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02/07/2011

Philippe Muray, la légende du siècle, par Jean-Gérard Lapacherie (Infréquentables, 16)

Crédits photographiques : Adrian Dennis (AFP/Getty Images).

Il est des fonctionnaires ou faisant fonction de qui pensent et des penseurs qui ne sont pas fonctionnaires. Les uns desservent le culte dans le grand temple éduc-nat; les autres sont libres, comme Pascal, Rabelais ou Voltaire. Les pensées des premiers sont à leur image, à la fois routineuses et ronronnières, tatillonnes et formalistes, attachées aux démarches et procédurières, méthodiques et froides; les autres font dans la dissidence jubilatoire. Les fonctionnaires qui pensent sont loués sans mesure, et d’abord dans la corporation infinie des gratte-papier et des ronds-de-cuir; les penseurs hors-la-loi fonctionnaire sont laissés dans l’ombre ou oubliés. Aux premiers, sont prodigués reconnaissance, honneurs, chaires, promotions, cet idéal auquel aspire tout fonctionnaire. Muray n’était pas du clergé : il n’avait pas, au-dessus de lui, une hiérarchie à qui il devait rendre des comptes ou passer de la pommade dans le dos, ni même aux babouches, comme il faut dire désormais, de qui se prosterner. Il n’est donc pas grand-chose aux yeux des fonctionnaires de the new episteme [pour parler de ces choses, l’anglo-américain en jette, plus que ne le ferait le pauvre français] et qui sont le socle des doxas modernes et le corpus qui les confirme. Enseignés dans les classes, les fonctionnaires Barthes, Derrida, Foucault, Bourdieu, Touraine, etc. sont les Aristote de la scolastique nouvelle ou les docteurs angéliques de la modernité. Si tant est que l’Histoire s’insinue dans les idées et qu’elle ne soit pas un cadavre en putréfaction, elle ne bouge pas, contrairement à ce qu’enseignent naïvement les marxiens, vers l’avant, par sauts et stades, mais vers l’arrière, en zigzags, telle l’écrevisse. Ainsi il fait bon voir des fonctionnaires, statufiés de leur vivant, prendre la place de leurs devanciers dont ils ont déconstruit la pensée ou le savoir ou contribué à les déconstruire. En un clin d’œil, clin d’œil, quand l’instant est mesuré en temps géologique, les iconoclastes sont devenus des icônes.
De 1970 à la fin du siècle, il n’est pas un seul membre du haut clergé qui n’ait versé dans la déconstruction moderne, post-moderne, méga-moderne ou hyper-moderne, peu importe. Tout faisait ventre chez Rabelais, tout fait cible chez les fonctionnaires : le savoir, la langue, l’art, les institutions, la littérature, la critique, la France, l’Occident, le christianisme, l’histoire, etc. Il est vrai que rien n’est mieux dans l’air du temps : un État délabré, désorienté, sans âme, se renie, quand il renonce à assumer ce pour quoi il a été institué. Le clergé est moins sot que Salvatore, ce personnage du Nom de la rose, qui parle toutes les langues d’Europe sans en savoir une seule : la consigne a été entendue. La chasse à ces sinécures que l’on nomme carrière et qui se résume par «ôte-toi de là que je m’y mette» étant l’ambition ultime, la déconstruction est l’horizon indépassable. N’étant pas du sérail, ni n’ayant émis le vœu d’en être, Muray n’est donc pas incontournable. Il n’a pas bénéficié de pass permanent, élite ou premium, réservé aux VIP, qui aurait fait de lui un des piliers du camp du Bien. Même s’il avait reçu une invitation à y séjourner en qualité d’écrivain, ou mieux d’artiste, résidant, il l’aurait déclinée. S’il avait fait dans la pensée fonction publique, l’EHESS et le Collège lui auraient déroulé le tapis rouge. Nourri au dehors, il est hors la voie : non pas un mutin de Panurge, comme il aimait à le dire, mais un voyou. Il a choisi le Mal ou la Part maudite. Il a laissé aux carriers la carrière. C’est tant mieux. Dans les milieux routinants et ronronniers, préférer un destin à la carrière, c’est se condamner au silence et basculer dans le camp des adorateurs de Satan. Son œuvre s’abîme donc dans le grand silence de la mer, aussi bien les romans que les essais, comme Soljenitsyne a failli être enseveli vivant par Brejnev, l’illuminateur des siècles à venir.
