». Un stirnérien si l’on tient à la gouache philosophique et au saint chrême de l’ordination anar.
Mais au fond, ce qui fait si parfaitement de Darien un Infréquentable c’est qu’on sent, et de quelle profondeur, à chaque page, que celui-ci n’a pas peur du sang, qu’il est même tout prêt à le répandre, et le plus vite possible encore, et avec grand plaisir ! On l’a comparé à Vallès (Séverine notamment et Léon Daudet) mais les deux hommes n’ont guère en commun – voilà la page qu’on chercherait en vain chez Vallès : «Je suis un tueur d'hommes, et sans merci, et sans pitié. Les peuples le savent, ils le sentent. Les Français me suivent […] Ils comprennent que je suis parvenu à être non seulement le hors-la-loi, mais le hors-tout» (in Le parvenu, une pièce de Darien). Encore n’est-ce ici que Napoléon qui parle. Mais c’est bien Darien qui s’exclame : «Pour avoir le droit de passer, il faut être immatriculé et classé dans un parti, un lupanar, une confrérie, être jésuite noir ou jésuite rouge, ou crever ! Eh bien ! Je passerai et orgueilleusement sur les tripes de toute cette canaille».
Enfin, in ultima, voici un discours qu’un Vallès n’aurait jamais seulement osé penser, et qui plus que tous les autres fait aujourd’hui, comme hier, comme demain, de Darien un individu fort douteux – et un effroyable moderne : «Nous pouvons nous attendre à voir les masses, poussées par la fausse démocratie au pouvoir, réclamer de nouveaux privilèges – qui leur seront d’ailleurs, parfaitement inutiles – au détriment des hommes libres». Voilà ce qui fait de Georges Darien l’un de ces écrivains qu’il faut absolument tenir éloigné du grand lectorat. Avec un Flaubert, un Stendhal, on peut toujours s’entendre. Des êtres aux penchants politiques et philosophiques radicalement contraires pourront toujours communier dans la même pâmoison. L’un s’arrêtera aux friselis des phrases, l’autre à l’œil proustien qui, n’est-ce pas ? est un microscope à moins qu’il ne soit l’inverse, on ne sait plus très bien… Alors que, ON NE TRICHE PAS AVEC DARIEN. On ne triche pas avec un homme capable d’écrire : «Qu'est-ce que le Peuple ? C'est cette partie de l'espèce humaine qui n'est pas libre, pourrait l'être, et ne veut pas l'être; qui vit opprimée, avec des douleurs imbéciles; ou en opprimant avec des joies idiotes; et toujours respectueuse des conventions sociales. C'est la presque totalité des Pauvres, et la presque totalité des Riches. C'est le troupeau des moutons et c'est le troupeau des bergers. […] Au-delà du peuple, il y a les Individus, les Hors-Peuple. […] La haine de l'Individu pour le Peuple devrait être entière, constante» (7).
Et c’est très certainement ce qui a fait, même pour un temps relativement court, de Darien et de Bloy des compagnons de route. Ces deux-là se foutent de la littérature, conchient l’esthétisme, ils sont avant tout sur cette sacrée planète «missionné[s] pour le témoignage», comme dit Bloy. De la saloperie de leurs «frères» humains, ils n’ont rien, ne veulent rien oublier. Ils ont vu que l’homme, loup ou mouton, était presque toujours invariablement ignoble. C’est du moins leurs visions, et Dieu sait s’ils la clament ! Évidemment, chez Bloy, il y a Dieu… qui danse d’ailleurs avec Lucifer un bien étrange fox-trot sous la houlette du Paraclet. Mais ceci est une autre histoire. Pour Darien au fond, il n’y a rien. La révolution ? Pas celle de Marx. Bien sûr, il n’est pas du genre à cesser le combat, et il continuera à tout faire pour attaquer les syndicats, partis, toutes les meules à ronger les virilités, à enclore ce fauve splendide qu’est l’individu réel, la créature la plus rare qui soit car elle a renoncé au Paradis comme à l’Enfer. Elle n’attend rien de personne, elle se sait seule. Désespérément seule ? Non, car il y a les quelques semblables croisés ici-bas, et tant pis si au bout de quelques frêles années on s’aperçoit qu’ils sont peut-être plus fous que vraiment semblables. Mais qui peut vivre sans espoir ? Il y a un secret Darien. Ce lucide qui dès Le voleur ne croit plus à la politique, continuera quand même, comme le prêtre que n’habite plus la grâce, à écrire ci et là des articles pour l’impôt unique, contre la propriété privée de la terre, ses deux grandes, ses deux seules solutions. Peut-être après tout garde-t-il au fond de lui cette ultime ressource des lucides et des désabusés : compter sur les hasards du futur. Au fond cela ne nous regarde pas. Personne n’a été plus discret que Darien sur sa vie, si l’on excepte les quelques brindilles d’existence semées dans Bas les cœurs, Les pharisiens et très probablement Le voleur.
