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01/03/2013
Pascal Pia ou la critique admirable, par Pierre Chalmin
Crédits photographiques : Michael Heinz (Journal & Courier/Associated Press).
À propos de Pascal Pia, Chroniques littéraires (1954-1977) ( préface de Jean-Jacques Lefrère, avec un cahier de photos inédites, Éditions du Lérot, 2012).
LRSP (livre reçu en service de presse).
Plutôt que l’outrecuidante critique du critique par excellence que fut Pascal Pia, nous proposons ici, en manière de présentation de l’extraordinaire recueil de ses Chroniques littéraires parues dans Carrefour, que viennent d’éditer les Éditions du Lérot, un portrait en creux de l’homme à travers ses goûts et sa méthode : un aperçu mosaïque, esquissé en piochant au long des 538 pages serrées (deux millions de signes) de l’ouvrage. Notre opinion inébranlable est que Pascal Pia fut un lecteur insurpassable. Relevons qu’un tel livre, monument d’érudition légère, permet au lecteur perspicace de faire en toute confiance le tri qui s’impose dans la production littéraire du siècle dernier, mais encore dans celle des siècles antérieurs; si bien que ne sachant rien, on pourrait se constituer une bibliothèque qui approcherait de l’idéal, rien qu’en se fondant sur ces Chroniques littéraires.
Les titres des passages cités sont de nous.
Introduction de Jean-Jacques Lefrère
«Carrefour était un «journal sans lecteur», attestait Pia, en se félicitant d'y bénéficier d'une «paix royale». [Émilien Amaury avait] en 1950, confié la rédaction en chef de Carrefour à Pia [...].
Pia s'était vu proposer par Amaury, qui connaissait ses difficultés, de donner dans chaque numéro de Carrefour un article substantiel sur [...] les livres qui l'intéressaient et sur le ton qui lui convenait.»
À Maurice Nadeau, dans une lettre du 7 mars 1969 : «Mes articles de Carrefour ne méritent en aucune façon d'être recueillis. Ils ne sont que dans une très faible mesure le reflet de mes goûts (bons ou mauvais) ou de mes curiosités. [...] Il serait extravagant d'attacher quelque importance à mes besognes de journaliste. Ce qui me les rend supportables, c'est précisément la conviction d'écrire sur du sable.»
À J.-J. Lefrère, le 22 novembre 1976 : «Nadeau est seul responsable de la publication du ramassis d'articles dont vous me louez avec plus de gentillesse que de pertinence. Je suis quant à moi sans illusions sur la valeur réelle de papiers toujours écrits en hâte [...]. Je ne peux vraiment donner que les résidus de ma fatigue. À mon heure dernière, je dirai : Ouf ! ».
«La lecture de ses chroniques donne l'impression de comptes rendus jetés sur le papier de manière directe et spontanée, comme on écrit une lettre au fil de la plume et de la pensée.
[...]
Cette érudition hors du commun était déjà légendaire [et] avait la particularité de s'associer à un refus, qui fut précoce, inexorable et constant, de toute mise en lumière personnelle.
[...]
Ce droit au néant n'a pas été accordé à Pia. En ce domaine, l'anecdote ne manque pas, comme le déplorait Mallarmé à propos d'un frère en malédiction, avant d'ajouter : «à quoi bon faire, centième, miroiter ces détails» ? S'il fallait néanmoins faire miroiter quelques «détails», ce serait sans doute la mort d’un père tombé en Champagne en septembre 1915, le départ du foyer maternel dès la prime adolescence, les mille et un petits métiers sur fond de bohème «anar», les premières rencontres littéraires, les éditions de curiosa, [...] l'aventure d'Alger républicain, le compagnonnage de Camus, la Résistance et le mouvement Combat, [...], les grands travaux d’érudition [...]» (pp. VII-XI).
Laurent Tailhade
«À quelque éloquence qu'il se soit élevé dans l'invective, son vocabulaire même révèle qu'il ne se proposait que de séduire. Pour lire Tailhade comme il convient, il faut d'abord savoir sourire» (p. 4).