Contrairement aux fonctionnaires de la pensée, qui se font un nom en jetant aux oubliettes ceux dont ils ont pris la place, Muray n’a pas déconstruit les savoirs. Il est vrai qu’il n’aurait pas eu de mérite à le faire : les paradigmes conceptuels des derniers siècles, tels le positivisme, le scientisme, le marxisme, l’historicisme, le matdiat ou le mathist, le structuralisme, etc., sont des arbres morts : il suffirait d’une pichenette pour les abattre définitivement. Muray a fait mieux : il a renversé le socle sur lequel sont érigés ces édifices en isme et en ruines, il a retourné la pensée fonctionnaire comme une crêpe, il a renvoyé au néant les grands systèmes d’explication et il a réduit a quia les prêtres du grand temple qui abrite l’académisme rance et le progressisme borné, c’est-à-dire la momie des Lumières et la Déesse Raison devenue folle, celle qui, justement, a perdu, elle, la raison. La déconstruction laborieuse et masochiste est aussi triste et plus douloureuse qu’un long jour, sombre et blafard, d’hiver. Muray n’a rien de ce ça. Il pense dans l’allégresse. Le rire est le propre de cet homme. Il est vrai qu’il a choisi pour cible la pensée fonctionnaire. Il aurait été indécent qu’il y ressemblât par quelque mimique.
Il est un livre dans lequel germent les thèmes sur l’Empire du Bien, l’envie du pénal, homo festivus, la fin de l’histoire, et qui, a posteriori, apparaît comme la matrice de sa pensée : c’est Le XIXe siècle à travers les âges [Denoël, 1984; Gallimard, coll. Tel, 1999]. Il est des fonctionnaires qui l’ont lu. Maurice Agulhon, l’historien du XIXe siècle, le barde de la République et des Révolutions, homme au demeurant sympathique, lui reproche son manque de sérieux [tare du hors-la-loi fonctionnaire] ou son ton pamphlétaire [incompatible avec le discours posé fonction publique] ou sa haine du stupide XIXe siècle [haine mal venue, puisque c’est au cours de ce siècle que les fonctionnaires se sont rendus maîtres de la pensée], tout en reconnaissant, chose inouïe, que, dans cet ouvrage, Muray analyse ce que personne avant lui n’avait perçu, à savoir la bizarrerie d’un siècle qui brandit et agite l’oriflamme du rationalisme militant et de l’agnosticisme anti-catholique, ces deux mamelles du haut clergé, alors que, de tous les siècles de notre histoire, il est le plus religieux, le plus mystique, le plus idéaliste, le plus foisonnant en visions édéniques, le plus riche en religiosités de pacotille, le plus éternellement new age, le plus grand mélangeur d’élucubrations occultistes et de prophéties magiques, et cela, avant les Surréalistes, qui, pourtant, pensaient en avoir fini avec le stupide XIXe siècle, alors qu’ils en sont les fils prodigues. Même les grands XIIIe et XIVe siècles sont dépassés par le XIXe siècle dans l’intensité de la démangeaison du prurit sacré. Le XIXe siècle à travers les âges est ainsi, à chaque page, une ignominie ou un scandale, pour les membres de la cléricature, non seulement pour les historiens de la littérature, puisqu’il y est traité des grands écrivains de ce siècle et du siècle suivant, mais aussi pour les modernes, qu’ils soient des idéologues, des philosophes, des journalistes, des fidèles de la religion laïque, des incroyants, des historiens, et que ceux-ci prennent pour objet d’étude ou de recherche les idées, les faits, les