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09/01/2011

Dithyrambe de décembre : commentaires de Francis Moury suivis d'une réponse de Jean-Luc Evard

Crédits photographiques : Juan Asensio.

Eh bien cher Juan, j'étais sur la bonne longueur d'ondes lorsque, hier, je t'adressais un courriel dont un passage était admiratif du XVIIe siècle français.

Je viens en effet de lire l'article de Jean-Luc Evard sur Saint-Simon qui m'a beaucoup intéressé.

Je lui adresserai un compliment suivi de quelques interrogations et objections.

Le compliment, d'abord.
Sur le duc de Saint-Simon je pense qu'il a raison à un point qui va peut-être même plus loin que celui qu'il décrit. Savait-il que Roger Caillois, dans sa préface à l'Anthologie du fantastique (édition originale Gallimard-NRF 1958 puis seconde édition revue en deux volumes en 1965), considérait Saint-Simon comme le véritable père de la littérature fantastique française ? Caillois le tenait pour tel à cause d'un passage précis qu'il citait in extenso, concernant un bal masqué où l'un des invités paraissait si bien masqué qu'on se demandait, à la faveur d'étranges détails, si le masque ne lui collait pas à la peau. Et s'il n'était pas, au bout du compte, une sorte de monstre surnaturel s'étant réellement introduit dans la fête ? Je cite tout cela de mémoire car je ne dispose pas ici de mes deux éditions de l'Anthologie de Caillois, mais c'était la teneur du passage, admirable dans mon souvenir et dont la lecture suffit à me faire considérer Saint-Simon comme un grand écrivain.
Si bien qu'en effet, considérant ce passage précis et la lecture d'Evard, il est loisible et très justifié de goûter le duc de Saint-Simon pour cette étrange et inavouée relation, presque dialectique si le terme n'était pas ici un peu anachronique – les chroniques de Saint-Simon étant, cela dit, justement traversées de ce qui s'y oppose : un anachronisme récurrent, des «anti-chroniques» comme Evard le voit si bien en parlant d'anti-mémoires à la manière de Malraux ! −, instaurée entre un réel «supra-» ou «infra-historique», et l'histoire avouée, honorable, qui constitue sa matière officielle. De l'histoire on passe ainsi, assurément, à la littérature la plus poétique et la plus profonde, voire à la littérature fantastique et de l'histoire, on passe aussi à la sociologie historique, à l'histoire des mentalités, à l'histoire au sens moderne de Marc Bloch et de la Revue des Annales.
Et puis ce thème du prisonnier oublié comme le duc de Saint-Simon l'a traité et tel qu'il est cité et commenté par Evard m'évoque aussi deux objets également fascinants à mes yeux : la maquette Aurora du Forgotten Prisonner [Le Prisonnier oublié] qui représentait un squelette anonyme, encore habillé de quelques lambeaux de vêtements, fixé à un fragment de mur lépreux en pierre et la main attachée à des barreaux scellés, un rat courant entre ses jambes d'une part, l'argument qui initie le tragique scénario de Curse of the Werewolf [La Nuit du loup-garou] (Angleterre, 1961) de Terence Fisher, l'un des chefs-d'œuvre de sa filmographie, d'autre part.