Robert Mallet
«Ayant perdu la foi de bonne heure, M. [Robert] Mallet avait cherché dans ses lectures, sinon des révélations, du moins des éclaircissements et des lueurs. [...] Aussi ne trahirait-on pas le livre de M. Mallet (Une mort ambiguë) en prétendant discerner, à travers ses portraits de Gide, de Claudel et de M. Léautaud, le roman de l'écrivain célèbre figé dans son œuvre et tel qu'en lui-même changé avant que la mort ne soit venue» (p. 5).
Il n’y a de vérité nulle part, sauf en art
«Aussi s'explique-t-on que M. Marc Bernard ait préféré et continue de préférer, au rôle de chroniqueur, pour lequel il n'est pas fait, le rôle de conteur dans lequel il excelle [...]. Car il n'y a de vérité nulle part, sauf en art. [S]on aptitude à ne retenir de toute expérience que ce qui, vraiment, méritait d'être retenu. Je voudrais signaler chez M. Marc Bernard un certain accent, qui est du Midi et qui, loin d'altérer sa prose ou d'imprimer à celle-ci une allure de folklore, l'échauffe juste ce qu'il faut et la colore sans la farder […]. Je pensais à un accent du cœur plutôt qu'à un accent tonique [...].
En quelque lieu qu'il nous ramène, le conteur de Salut, camarades nous fait voir ce que nous n'avions pas su voir avant lui, ou redécouvrir dans toute sa fraîcheur, un spectacle dont nous n'avions gardé qu'une image pâlie» (p. 17-20).
Œnologie littéraire
«M. Maurette raconte tout cela posément, en phrases nettes et simples, que l'on suit avec plaisir, que l'on boit comme on boirait une bouteille d'un de ces vins clairs et fruités que les villes ne connaissent point et qu'en Champagne comme à Falicon, à Lamotte-Beuvron comme dans l'Aude, on ne trouve que sur place, dans le lieu qui les a produits. Ces vins-là n'ont souvent pour fidèles qu'un petit nombre d'amateurs qui s'écartent volontiers des grandes routes pour aller en boire : certains d'entre eux sont pourtant des meilleurs. Le livre de M. Maurette est aux romans classés ce que les vins que je viens de dire sont aux crus dont les Parisiens savent le nom» (p. 24).
Pages au goût de cendres
Albert Memmi, Agar : «Il ne leur reste plus qu'à se quitter, lui pour retrouver la communauté juive et s'y enfoncer, elle pour aller n'importe où, droit devant elle, à une mort solitaire probablement. Inutile d'ajouter que ces pages atroces, et qu'on sent ne pas mentir, ont un goût de cendres» (p. 32).
Sans intrigue ni artifices
«Médiocre liseur de romans, je m'attache en revanche assez aisément aux récits vécus, aux mémoires, aux bigarrures, aux recueils de notes, où un écrivain peut s'exprimer sans artifice, et sans avoir à se plier aux exigences d'une intrigue. D'autre part, je ne suis nullement fâché que les opinions et les goûts d'un auteur ne soient pas les miens. Il n'est pas mauvais d'être heurté par ce qu'on lit. On proteste, on rumine : finalement, on acquiesce ou, au contraire, on se sent affermi dans ses convictions et ses amours. Mais de toute manière, on n'a pas perdu son temps [...] M. Chardonne n'aura pas eu à se forcer beaucoup pour s'accommoder d'un sort plutôt enviable [...] À propos de «vie manquée», M. Chardonne soutient que «l'idée de vie réussie ou non est toute sociale, et même parisienne ou mondaine». Va pour l'idée de vie réussie, encore que je ne la croie pas moins provinciale que parisienne, mais je ne me risquerais pas à prétendre que l'idée de vie manquée ne soit qu'une considération d'ordre social» (pp. 41-43).
Valéry, mercenaire besogneux et préfacier pour gens du monde
«Plus je vais, plus je déplore que Valéry se soit surtout dépensé dans des écritures sur commande et des préfaces pour gens du monde. Il était nettement supérieur aux vagues besognes dont il s'est souvent laissé accabler» (p. 44).