révolutions, 1789, 1830, 1832, 1848, 1870, la société, l’économie ou les gloires nationales. De fait, il est naturel que Le XIXe siècle à travers les âges n’ait guère été lu ou, s’il l’a été, que ce fût de travers, et par des historiens hostiles, tels Maurice Agulhon, cité ci-dessus, et Eugen Weber qui relève avec hargne [in Ma France] tout ce qui lui paraît incongru chez Muray, c’est-à-dire tout ce qui contrevient à ses propres préjugés. Seuls Alain Besançon et, aux dires de ce dernier, Pierre Chaunu, ont lu ce livre : «Une vaste culture, qu’il n’a montrée à découvert que dans son étonnant XIXe siècle à travers les âges, profonde et originale vision historique que Pierre Chaunu, avant moi, a beaucoup admiré» [in Les Cahiers de l’Indépendance, n° 1, 2006]. Dans les universités et au CNRS, le harem du grand sérail ou les grands cimetières de la pensée, dans ce qui tient lieu des lettres, de la philosophie ou des humanités sous le vocable sciences humaines et sociales, c’est l’ignorance. Il est vrai que, à la décharge de ceux qui ne l’ont pas lu ou qui n’ont pas essayé de le faire, le livre est long, qu’il est ardu, qu’il faut du temps libre, RTT et tutti quanti, pour aller jusqu’au bout des quelque sept cents pages de l’édition de 1999, qu’y sont mêlés roman, réalisme, esthétique, philosophie, pensée, idéologie, religion, critique du spiritisme, qu’il faut un peu de culture pour saisir tout en même temps, c’est-à-dire comprendre : analyser et interpréter. Il est vrai surtout que Muray détonne au milieu des fonctionnaires gris, tristes, déprimés, bien qu’ils soient plus attentifs que d’autres à leurs primes, déplumés aussi, sans panache, écrivant comme des pieds, en exprimant, dans une langue jubilatoire, imagée, toujours limpide, tout à l’opposé du jargon clérical, des analyses qui vont à rebrousse-poil de tout ce qui est enseigné dans les lycées et les universités depuis un siècle ou plus et de tout ce qui, dans la littérature des XIXe et XXe siècles, est proposé à l’admiration des hommes. La pensée fonctionnaire est bousculée, culbutée, mise sens dessus dessous. Muray en fait sa tête de Turc.
Dans le titre paradoxal de ce livre de 688 pages [édition de 1999], est condensée la thèse que Muray soutient et que l’on peut formuler diversement : le XXe siècle continue le XIXe siècle ou nous sommes encore au XIXe siècle ou tout le XXe siècle se trouve dans le XIXe siècle ou le XXe siècle ne fait qu’exploiter les filons qu’a trouvés le XIXe siècle. Il est un titre qui résume la thèse : c’est «le XIXe s est devant nous». C’est notre siècle aussi qui est analysé. Le XIXe siècle ayant eu l’idée de découper en tranches de cent ans, nommées siècles, l’histoire, qu’elle soit celle des hommes, des sociétés ou des lettres ou de l’art, découpage qui est censé rendre compte, du moins aux yeux du haut clergé, et mieux que toute autre périodisation, le cours des choses ou comment va le monde, il n’est pas arbitraire d’en faire la matrice d’une conception sécularisée de l’histoire. De fait, il serait moins stupide qu’on ne l’a dit, puisqu’il a une féconde postérité parmi ceux qui, en apparence, la rejettent, du moins en discours, se dissimulant à eux-mêmes qu’ils sont les héritiers du siècle de la Bêtise, ou que, s’ils l’ont déclaré stupide, ce fut aussi pour dissimuler leur généalogie de modernes