Les interrogations et reproches, à présent !
Je ne vois pas, d'abord, en quoi Saint-Simon est original, ce faisant, ni en quoi il inaugure une nouvelle période de l'histoire comme genre littéraire ?
Ces portraits moralistes ou amoralistes tant ils sont réalistes, ces moments marginaux de réel brut qui peignent ou traversent en profondeur les conditions réelles de l'histoire officielle de surface, en la défigurant ou en la déchirant de l'intérieur sous une apparente neutralité objective, on les trouvait déjà écrits tels quels, avec cette même volonté tragique ou romantique, parfois philosophique (la tragédie grecque et la philosophie grecque sont cousines, chez les Grecs comme chez leurs héritiers romains) chez un Hérodote ou chez un Tacite. En quoi La Bruyère, encore une fois, a raison : «Tout est dit, et on vient trop tard depuis qu'il y a des hommes, et qui pensent...» (Les Caractères , Des Œuvres de l'esprit) et je ne vois pas non plus en quoi Charles Péguy fermerait ce courant avec sa Clio, ni en quoi il signerait la mort de l'alliance de l'histoire et de la littérature !
C'est d'abord que je n'ai pas Clio sous la main et qu'il aurait fallu qu'Evard justifiât davantage la citation de ce nom et de cette œuvre afin de nous faire voir en quoi Péguy signait une telle clôture : c'eût été assurément passionnant et cela demeure nécessaire. C'est qu'ensuite, Péguy et sa Clio mise à part, je vois de l'histoire encore alliée à de la littérature chez plusieurs écrivains français du XXe siècle, et cela à des degrés divers :
− histoire littéraire au sens où Evard ne l'aime guère (par exemple celle d'un Voltaire, Histoire de Charles XII) (1) et qu'on trouve encore, au mieux de sa forme dans les années 1960 , chez un Roland Villeneuve, lorsqu'il écrit une biographie, Héliogabale le César fou, ou bien une autre de Gilles de Rais,
− journalisme romancé ou bien roman usant des techniques du journalisme (Jean Lartéguy, Gérard de Villiers),
− roman philosophique réfléchissant sur l'histoire contemporaine en train de se faire pendant qu'on l'écrit : je pense par exemple aux Chemins de la liberté de Jean-Paul Sartre dont les trois volumes sont un exemple, aujourd'hui un peu trop oublié, d'un parfait alliage des deux genres, alliage saupoudré d'une conscience réflexive philosophique qui leur donne une acuité supérieure, même si inférieure à celle du génial La Nausée dont le héros est d'ailleurs un historien renonçant progressivement à l'histoire au profit de la réduction phénoménologique dont il découvre l'essence à la faveur d'une étrange prise de conscience, frôlant plusieurs fois elle aussi la littérature fantastique,
− biographie romancée donnant vie (artificielle) à des données purement documentaires, par exemple, La Vie prodigieuse d'Honoré de Balzacc de René Benjamin, publié dans une collection dont le titre général était Le Roman des grandes existences si ma mémoire est bonne : je l'ai cité autrefois dans un texte paru chez toi dont le titre m'échappe pendant que je rédiges ces lignes, avec une autre vie romancée, celle d'Heinrich von Kleist, parue dans une autre collection concurrente d'un autre éditeur (il s'agissait de Plon et de Gallimard et dans cet ordre respectif si ma mémoire est cependant encore bonne, et je crois qu'elle l'est) comme exemples d'un genre littéraire qui n'existe plus vraiment aujourd'hui mais qui a existé durant la première moitié du XXe siècle,
− roman historique narrant, avec un luxe de détails appuyés sur une documentation rigoureuse, une histoire réelle adaptée aux conditions romanesques et aux exigences modernes du «suspense», telle que celle des Seven Men at Daybreack [Operation Daybreak / Sept hommes à l'aube] narrée par un écrivain anglais, puis adaptée au cinéma, et que j'avais déjà citée en note dans mon article, paru chez toi, sur Le Romantisme allemand de Douglas Sirk.

Note
(1) Cette Histoire de Charles XII constitue d'ailleurs un curieux et pervers exemple d'une sorte d'histoire émanant monstrueusement d'elle-même (celle que dénonçait Paul Valéry dans ses admirables Regards sur le monde actuel, De l'histoire) lorsqu'on nous apprend que Charles XII enfant était lecteur d'un seul livre, Histoire d'Alexandre de Quinte-Curce qu'il rêvait d'imiter ! L'édition scolaire des extraits du texte de Voltaire par les Classiques Vaubourdolle pousse le souci documentaire au point de reproduire d'atroces dessins provenant du rapport d'autopsie suédois, conservés à la B.N. et montrant le trou d'entrée et le trou de sortie de la balle d'assez gros calibre qui vint à bout de cet énergumène dont l'histoire était destinée, dans l'esprit de Voltaire, à servir de repoussoir au jeune Louis XV âgé de vingt et un an au moment de sa publication.