Reverdy, un égal de Baudelaire
«À tort ou à raison, la rumeur villageoise (il habitait Montmartre) lui attribuait un caractère plutôt abrupt. J'incline à penser qu'il était simplement passionné, et si c'est là un défaut, du moins ce défaut aura-t-il eu chez lui pour contrepartie une scrupuleuse conscience de son art. Ses principaux recueils, Plupart du temps et Main-d'œuvre, où il a rassemblé presque tous les poèmes qu'il a écrits de 1913 à 1949, se signalent par une rare unité de ton et par un ton qu'il est seul à posséder [...]. Si la justice ne se dérobe pas obstinément, un jour viendra sans doute où la poésie de Reverdy n'aura plus à être étiquetée; où il suffira de la nommer, comme celle de Baudelaire, de Mallarmé ou de Corbière, pour que sa discrétion et sa fermeté soient aussitôt présentes à l'esprit. [...] Moraliste tranchant comme l'auteur des Fleurs du mal et, comme lui, aussi sensible qu'un écorché; capable, comme lui, de montrer un humour de condamné ou de bourreau; et non moins habité que lui par le sentiment de la mort» (pp. 53-4).
Des avantages de la littérature anonyme
«Je me demande parfois si toute notre science ne nous pousse point vers une succession de désastres. Nous savons déjà quels dangers nous font courir les succès des physiciens. L'érudition ne menace-t-elle pas, de son côté, les joies simples que nous destinaient le poème, le conte, le roman ? N'oblitère-t-elle pas notre goût, au point de nous incliner souvent au respect pour des ouvrages qui ne le méritaient guère ? [...] Imaginez que nous ne possédions que des ouvrages anonymes. [...] Avez-vous le sentiment que le XIXe siècle et le nôtre auraient réservé à Ruy Blas, Elle et Lui et à Bel-Ami l'accueil qu'ils leur ont fait ? Il me semble qu'une telle hypothèse peut être franchement rejetée» (p. 59).
Madame Sand, une délicatesse de concierge, Léautaud et Chamfort
«Au reste, peu importe, à mon sens, que Mme Sand ait été de ces personnes qu'on dit faciles [...]. Hélas, ses lettres et son journal intime montrent que George Sand n'était pas calomniée quand Baudelaire disait d'elle : «Bête, lourde, bavarde, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les femmes entretenues» [...]. Je resterai dans la littérature épistolaire en recommandant à qui, comme moi, aime Léautaud, le recueil posthume de Lettres à ma mère par les soins de Mlle Marie Dormoy [qui] écrit que Léautaud cachait sous un masque de dureté et de cynisme une douleur vraie. Ses lettres le confirment. À les lire, on comprend qu'il se soit senti proche de Chamfort qui avait dit qu’«en vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze». Le cœur de Léautaud s'était bronzé, mais il était plein de cicatrices. On le lui avait brisé de bonne heure, et plusieurs fois» (pp. 64-5).
«D'une déception, de plusieurs peut-être, il a su tirer une éthique, une hygiène, une santé morale à toute épreuve. On le lira comme on lit les auteurs et les livres qu'il appréciait : Le Neveu de Rameau, les pages choisies de Chamfort, Henri Brulard. Qu'importe que dès sa naissance ceux qui auraient dû être les siens l'aient abandonné ou traité avec indifférence, puisque, en définitive, ses livres sont là pour le dire, le sort l'a comblé» (p. 69).
Perret néologise
«M. Perret peut présenter son sloop comme l'un des rares bâtiments qui aient navigué, «jusqu'ici impunément, sous le régime de l'anarchie courtoise» [...]. Il ne se prive pas d'habiller à la mode de chez nous des mots étrangers dont l'emploi s'est répandu. Sous sa plume, le tramway se change en tramouet et l'ersatz en ersace : «Le premier devoir d'un Français à franc-parler, c'est de convertir à sa loi tout vocable importé [...]. La vérité est que j'appartiens à un réseau de résistance qui va de la subversion phonétique au terrorisme graphique» (pp. 88-9).