énamourés d’eux-mêmes. L’histoire, non pas les faits, mais l’interprétation qui en est donnée communément, est bouleversée. Le titre relève de la provocation. Siècle, un des plus vieux mots de la langue française, a longtemps désigné des réalités autres qu’une période de cent ans. Antérieurement, ce mot avait un tout autre sens : c’est la «vie terrestre» par opposition à la vie après la mort, sens attesté en 881, le «monde par opposition à la société monacale» [XIIe siècle], une «longue période indéterminée» ou «l’éternité» [XIIe siècle encore]. C’est d’ailleurs dans ce dernier sens qu’est employé, dans le titre Le XIXe siècle à travers les âges, le mot âges. Muray ne fait pas dans le relativisme ou dans le relativisme généralisé. Il confronte le XIXe siècle, tel qu’il est découpé par les historiens, à l’éternité, «à travers les âges», et en brisant les limites qui y sont habituellement fixées, puisque, selon Muray, nous sommes encore, même si le calendrier indique 2007, en plein XIXe siècle, pour ce qui est des concepts, de la pensée, des croyances, des idées, ou que le XIXe siècle continue aujourd’hui sur l’erre qui fut la sienne à partir du moment où il a commencé, non pas en 1800, ni même en 1789 ou en 1815, mais en 1786, quand furent déplacés ou dérangés, comme disent les Acadiens, hors de Paris, les morts, les gênants, les sans nom, les humiliés et les offensés qui étaient inhumés dans le cimetière des Innocents, et de charrier la nuit, dans de lugubres tombereaux, leurs ossements, pour les jeter dans des carrières souterraines qui prirent le nom de catacombes. Les morts, s’indignaient alors les hygiénistes, ces premiers fonctionnaires du progrès à tout prix, dégagent des miasmes mortifères, dont les vivants devaient être préservés, ce qui formule de façon prémonitoire, prédictive en quelque sorte, le stupide principe de précaution. Les cimetières, vitupéraient les ayants droit de l’Empire du Bien, ces autres fonctionnaires avant l’heure, sont abandonnés la nuit aux prostituées et aux mauvais garçons : on est au XVIIIe siècle, que diable, pas au Moyen Âge ! Seuls les hommes du passé peuvent tolérer tout ça, alors que la civilisation [ce mot est inventé alors par Mirabeau, «l’ami des hommes» évidemment] a tant avancé ! Il convenait de prendre des précautions pour empêcher urgemment que les vivants ne fussent contaminés. Ces lieux ont été purifiés. Le XIXe siècle commence par un dérangement de restes ou de cendres, comme on dit par euphémisme : en fait par un gigantesque charroi de cadavres ou une sinistre purification qui a pris pour cibles les morts avant de s’attaquer aux vivants et qui ne fut rien en comparaison de celle qui s’est déchaînée sept ans plus tard pendant la Terreur ou de celle qui, au XXe siècle, a abouti à l’extermination de classes entières ou d’êtres humains jugés nuisibles. Car, les horreurs du XXe siècle, telles que le racisme, l’eugénisme, l’élimination de races ou de classes entières, les délires technicistes, etc. ne se sont pas produites par hasard; elles germent dans la nouvelle religion fonctionnarisée que le XIXe siècle invente et qu’il fait propager par ses écrivains, ses idéologues et ses penseurs réunis dans une nouvelle congregatio de propaganda fide, la foi en question, non pas celle du charbonnier, mais du fonctionnaire, étant inouïe.