Bien cordialement, FM.

Suit la réponse de Jean-Luc Evard, intitulée :

Bref prélude à une histoire de la décréation. Pour répondre à Francis Moury



Pour l’essentiel, les objections de Francis Moury à mes raccourcis ont ceci de juste qu’elles m’amènent à transformer mes allusions en arguments. Ainsi progresse toute pensée vraiment dialogique. Je reprends un moment la parole entre-temps enrichie par la sienne.
J’exposai pourquoi désormais je visite volontiers les Mémoires de Saint-Simon en dépit de la vive impatience que m’inspire le genre historique. J’ai dû la surmonter en commençant de le lire, lui aussi, le duc, et j’ai tenu – épreuve que me réserve tout maître de ce genre. Mais peut-on rester longtemps dans une telle perplexité ? Dans une relation aussi partagée ? Oui si l’on ignore que lire c’est choisir. Non si l’on veut apprendre à lire.
L’ensemble de mon propos se fonde sur un événement intellectuel pour le moins considérable, qu’il ne fait que suggérer par la seule mention laconique du nom de Péguy et de sa Clio, et que je dois maintenant rappeler de manière plus explicite. Le nom de Péguy, je l’invoquai pour rappeler, dans ce contexte exceptionnel d’une révolte en règle de la pensée philosophique contre la conscience historique, deux autres noms capitaux : avant Péguy, celui de Nietzsche écrivant Sur l’utilité et les inconvénients de l’histoire pour la vie (1874); après Péguy, celui de Karl Löwith publiant Histoire et Salut (l’original, Meaning in History, parut en 1949) pour montrer en quoi le genre de récit historique dit «histoire universelle» représente la version sécularisée du genre dit «histoire sainte». En quoi cette triade hétérogène de penseurs par ailleurs sans autres affinités électives puissantes a-t-elle ici sa place ? Chacun d’eux a montré, chacun selon son raisonnement propre, en quoi le genre historique résulte d’une convention allégorique et narrative élaborée par l’imagination et l’entendement en vue d’alléguer des «faits» d’irréfutable réalité, des faits non pas légendaires ou controuvés mais ceux homologués par le témoignage, et qui serviront aux vivants pour s’insérer en pensée dans le tissu des générations, comme ils serviront à ces générations pour s’inscrire chacune à son tour dans le genre humain. De l’individu à son milieu, de ce milieu à une génération, de cette génération (entité historique) au genre humain (entité anthropologique), on le voit bien, nous parcourons des espaces-temps sans aucune commune mesure. Les échelles de grandeur diffèrent, et, avec elles, les réalités perçues. Or, le Récit historique présuppose au contraire la réalité de cette commune mesure : depuis saint Augustin, l’hypothèse d’une unité et d’une continuité de sens et de proportion entre l’histoire de chaque individu et l’histoire du genre humain est même passée dans le sens commun.
Péguy, Nietzsche et Löwith, cette triade philosophique aura été la première, dans la tradition «augustinienne» du Récit universel du genre humain, à protester ouvertement et méthodiquement contre le préjugé anthropocentriste et historiciste qui de nos jours arme le sens commun. Pour l’essentiel, leur argument n’est pas sans rapport avec celui de la physique quantique : de même qu’une particule quantique ne peut se déterminer qu’en fonction de sa position ou de son accélération, de même vous devez nécessairement choisir entre l’homme mortel comme ses civilisations et l’homme créature typologiquement arrêtée, choisir entre Saturne et Apollon. D’origine augustinienne, l’idée d’un ensemble enchâssant ces deux sous-ensembles relève de la croyance, de l’imagination intellectuelle, de l’hypothèse spéculative – certainement pas de la pensée critique, toujours consciente, elle, de la nature axiomatique et axiologique de ses concepts.
Entre Nietzsche, Péguy et Löwith, dira-t-on, quid de Saint-Simon ?