Si cet être tanné par la douleur, éviscéré par la lucidité a, malgré tout, gardé un ultime espoir – ses textes le disent, surtout l’inouï pamphlet qu’est La Belle France –, ce fut en un avenir où l’Individu serait enfin à même de déployer les prodiges qui sommeillent dans les miracles de l’énergie humaine. Darien a donc écrit. Parce qu’il est nécessaire que la littérature ne soit pas que quête, catabase, déchirement dans les ronces de la forêt du graal mais amour, non pas le fade éclair d’un Cupidon classique déjà épuisé au temps de Boucher, mais la froide passion de la lucidité, la perte du pucelage de l’humanisme béat. Enfin… «amour»… Le mot sied si peu à Darien… Darien le véhément. Chaque mot doit faire balle; satiriste, pamphlétaire ironiste, l’écriture n’a d’autres vocations que de calciner la fange humaine. Un apocalyptique. La distance est mince du Bloy du Christ aux Colonies, de L’Archiconfrérie de la bonne mort, de l’ancien communard hanté par l’image parousique du feu qui hennit sa jouissance à la catastrophe du Bazar de la Charité au Darien qui invoque la guerre nécessaire au réveil des castrés et se complaît dans l’oraison aux charniers qui sonne la diane des lendemains enfin libres, délivrés à tout jamais du joug débilitant des chapons.

Notes
(1) Conte de Noël, Le Journal, 24 décembre 1897. Réédité dans la collection Bouquins chez Robert Laffont.
(2) Qui a par ailleurs précisé son désir d’écrire une «comédie humaine», déclarant : «Lorsque j'ai écrit Le Voleur, j'avais fait un plan d'une série de romans dont je voulais faire une sorte de nouvelle comédie humaine. […] Les mêmes personnages reviennent (mêlés à d'autres) dans tous ces romans.»
(3) À part L’enfant de Bas les cœurs, tous les héros de Darien sont d’abords de jeunes hommes.
(4) Il n’est que de lire les satires de Juvénal ou le Satiricon.
(5) Aujourd’hui encore on ne sait toujours pas comment Darien entra en Angleterre. De là à penser qu’il usa d’un faux passeport ou de complicités chez ces contrebandiers qu’on retrouve dans son œuvre...
(6) «Un soir j’ai rencontré un vrai socialiste […] à quoi servent vos clubs […] Il réfléchit et me dit : Aux mouchards symétrie exacte, voyelle pour voyelle chez le «véritable anarchiste».
(7) L’ennemi du peuple, numéro 2, décembre 1903.

L'auteur
Après avoir tenté de diverses professions qui ne satisfirent ni l’employeur ni l’employé, Nicolas Massoulier trouva moyen de grignoter à portions menues mais tonifiantes les plaines (évidemment mornes) et les forêts ronceuses de l’humaine existence. Fils d’un père qui, entre une multitude d’activités réussi à commettre nombre de textes destinés aux Frères Jacques, textes qui lui valurent alors un papier hyperbolique de Raymond Queneau, cet enfant de la balle reprit un temps la roulotte familiale en signant des scénarios sous étiquette pseudonymique. Il n’est pas impossible que cette insalubre activité se continue. Mais spirituellement, ce scribe inextinguible n’a jamais pensé que littérature, lecture et écriture. N’étant pas Chateaubriand, il ne s’est pas résolu à n’être rien et poursuit aujourd’hui des recherches sur la littérature française du XIXe siècle.