Les mots, chez Muray, en particulier ceux qu’il fabrique et qui ne sont jamais arbitraires ou gratuits, sont le précipité de sa pensée. C’est en eux que sa pensée se cristallise. Il faut des mots nouveaux, neufs, inouïs pour incarner une pensée neuve, nouvelle, inouïe, qui ne relève plus du haut clergé. C’est dans ces mots que se lisent, comme a libro aperto, ses intentions. Deux chapitres du XIXe siècle à travers les âges ont pour titre la dixneuviémité et homo dixneuviemis. La dixneuviémité, c’est ce qui fait ou définit l’essence du XIXe siècle, du nôtre aussi; et homo dixneuviemis est l’homme du XIXe siècle et des siècles qui suivent, non pas l’homme «en situation» ou tel qu’il peut être saisi dans ce qu’il fait ou dans la classe sociale à laquelle il appartient, mais une nouvelle nature humaine, un homme d’un type nouveau, homo dixneuviemis succédant, dans une paléontologie bouffonne, à homo sapiens sapiens, à homo sapiens, à homo faber, à homo erectus et annonce ou préfigure homo festivus. Ce sont les invariants d’un siècle «à travers les âges» qu’il saisit, c’est-à-dire de tout ce qui fait, dans les siècles des siècles, qu’il est le XIXe siècle, spécifique, typique : en un mot, moderne. Muray est un penseur d’outre-tombe, surgi des temps archaïques, une espèce de maître thomiste qui tient les apparences pour un papier tournesol qui révèlerait la nature des choses et des êtres. Les Modernes, id est les hommes du XIXe et du XXe siècles, sont convaincus d’être des produits de l’histoire. Ils ne seraient pas ce qu’ils sont, croient-ils, s’il n’y avait pas eu des changements, des évolutions, des avancées, des marches en avant, en bref le progrès économique et social. Illusions, pense Muray : l’historicisation est un masque. Ce que Muray saisit dans le flux des choses pour en faire un concept, ce n’est pas un produit de l’activité humaine, mais une essence. Voilà pourquoi la conception de l’histoire qui sous-tend Le XIXe siècle à travers les âges est tout à l’opposé de celle que les fonctionnaires consciencieux enseignent dans les classes. L’histoire n’a pas de sens, qu’il soit hégélien, unique, marxiste ou interdit, au sens où elle n’a pas de direction, ni de but qui y serait assigné. Ce qui existe, c’est une essence ou une nature, ou, diraient les structuralistes, des invariants ou des types.
Le Livre second du XIXe siècle à travers les âges se compose de trois chapitres dans lesquels Muray analyse des exemples de dix-neuvièmité, respectivement «l’art de la fin», «l’école nécromantique», «catabases» ou les descentes aux Enfers suivies d’une remontée illuminante. Ces titres parlent d’eux-mêmes. Les mots fin, nécromant, catabase disent que ce qui donne au XIXe siècle et au nôtre une identité ou une typicité, c’est une nouvelle religion, mélange de scientisme fruste [la science fait avancer l’humanité sur la voie du progrès moral et social infini, comme cela est présupposé dans la pensée fonctionnaire] et d’illuminisme [les Lumières sont aussi, entre autres, avec le magnétisme, de l’illuminisme et elles sont le socle de la pensée fonctionnaire], métissage de culte larmoyant des ancêtres et de confiance sans borne dans les tables tournantes, dans les contacts avec les esprits frappeurs ou parleurs, dans les vaticinations politico-sociales, dans les utopies de l’occulto-socialisme, etc. Toute religion commence par se débarrasser des morts encombrants et par honorer ceux qui lui agréent. Le progrès social, moral et scientifique, étant un absolu, il a d’abord été érigé un Panthéon pour les morts à honorer et creusé des catacombes où cacher les morts gênants. Le socialisme, pacsé à cet occultisme, c’est la croyance à la possibilité de créer un ordre parfait, surtout par le seul verbe et dans les seuls mots, c’est un prophétisme de pacotille annonçant le bonheur de tous, c’est une confiance excessive dans les vertus du Verbe fondateur. Flaubert est cité : «La Magie croit aux transformations immédiates par la vertu des formules, exactement comme le Socialisme», ce qu’illustre le slogan de 1981 «changer la vie». C’est au XIXe siècle que se forme ce mélange détonant, ou détonnant, et inouï de socialisme scientiste et même scientifique [la science des sciences, a-t-on même prétendu du marxisme] et d’occultisme, d’archaïsme, d’irruption soudaine de croyances venues de la préhistoire, comme ces primitifs exhumés du néolithique que les fonctionnaires de l’anthropologie étudient avec ravissement, eux, pensée, âme, croyances, religions mêlées, et c’est le XXe siècle finissant qui fait un triomphe comique à cette religion, sous l’égide de Mitterrand, le changeur de vie dans les mots, qui, à peine élu, descend une rose au poing, dans la crypte du Panthéon. La nouvelle religion est exposée par Zola, non pas dans la saga des Rougon-Macquart, mais dans ses dernières œuvres : les trois villes et les quatre évangiles, qui forment un nouveau Nouveau Testament adapté à la nouvelle Europe conquérante qui unifie l’humanité dans un même empire pour mettre de l’harmonie dans le chaos et qui célèbre, le seul mode d’expression admis étant l’éloge, le culte du corps, donne libre cours à ses pulsions, exige le bonheur pour tous, pense les peuples comme des masses que conduit à la férule un guide, un duce, un conducator, un raïs, un presidente credente et à vie, un führer. Ces évangiles abolissent «l’évangile sémite de Jésus». Outre les morts, the new religion a besoin d’un discours qui la légitime, c’est-à-dire d’une théologie. Les sciences sociales et humaines en font office, qui, justement, commencent leur assomption au XIXe siècle dans un ciel qui a été au préalable vidé de toute transcendance. Elles supplantent après l’avoir jetée aux orties, à l’instar de chez Renan, la théologie chrétienne et forment le socle de l’épistémologie fonctionnarisée.