J’avais pris, dans mon Dithyrambe de décembre, une double responsabilité : dire ce qui, chez le duc, me semble aujourd’hui justifier le détour concédé par l’écrivain au chroniqueur, par l’artiste au stratège, par l’esthète malicieux au juriste minutieux; dire aussi en quoi ce contemporain de Voltaire (que l’on répute avoir fondé le sous-genre Histoire universelle au sein du genre Récit historique) aspire, malgré sa veine d’ironie plus ou moins déclarée, à mériter le rang, la qualité et la dignité d’historien. Une seule citation, ici, pour illustrer cette autre orientation, celle du culte historien de la «réalité» : «Après avoir exposé avec la vérité et la fidélité la plus exacte tout ce qui est venu à ma connaissance par moi-même, ou par ceux qui ont vu ou manié les choses et les affaires pendant les vingt-deux dernières années de Louis XIV, et l’avoir montré tel qu’il a été, sans aucune passion, quoique je me sois permis les raisonnements résultant naturellement des choses, il ne me reste plus qu’à exposer l’écorce extérieure de la vie de ce monarque, depuis que j’ai continuellement habité à sa cour» (1715, livre LIX).
Ce n’est pas forcer le sens des mots que de reconnaître dans ces lignes une profession de foi historienne. Reprenant l’argument thucydidien du témoin comme unique garant non contestable de la vérité inconditionnelle du récit, elles avancent l’hypothèse d’une reconstruction critiquement impeccable du fait et de la série de faits échantillons d’une factualité pure – précédant ce qui deviendra plus tard, en alliance avec le rationalisme expérimental, la charte conceptuelle du positivisme. En matière de récit historique, le nom de Taine parle ici d’abondance pour les autres. Je n’objecte pas là au Récit historique d’invoquer un savoir idéal (l’idéal historique se propose une science de l’événement, et se distingue du reste des «sciences sociales» par le type d’événement qu’il vise : ne l’intéresse que les événements qui ont lieu une fois et une seule, mais l’on voit bien que cette distinction ne fait sens que si corrélée aux autres types d’événements : plusieurs fois, jamais, incessamment, etc. – et qu’elle est par conséquent inconsistante puisqu’elle revendique une impossible autonomie du fait historique – du fait unique – et présuppose une axiomatique de l’événement qui, hélas pour les historiens, n’est jamais de leur fait et toujours de celui des philosophes.) Je lui objecte sa pratique parce qu’indifférente aux décisions théoriques qui la rendent possible. Le nom de Marc Bloch ici rappelé par Francis Moury illustre hélas cette surdité des historiens-archivistes : en pleine révolution einsteinienne de l’espace-temps, voilà un médiéviste surdoué qui, plutôt que d’affronter de face, comme Bergson, la tempête philosophique et physique, propose à sa corporation de renoncer à l’événement unique et de lui substituer l’événement typique – en somme, lui propose de pimenter l’histoire des archivistes d’un peu de sociologie et d’un peu d’ethnologie. Belle école d’éclectisme !
D’où l’horizon de mon propos : entre les deux orientations, le fétichisme du fait pur et neutre, d’une part, le talent pictural et mimétique de la déformation du fait en drame, entre ces deux orientations il peut y avoir attraction réciproque, polarisation, mais il ne saurait y avoir ni synergie ni synthèse. Il y a même la plus vive des concurrences, comme l’explique, je le répète, l’opposition aristotélicienne de l’historien épris de faits réels et du poète épris de faits possibles. M’intéresse pour cette raison justement l’allure ouvertement bricolée, voire désinvolte, de la prose de Saint-Simon : lui qui prit hardiment le risque du mélange des deux vocations, celle du fait réel et celle du fait possible, il nous a laissé des Mémoires cousus de plusieurs genres d’ouvrages. Souvent même la couture s’y voit : c’est le prix à payer pour toute industrie hybride. Régulièrement, le propos du duc bifurque devant la difficile décision : soit rechercher le fait réel (et rêver, comme le dit subtilement Péguy, d’un «épuisement de