Il est, chez Muray, une thèse encore plus iconoclaste. La vérité du XIXe siècle, qu’il soit limité étroitement à une période de cent ans ou qu’il soit sans limite, ce qui en fait l’essence, ce qu’il est, son identité séculaire [dans les deux sens de cet adjectif : identité de siècle et identité éternelle], ne se trouvent pas dans les archives, dans les annales, dans les mercuriales, dans les rapports administratifs, dans les minutes de notaires, dans les registres de l’état civil, dans les tableaux synoptiques des historiens, mais dans la littérature. Ce sont les écrivains qui disent ce qu’a été vraiment la dixneuviémité et qui dressent un portrait criant de vérité d’homo dixneuviemis. Imaginons la stupeur des fonctionnaires préposés à l’écriture de l’histoire quand ils lisent cela, eux qui ne jurent que par les quantités, le prix des grains au jour le jour, l’élévation ou, au contraire, la chute des températures depuis l’an mil, les faits, les manuscrits, les livres de compte, les bilans, les chiffres... Au lieu de dépouiller des fiches illisibles dans lesquelles des milliers d’Homais ont relevé matin, midi et soir, en degrés centigrades et en degrés Fahrenheit la température et en millimètres les précipitations du jour, ils feraient mieux de lire tout Nerval, tout Hugo, tout Sand et en particulier Spiridion, les Quatre Évangiles et les Trois Villes de Zola, les pensums idéologiques, utopistes, historiques de Michelet, Leroux, Taine, Quinet, Blanqui, Sue, et aussi les pastis de mysticisme et de science, comme ceux de Comte, Renan, Mme Blavatski, Guénon, etc. Là se lit a libro aperto la nature du XIXe siècle et du nôtre. Leur vérité est dans la fiction, et non dans les documents, fussent-ils dits authentiques.