la réalité» : «Vous n’en sortirez pas point de sitôt, mes doux enfants ; la porte de sortie, par où vous sortirez, n’est point tout près d’ici. Je les nomme familièrement les tonneliers. Vous comprenez. À cause du tonneau des sœurs Danaïdes », Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (Édition Gallimard, coll. La Pléiade, tome III, 1992, p. 999), soit rechercher le fait possible – et du coup encourir le même risque que celui affronté par Musil entreprenant L’Homme sans qualité, magistral roman inachevé d’avoir tenté, comme Ulrich son héros négatif, l’articulation et la synthèse du fait réel et du fait possible.
J’avance ici le nom du romancier Robert Musil pour mieux limer mon argument. L’idée d’un événement qui n’aurait lieu qu’une fois correspond au cas limite qu’implique le concept d’événement (par nature, répétible), et ne saurait par conséquent être rejetée. Mais l’événement unique (et qui ne puisse en aucun cas être considéré comme un avènement) ressortit par nature du genre narratif que recoupe, à peu de chose près, la tradition européenne du roman, laquelle, si les mots ont un sens, a précisément pour trait distinctif de combiner le fait réel et le fait possible – et de rejeter leur distinction générique. Certainement, l’histoire pratiquée par Saint-Simon passe aujourd’hui aux yeux des historiens fétichistes du fait réel pour une aimable villégiature littéraire, qu’ils renvoient aux poubelles du non-savoir. On ne peut que sourire en observant avec quelle infaillibilité en effet la narration des événements qui n’ont lieu qu’une fois prospère comme littérature et végète ou dégénère comme technique mémorielle ou archivistique (belle revanche des «Danaïdes» de Péguy !). C’est pourquoi, au caractère hybride du récit du duc partagé entre le réel et le possible correspond l’autre trait essentiel de toute littérature souveraine : «Toutes les grandes œuvres (et justement parce qu’elles sont grandes) contiennent une part d’inaccompli», avance Milan Kundera (1) en hommage à Hermann Broch et à son concept de «roman poly-historique» – «Dans l’optique de Broch, le mot “poly-historique” veut donc dire : mobiliser tous les moyens intellectuels et toutes les formes poétiques pour éclairer “ce que seul le roman peut découvrir” : l’être de l’homme.»
Entre la technique d’hybridation que je pointe chez Saint-Simon et le «roman poly-historique» de Broch célébré par Kundera nostalgique d’une prose polymorphe du monde, la différence est minime. C’est bien cette convergence qui m’indique nettement pourquoi je ne m’égare pas en situant Saint-Simon dans une époque de l’écriture de l’histoire : le composite et le bigarré, le caricatural et l’épigrammatique n’y décèlent pas seulement, par défaut pour ainsi dire, une imperfection, celle-là même qu’aurait surmontée Voltaire en parvenant à l’homogénéité stylistique indiscutable de son Charles XII ou de son Louis XIV. Ils annoncent aussi ce qui est déjà en train de devenir la quadrature du cercle de la conscience historienne partagée entre des procédures scientifiques (facteurs de fétichisme du fait) et les attentes de l’imaginaire, elles seules, si elles trouvent leur pitance, pouvant consoler les vivants du perpétuel désenchantement qu’est leur vie. Telle était mon intention, ma propre Considération intempestive : placer Saint-Simon dans une autre lumière que celle de la genèse de l’Histoire universelle, commencer d’y lire aussi ce qui échappe à jamais à cette Histoire au moment où elle s’émancipe de son modèle, l’Histoire sainte – ce qui lui échappe et n’en est pas un sous-produit folklorique ou ornemental, mais la part maudite et imprenable de ces deux Histoires, part que je peux réduire, au moment de conclure, à la plus simple des questions : à quiconque se convainc qu’une histoire de la décréation est à venir, l’hommage à Saint-Simon n’est-il pas la plus élémentaire des obligations ?

Note
(1) M. Kundera, L’Art du roman (Gallimard, 1986), p. 86-87.