L’histoire littéraire est, comme l’histoire à laquelle elle emprunte ses méthodes et dont elle dérive, la discipline majeure du XIXe siècle fonctionnarisé : elle apparaît au moment où les cadres mentaux de la nouvelle religion, catacombes et panthéon, sont mis en place. Elle fait la dixneuviémité, elle est à l’image de son siècle, elle est de son âge : elle valorise donc le moderne ou l’original, à l’image de ce que croit être le XIXe siècle ou de la nouvelle religion qu’il établit. C’est à ce moment-là que le nom création cesse de désigner l’action de «faire exister quelque chose à partir du néant» pour s’appliquer à toute invention ou même à toute fabrication, et que des écrivains, des fonctionnaires, des artisans, des couturiers, des comédiens, sont baptisés créateurs. L’histoire littéraire réplique l’histoire. Les romantiques ont leurs préromantiques, comme la Révolution a ses signes annonciateurs, les inventeurs originaux leurs précurseurs, les créateurs leurs épigones, leurs disciples, leurs continuateurs. Toute œuvre annonce des œuvres futures et toute œuvre est un écho d’œuvres antérieures. Au néoclassicisme succède le romantisme; au romantisme le Parnasse; au Parnasse, le réalisme; au réalisme, le naturalisme; au naturalisme, le symbolisme; au symbolisme, le surréalisme, etc. Aux discontinuités apparentes ou aux ruptures de surface, Muray oppose les invariants. La dixneuviémité, qui fait l’identité du XIXe siècle éternel et à travers les âges, est commune à Nerval et à Blanqui, à Zola et à Taine, à Hugo et à Mme Blavatski, à Renan et à Lamartine, à Quinet et à Rimbaud, à Valentine de Saint-Point et à Guénon, à Breton et à Mitterrand, à Sartre et à Camus. De la littérature du XIXe siècle, les spécialistes disent qu’elle est réaliste et, ajoutent-ils, sociale. Il est vrai que, disant cela, ils reprennent une des idées que les écrivains et les critiques du XIXe siècle ont le plus souvent répétée, à savoir que l’homme est le produit de sa société ou que c’est la classe sociale à laquelle il est intégré qui le façonne : il est le produit du moment, du milieu, de la race ou de sa psyché. Pour illustrer cela, ils citent volontiers la concurrence avec l’état civil chez Balzac, la lanterne de Stendhal, le scalpel de Flaubert, les enquêtes de Zola sur le terrain, Les Misérables de Hugo, le roman feuilleton, le roman populiste, le social dans les lettres, etc. Le XIXe siècle aurait conçu un réalisme d’un nouveau type qui a pris pour objet, non pas l’homme dans sa nature, tel que les siècles ne le changent pas, comme ce fut le cas au XVIIe siècle, mais l’homme dans son milieu, défini par le lien social, caractérisé par les rapports qu’il entretient avec les autres ou par la position qu’il occupe dans la hiérarchie ou par la classe à laquelle il appartient. A partir de cet a priori, ont été développées les thèses sur la littérature bourgeoise ou d’essence bourgeoise, et ses antonymes, la prolétarienne et populaire. Dans ce cadre conceptuel, la littérature est un reflet : elle représente plus ou moins fidèlement ce qui est; elle copie le social; elle montre une autre société qui tient dans un livre et qui est condensée dans des phrases. Il suffit alors de savoir ce que disent les historiens de la société pour comprendre ce que montre le miroir littéraire. À l’opposé, pour Muray, la littérature ne reproduit pas ce qui est, mais elle le produit; elle ne représente pas la société, mais elle y donne de l’être. Le siècle est son œuvre. C’est dans la littérature qu’il se trouve concentré. Fermez les fenêtres et ouvrez les livres, le réel y est tout entier.
En fait, ce réalisme n’est social qu’en apparence. Il est tout entier confit en dévotion nouvelle religion ou en théologie new age. Ce qui est qualifié de réaliste, c’est la fidèle soumission à la nouvelle théologie, sa copie conforme, son équivalent verbal. Ainsi la lecture que les fonctionnaires de la pensée, qu’il vaut mieux ne pas citer, ont faite, à la lueur du phare marxiste, de l’œuvre de Balzac contredit ce que Balzac écrit dans la Préface à la Comédie humaine, à savoir le sens métaphysique ou théologique, tout à l’opposé du reflet fidèle de la société de son temps, qu’il a donné à cette comédie, qui tient de Dante, non de Marx. Au mieux, la lecture réaliste et sociologique de cette œuvre est un contresens, au pis c’est, dirait Flaubert, une blague hénaurme. Dans les deux cas, c’est une imposture. De tous les écrivains du XIXe siècle, il en est une dizaine qui, plus lucides que les autres, ont pris leurs distances vis-à-vis de la nouvelle religion et qui s’en sont gaussés avec une insolence allègre. Imaginons ce que devrait être, dans une école laïque, donc neutre, où serait interdit le prosélytisme, un manuel d’histoire de la littérature du XIXe siècle dans lequel ne seraient étudiés que les écrivains qui n’ont pas adhéré à la nouvelle religion, et non pas ses thuriféraires. Il tiendrait en cinquante pages. Musset, Chateaubriand, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Bloy y figureraient, pas les autres. Flaubert, de fait, mérite bien l’hommage que lui a rendu, involontairement bien sûr, Sartre, le grand dinosaure de l’occulto-socialisme, quand il l’a nommé l’idiot de la famille. Ce fut lui faire un immense honneur : dans la grande famille religieuse du XIXe siècle, il fait figure d’ignorant. Il est assez «spécifique» pour ne pas gober, comme ses confrères en littérature, les vaticinations mystiques ou religieuses qu’on leur a fourguées sous le nom de réel. Les écrivains qui sont proposés à l’admiration des lycéens et des étudiants ont quasiment tous été les adeptes joyeux ou honteux, involontaires ou prosélytes, de la nouvelle religion : Lamartine, Hugo, Sand, Lamartine, Zola, Comte, Leroux, Nerval, Quinet, Michelet. En France donc, l’État propage une religion, sa propre religion, la laïcité affichée étant, comme l’hypocrisie au XVIIe siècle, l’ample manteau qui couvre les vices. Voilà qui bouleverse l’histoire, littéraire ou idéologique ou politique, des XIXe et XXe siècles.
Il est, selon Muray, un texte qui, au beau milieu du XIXe siècle, analyse la montée en puissance de cette nouvelle religion. C’est un des rares écrits effectivement critiques qui ne verse pas dans la verroterie mystique et qui est tenu, en conséquence, pour un texte immonde ou archaïque ou tout ce que l’on voudra d’autre, comme s’il avait été écrit par le «ça» sortant en reptations lentes du ventre encore fécond de la Bête. L’auteur en est un pape qui savait écrire. C’est le Syllabus de 1864 ou «résumé renfermant les principales erreurs de notre temps qui sont signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Notre Très Saint Père le Pape Pie IX». Ainsi donc, le Vatican n’a pas d’autre rôle tout au long du XIXe siècle et du nôtre que de faire une critique des délires occultistes, spirites, positivistes, scientistes, utopistes ou nécromanciens de ces siècles, qu’il a déchiffrés, comme un philologue ou un paléographe peut le faire de manuscrits anciens. Ce «résumé» ou catalogue d’erreurs est éclairant, non seulement par l’allégresse ironique avec laquelle il a été écrit, mais encore par la lucidité avec laquelle le pape Pie IX analyse la dixneuviémité. Les membres du clergé n’auraient pas obtenu de leurs supérieurs un nihil obstat pour célébrer le texte d’un pape. N’ayant pas de supérieurs, Muray n’hésite pas à nager contre le courant, à prendre à rebrousse-poil, à aller là où les autres ne mettent pas les pieds. Il est tout entier dans cette référence incongrue et iconoclaste au Syllabus : à l’opposé des fonctionnaires qui pensent, leur antithèse, il écrit la légende du siècle, à savoir le conte à dormir debout auquel chacun est sommé de croire et aussi, conformément au sens latin de légende, ce que chacun doit lire pour perdre les illusions qu’il nourrit sur son temps.

L’auteur
Jean-Gérard Lapacherie est l'auteur d'articles savants publiés, entre autres revues, dans Commentaire, Le Débat, Poétique, Littérature, etc., ainsi que d'un Dictionnaire historique et culturel du Queyras publié ici, de «textes» de fiction, dont Les hégires de Khadija, Voyage sentimental, un roman europhone et polygraphe et, sous la signature de l'Abbé B***, d'un récit publié en 2010 aux Éditions Transhumances de Val-des-Prés. Il est membre du comité de rédaction de deux revues, Les Cahiers de l'Indépendance et Libres, et l'été, pendant deux mois, il s'évertue avec quelques amis à restaurer et à faire connaître le petit patrimoine d'une haute vallée des Alpes du Sud.